Cours d’histoire ancienne - Introduction à l’histoire de l’Asie occidentale, de M. Charles Lenormant



COURS
D’HISTOIRE ANCIENNE
PROFESSÉ
À LA FACULTÉ DES LETTRES, PAR M. CH. LENORMANT. —
INTRODUCTION À L’HISTOIRE DE l’ASIE-OCCIDENTALE.[1]

Sur les rives de l’Euphrate, dans la vallée du Nil, ont vécu autrefois des sociétés puissantes. L’organisation sociale des populations de Babylone et de Thèbes a précédé de plusieurs siècles la civilisation européenne d’Athènes et de Rome. Le rapport de priorité est-il le seul rapport qui ait existé entre les vieilles monarchies de l’Orient et les sociétés grecque et latine ? que doivent les derniers venus à leurs devanciers ? les uns et les autres appartiennent-ils à une même famille, ou bien faut-il admettre que des races diverses se soient heurtées, travaillant mutuellement à se détruire ? combien de familles humaines, combien de langues diverses ont figuré dans l’histoire du passé ? quelles influences ont exercées les uns sur les autres tous ces peuples d’autrefois, dont quelques-uns n’ont laissé que des souvenirs ?

La réponse à toutes ces questions, la solution de tous ces problèmes, se trouvait sur les tablettes de cette vaste bibliothèque d’Alexandrie, fondée par Ptolémée-Philadelphe, enrichie par ses successeurs, et détruite par les soldats de Jules César ou par les Arabes musulmans. Là se trouvait l’histoire de la monarchie égyptienne, écrite en langue grecque par le prêtre Manéthon ; là se trouvaient les annales babyloniennes de Bérose, et, près de ces deux compositions capitales, les écrits d’une foule d’autres historiens dont il ne nous reste plus que les noms. De Manéthon, de Bérose, il n’est venu jusqu’à nous que des listes arides, mutilées, que des calculs fondus et refondus par les chronologistes chrétiens, que des chiffres et des noms altérés. Si donc les inscriptions des briques de Babylone et des rochers de l’Arménie, si les inscriptions des vieux temples de Thèbes et de ses grottes sépulcrales ne nous viennent en aide quelque jour, il est à craindre que le voile dont est couvert tout l’ancien monde ne soit jamais entièrement soulevé. Nous possédons, il est vrai, les livres sacrés des Hébreux qui n’avaient rien à redouter des désastres d’Alexandrie ; mais le peuple juif n’a jamais pris une bien grande part aux mouvemens qui ont agité toutes les populations de l’Asie : cependant, rattachés aux Chaldéens par leur origine, esclaves des Égyptiens pendant plusieurs siècles, ils ont pu nous donner, sur ces deux peuples qui se partagèrent l’empire de l’Orient, des renseignemens précieux. Nous trouvons, en effet, dans les livres du législateur hébreu, un tableau des races humaines. Ceux qui refusent à Moïse l’infaillibilité résultant d’une inspiration divine, doivent admettre au moins que ce prophète a pu, par des moyens tout humains, bien connaître les diverses populations d’une partie de l’ancien monde. Tout ce dont il nous parle, inspiré ou non, il pouvait et devait le savoir ; ce n’est pas sans motif qu’on attache à ses récits une grande importance : d’une part, il est bien instruit, nous devons le supposer ; d’autre part, il est le seul dont les écrits soient venus tout entiers jusqu’à nous.

C’est donc au législateur des Hébreux que s’adresse M. Lenormant, chargé de suppléer M. Guizot dans la chaire d’histoire moderne de la faculté des lettres, pour savoir quelles races avaient élevé les merveilleux édifices de Babylone et les prodigieux palais de Thèbes. Recherchant dans l’Orient les origines de la civilisation grecque, il veut dès l’abord établir les caractères distinctifs, les ressemblances et les différences qui rapprochaient ou éloignaient les unes des autres ces grandes familles humaines auxquelles appartient tout le passé. Bien des essais ont été tentés déjà pour refaire l’histoire des vieux temps ; bien des écrivains jusqu’ici ont fait et refait l’histoire ancienne ; M. Lenormant essaie de la refaire à son tour. Son entreprise est louable. Il annonce un édifice entièrement neuf ; nous aimons à croire qu’à la nouveauté se joindra la solidité, et nous accepterons volontiers une bonne histoire toute neuve du passé, à la place de l’histoire moderne que nous promettait le titre de la chaire de M. Guizot.

Redire ou plutôt refaire tout le passé, la tâche est vaste. « Le lecteur prudent, nous dit le jeune professeur, s’effraiera peut-être avec moi des difficultés que présente l’exécution du plan que ce discours développe : pour le rassurer, il me sera permis peut-être d’annoncer que j’ai déjà franchi, tant bien que mal, les plus graves difficultés. Dieu aidant, je ferai le reste. » On voit que l’auteur sait allier avec la modestie la confiance dans les secours d’en haut.

Pour que les renseignemens donnés par Moïse sur les anciennes populations de l’Asie aient quelque valeur, il faut qu’il soit établi d’abord que ces renseignemens viennent bien de Moïse ; par conséquent, la première chose que veut prouver M. Lenormant, c’est l’authenticité des cinq livres qui portent le nom du législateur hébreu. Cette authenticité lui paraît résulter : 1o  de l’unité de doctrine que l’on remarque dans ces livres ; 2o  de quelques contradictions que l’on y a signalées. Suivons-le dans le développement de ces deux points.

Certains critiques, voyant dans la Genèse un dieu nommé Elohim, qui crée par la parole, puis un dieu nommé Jehovah, qui crée en façonnant la matière avec les mains, comme ferait un ouvrier, ont prétendu que le premier des cinq livres attribués à Moïse n’était autre chose qu’un amalgame de croyances diverses, et que par conséquent on n’y saurait reconnaître l’œuvre d’un législateur. M. Lenormant répond à cette objection de la manière suivante.

Le point de départ de la doctrine exposée par Moïse était une trinité. « Les patriarches avaient retranché le personnage féminin, déification de la matière. » Premier pas vers le spiritualisme. Il ne restait plus que « le dieu suprême, la source divine, le dieu père, Elohim ; et le dieu secondaire, l’émanation, le démiurge, Jehovah. » Dans le récit de la Genèse, nous voyons figurer à la fois ces deux dieux, et la création toute spirituelle du dieu Elohim « est entachée d’imperfection par la présence du démiurge, legs des patriarches, que Moïse sans doute n’a point osé effacer. » On sent que Moïse « bâtit avec des matériaux d’une nature encore imparfaite ; la croyance au dieu père et au dieu fils lui avait été léguée par un passé qu’il respectait ; » mais, voulant faire un nouveau pas vers le spiritualisme, il amoindrit, autant qu’il est en lui, la personne du démiurge, qui, comme nous venons de le dire, entache d’imperfection la création toute spirituelle d’Elohim. Non, je me trompe, c’est le contraire que fait Moïse. À l’aide d’un artifice de logique qu’il ne m’a point été donné de saisir, Jehovah, qui tout à l’heure représentait la création matérielle, et entachait d’imperfection la création d’Elohim, devient, avant la fin du paragraphe, le représentant « par essence de l’être et de l’esprit, » tandis que le dieu père, qui tout à l’heure représentait la création spirituelle, arrive à se confondre « avec la matière première ou le chaos panthéistique ; » si bien que Moïse « amoindrit, autant qu’il est en lui, la personne même du père, en tant que cette personne, par sa nature universelle et compréhensive, implique encore une déification confuse de la matière. » Son but, on le voit, est de faire du fils le dieu unique des Hébreux.

Tout cela est neuf, assurément, très neuf, et n’était cet artifice de logique qui fait passer le père et le fils chacun à son tour par la matière et par l’intelligence, tout cela pourrait être clair. J’avoue franchement que je me suis tout-à-fait perdu dans ces évolutions du père et du fils, et que j’aime mieux accepter de confiance l’unité de la doctrine exposée dans la Genèse. Passons au second point : l’ancienneté du Pentateuque, prouvée par les contradictions qu’il renferme.

Les contradictions dans un livre historique semblent annoncer que des mains diverses ont concouru à sa composition. Des contradictions signalées dans les livres de Moïse ont porté certains critiques à regarder ces livres comme l’œuvre d’un compilateur, venu bien long-temps après le législateur juif. M. Lenormant combat cette objection avec beaucoup plus de clarté qu’il n’en a mis dans la discussion précédente.

Que le Pentateuque soit l’œuvre de Moïse, ou qu’il soit une compilation publiée sous son nom long-temps après lui, dans l’un et l’autre cas, il faut trouver une explication aux contradictions signalées. Lequel des deux. Moïse ou le compilateur, avait le plus d’intérêt à ne point laisser subsister des taches pareilles ? Évidemment c’est le compilateur, jaloux qu’il devait être de prévenir et d’écarter les objections que l’on pouvait élever contre l’ancienneté revendiquée par lui pour l’œuvre dont il était l’auteur. Si donc l’on peut dire que le compilateur tardif a laissé subsister les contradictions signalées comme n’ayant « aucun inconvénient notable, il est aisé d’en dire autant de l’écrivain primitif, bien moins soucieux de se répéter et de se contredire, puisqu’il n’avait aucunement à se donner pour ce qu’il n’était pas. » Qu’importaient à Moïse, en effet, les contradictions ? Il n’avait point à craindre qu’on s’en fit une arme pour lui contester l’antiquité de la doctrine qu’il annonçait ; il la donnait comme nouvelle. Sa position était tout autre que celle d’un compilateur qui veut tromper sur l’origine de son livre. Tout cela, du moins, est aussi clair que neuf ; je n’ose ajouter que tout cela est également démonstratif en faveur de l’authenticité du Pentateuque. Mais j’aime à croire que cette authenticité repose sur d’autres preuves moins neuves peut-être que celles du jeune professeur, mais non moins solides cependant ; et j’adhère volontiers à cette conclusion : le Pentateuque est l’œuvre de Moïse. Ce point établi, passons à l’examen des renseignemens que Moïse nous a transmis ; je veux dire, examinons l’usage qu’en a fait M. Lenormant.

Dans le chapitre x de la Genèse, Moïse cite les trois fils de Noé, Sem, Cham et Japhet, comme ayant donné naissance à trois grandes familles ; et sous le nom de chacun d’eux il range les populations diverses dont ces familles étaient composées. D’après quel caractère a-t-il entendu distinguer ces trois groupes ? A-t-il été guidé par quelque ressemblance physique, ou bien par l’identité du système religieux, ou bien encore par la communauté de langage, ou enfin par quelque autre rapport ? Nous l’ignorons entièrement ; le texte de Moïse ne nous offre qu’une aride nomenclature de noms propres. Première difficulté. Admettons qu’en traversant des milliers d’années pour arriver jusqu’à nous, chacun de ces noms propres se soit conservé pur de toute altération ; nul d’entre eux ne nous peut servir sans avoir été préalablement assimilé à quelque dénomination conservée dans les écrits des Grecs et des Latins ; or, nous savons à quel point les Grecs et les Latins ont altéré les noms orientaux, et comment à ces noms ils en ont fréquemment substitué d’autres tout-à-fait différens. Si nous n’avions d’autre guide que l’oreille, qui de nous, dans les Égyptiens, reconnaîtrait le Misraïm de Moïse ? Qui, dans les Éthiopiens, les Libyens, les Phéniciens, reconnaîtrait Chus, Phuit, Chanaan ? Deuxième difficulté. C’est à désespérer d’obtenir du chapitre x le moindre éclaircissement. Cependant M. Lenormant n’a point reculé devant les difficultés que je viens d’indiquer ; il s’est plu même à leur en adjoindre d’autres, ainsi qu’on va le voir.

Les écrits de Moïse ne sont pour M. Lenormant qu’une œuvre historique ordinaire, soumise par conséquent aux mêmes chances d’altération que tous les autres livres arrivés jusqu’à nous à travers les mains de mille copistes. Le jeune professeur reconnaît qu’on a dû y introduire successivement des gloses ou scholies et des interpolations faites dans un but politique ou religieux ; il admet en particulier que le tableau des descendans de Noë a dû être complété postérieurement à Moïse. Assurément cette manière de voir n’amoindrit point la seconde des difficultés que nous avons signalées ; bien loin de là. Il y a plus : M. Lenormant admet comme appartenant à une même population, les dénominations semblables ou à peu près semblables, qui se rencontrent, soit dans la même généalogie, soit dans les généalogies parallèles de Sem, de Cham et de Japhet. Quand je dis à peu près semblables, j’entends que M. Lenormant admet l’identité des noms toutes les fois que les lettres dont ils sont composés sont susceptibles de permutation dans les divers dialectes d’une même famille de langues ; c’est bien là une difficulté nouvelle ajoutée aux précédentes.

Du principe admis par M. Lenormant, il résulte nécessairement l’apparition d’un certain nombre de contradictions dans les récits de Moïse. On pourrait, dans ces contradictions, voir un embarras ; pas du tout. M. Lenormant y voit d’abord une preuve de la parfaite bonne foi de l’écrivain ; en effet, dit-il, « si Moïse avait été préoccupé d’un système, s’il avait fait violence aux faits pour mieux l’établir, son premier soin sans doute eut été de faire disparaître les contradictions qu’il trouvait entre les traditions reçues. » Bien plus, l’apparition du même nom ou d’un nom à peu près semblable, dans les rangs des descendans de Cham en même temps que dans ceux des fils de Sem, a mis M. Lenormant sur la trace d’un fait fort important, celui des amalgames réitérés des fils de Sem avec les fils de Cham. Ces amalgames, en effet, expliqueraient fort bien la confusion introduite dans les généalogies ; les races mêlées se rattachant tantôt aux Sémites, tantôt aux Chamites.

C’est à l’aide de deux principes différens que M. Lenormant supplée au silence de Moïse sur le caractère distinctif des trois grandes familles. Les fils de Japhet, que Moïse connaissait à peine, sont par lui classés d’après l’identité de langage ; tel est le premier principe. Les fils de Cham, que Moïse connaissait mieux, sont classés d’après la ressemblance physique ; deuxième principe. Quant aux fils de Sem, que Moïse connaissait fort bien, M. Lenormant ne dit point d’après quel rapport ils avaient été classés. Il y avait bien entre eux communauté de langage, mais ce langage étant aussi celui de quelques populations de la race de Cham, ne peut être considéré comme caractère distinctif.

À ces deux principes, en ajoutant un troisième qui consiste à établir la synonymie entre les noms orientaux et les dénominations grecques ou latines, uniquement à l’aide de l’oreille, toutes les fois qu’il n’y a point de motif d’agir autrement, M. Lenormant est conduit à des conséquences fort curieuses ; nous allons les passer en revue.

Premièrement, les noms des fils de Japhet ne pouvant être assimilés qu’à l’aide de leurs consonnances, M. Lenormant use largement, à leur égard, du troisième principe dont nous venons de parler. Gomer, ce sont les Cimmériens ; Magog représente les Massagétes ; Madai, les Médes ; Javan, les Ioniens ou les Grecs, etc. ; Elisa, fils de Javan, ce sont les Hellènes ; Tharsis, les habitans de Tarse, c’est-à-dire les Ciliciens ; Cethim, les habitans de Citium, c’est-à-dire les Cypriotes ; Dodanim ou Rodanim (on lit l’un ou l’autre), les habitans de Dodone ou les Rhodiens. Dans cette synonymie, nous voyons figurer les Grecs ; or, l’idiome des Grecs est un des dialectes de la grande famille de langues que l’on désigne aujourd’hui sous le nom de indo-germanique ; nous arrivons donc à ce fait capital : tous les Japétiques de Moïse sont des indo-germains. « À ce tableau de la race indo-germanique donné par Moïse, dit M. Lenormant, il ne manque que les Indiens et les Germains. »

Pour établir la synonymie de la race de Cham, nous avons fort heureusement des secours autres que la consonnance des noms ; je dis fort heureusement, car, certes, nous n’eussions pas reconnu les Égyptiens, les Éthiopiens, les Libyens et les Phéniciens, sous les formes Misraïm, Chus, Phut et Chanaan, aussi facilement que nous avons pu saisir les Médes dans Madaï et les Grecs dans Javan. Appliquant à cette race le deuxième de ses principes, M. Lenormant en bannit complètement les populations noires. « En effet, dit-il, si tous les fils de Cham sont réellement frères, il suffit de savoir que les Égyptiens et les Phéniciens étaient de race blanche, pour déclarer qu’aucun des chamites n’était noir. » Assurément ce n’est pas une chose sans importance et surtout sans nouveauté qu’une pareille conclusion. M. Lenormant est incontestablement le premier qui ait revendiqué la couleur blanche et l’origine asiatique pour toutes les populations libyennes et éthiopiennes. Nous marchons, on le voit, de plus neuf en plus neuf.

À la couleur blanche ne se borne pas la ressemblance des Chamites avec les fils de Sem. Nous avons vu plus haut l’amalgame de ces deux races résulter de certaines contradictions du texte de Moïse, ce qui nous indiquait déjà des rapports assez étroits. Maintenant M. Lenormant nous annonce l’identité fondamentale, ou, si l’on veut, l’identité originelle du langage chez les uns et les autres. « L’on ne trouve pas, dit-il, plus de différence entre l’Hébreu, par exemple, et l’Égyptien, qu’entre l’Hébreu et tout autre rameau de la famille sémitique. » La découverte est assez importante ; l’auteur l’annonce avec assez de modestie et d’assurance tout à la fois, pour qu’il faille nous y arrêter quelque peu. « Pour être sincère, dit M. Lenormant, je dois avouer que le résultat auquel je crois être parvenu n’est point le fruit d’une étude complète des deux sources auxquelles j’ai dû puiser. Ce sont les inductions historiques qui se rattachent à l’occupation la plus habituelle de ma pensée, qui m’ont fait chercher les rapprochemens sur lesquels je m’appuie ; mais si ces rapprochemens n’avaient point été de la nature la plus évidente, je crois pouvoir me rendre la justice de dire que je ne m’y serais point arrêté. Tout au contraire, à peine ai-je commencé cette recherche, que j’ai vu jaillir à mes yeux une lumière si abondante, qu’il m’a été impossible de me refuser au témoignage de mes yeux. J’ai réuni un certain nombre d’exemples qui prépareront le lecteur à la conviction que j’ai acquise. »

L’abbé Barthélemy, à une époque où la langue égyptienne commençait à peine à être connue en Europe, écrivit quelques réflexions générales sur les rapports des langues égyptienne, phénicienne et grecque. Frappé de certaines analogies ou ressemblances, il arrivait à conclure l’existence d’une langue primitive commune à tous les peuples de l’ancien monde connu. Ces conjectures ingénieuses ont disparu devant une étude plus approfondie de la langue égyptienne, et depuis cette époque il a été généralement admis que, si le phénicien et le grec avaient quelques rapports avec l’égyptien, ces rapports étaient purement fortuits et du nombre de ceux qui peuvent exister entre choses tout-à-fait différentes.

M. Lenormant reprend aujourd’hui la moitié de la thèse que soutenait l’abbé Barthélemy ; je dis la moitié, parce qu’il passe sous silence les ressemblances avec la langue grecque, dont il n’a pas besoin. M. Lenormant, aux argumens de Barthélemy, que je ne rappellerai point ici, joint d’autres argumens qui lui sont propres. Ce sont ces derniers que nous allons examiner. « Un objet d’étude, dit-il, non moins propre à amener la persuasion, consisterait à choisir un radical sémitique (hébreu, par exemple), qu’on réduirait à l’élément primitif monosyllabique, et qu’on suivrait ensuite dans toutes ses phases, à travers les divers dialectes. Je ne doute pas que, dans un tel travail, on ne pût intercaler les formes égyptiennes tout aussi bien qu’on a pu ranger les mots éthiopiens dans les vocabulaires comparés des idiomes sémitiques. C’est ainsi, continue-t-il, qu’on démontrerait les rapports du mot copte sêou être rassasié, avec les mots hébreux sfa, sba, qui ont une signification analogue. » Sur ce premier exemple, je ferai remarquer que la finale ou du mot égyptien paraît n’être point autre chose qu’une désinence passive, ce qui écarterait toute ressemblance.

Deuxième exemple. « La science, la connaissance, s’explique par l’emploi métaphorique du mot de plénitude, La science est la plénitude et la nourriture de l’esprit. Au copte sbo, science, nous trouvons à comparer un mot arabe, signifiant il a contenu, il a renfermé dans son cœur, etc. Horapollon, sur l’autorité duquel s’appuie M. Lenormant pour assigner au mot sbo le sens de plénitude de l’esprit, Horapollon dit que celui dont la nourriture est assurée apprend les lettres, et que celui pour lequel il n’en est pas de même apprend un métier. De là vient, ajoute-t-il, que le mot sbo, signifiant instruction, s’interprète nourriture complète. On voit qu’il n’est nullement question ici de la plénitude et de la nourriture de l’esprit. Passons au troisième exemple.

« L’idée de temps et celle de complément sont identiques (je cite textuellement). Les temps sont accomplis ; c’est une métaphore des plus communes. Les Égyptiens expriment aussi l’idée de temps par le mot sêou. À ce mot copte répond l’hébreu souf, fin, complément, etc. » L’identité résultant de ce que deux idées sont fréquemment employées ensemble ! J’aime mieux croire que je n’ai pas compris.

Quatrième exemple. « L’idée de remplir et celle d’accumuler sont très voisines ; l’hébreu dit isf, il a accumulé, il a ajouté ; l’égyptien exprime par souo, le blé, le grain que l’on amasse. » Je saisis difficilement le rapport qui rattache l’idée blé à l’idée accumuler ; tout objet susceptible d’être accumulé figurerait ici tout aussi convenablement que le blé.

« Je continue, dit M. Lenormant à la suite de ce quatrième exemple, je continue d’indiquer les différens emplois du même radical, sans plus marquer la liaison des idées, que l’esprit du lecteur suivra de lui-même. » Nous avons eu trop de peine à le suivre quand il marquait la liaison des idées, pour être tentés de le faire quand cette liaison cesse d’être marquée. Nous bornerons donc aux exemples ci-dessus l’examen des considérations neuves exposées par M. Lenormant. Ces exemples suffisent et au-delà pour démontrer, non pas l’identité fondamentale de la langue égyptienne et de l’hébreu, mais la pleine bonne foi de l’auteur lorsqu’il nous disait plus haut : « Le résultat auquel je crois être parvenu, n’est point le fruit d’une étude complète, etc. » Sans nul doute, M. Lenormant ne se serait point arrêté aux rapprochemens que nous venons de voir, s’ils n’avaient été pour lui de la nature la plus évidente, nous aimons à lui rendre cette justice, tout comme il se la rend à lui-même ; il a vu « jaillir à ses yeux une abondante lumière, » nous sommes loin de le contester. Mais nous pensons que l’on doit se tenir sur ses gardes, quand par hasard on saisit à première vue des similitudes fondamentales entre deux objets dont on ne connaît bien ni l’un ni l’autre. Nous pensons qu’il faut alors se défier de l’abondance de la lumière ; car de pareille abondance il n’est trop souvent résulté que des éblouissemens. Vues de loin, bien des choses se ressemblent ; approchez, ce sera blanc et noir. Mais c’est m’arrêter trop long-temps ; je conclus en disant que si la blancheur de tous les fils de Cham est un point que l’on puisse concéder au jeune professeur, il n’en est pas de même de l’identité fondamentale des idiomes chamites et sémites.

Arrivons enfin à la race de Sem. J’ai dit que M. Lenormant, caractérisant le groupe des populations japétiques par la communauté de langage, et celui des populations chamites par la communauté de couleur, n’avait assigné à la race de Sem aucun signe distinctif. Cela n’est pas entièrement exact. M. Lenormant regarde la race de Sem comme une race secondaire, tandis qu’il fait des deux autres des races primitives. Sur quoi base-t-il cette distinction ? Les rapports qu’il a cru voir entre l’idiome des Sémites et celui des Chamites, les amalgames qu’il a supposés entre ces deux grandes familles, l’ont bien mis sur la voie ; mais c’est un passage de l’historien Justin qui l’a conduit à soulever entièrement le voile sous lequel jusqu’à lui se cachait la vérité. Arrêtons-nous quelques instans sur ce passage curieux qui modifie et complète les récits de Moïse d’une manière tout-à-fait inattendue.

Justin, abréviateur de l’histoire universelle de Trogue-Pompée, cite Ninus, le fondateur de l’empire assyrien, comme le premier souverain qui ait tenté d’accroître sa puissance par des conquêtes. Il est vrai, ajoute-t-il, que, dans les temps antérieurs, nous trouvons un Vexoris, roi d’Égypte, et un Tanaüs, roi des Scythes, dont le premier alla jusqu’au Pont-Euxin et le second jusqu’à l’Égypte ; mais l’un et l’autre, laissant tranquilles leurs voisins, allaient au loin chercher, non point un accroissement à leur empire, mais seulement de la gloire pour leurs peuples. Cette manière de présenter les faits semble annoncer que notre historien ne croit pas bien fort à l’authenticité de ce tournoi chevaleresque. Quoi qu’il en soit, Vexoris, arrivé sur les bords de l’Euxin, envoie sommer les Scythes de le reconnaître pour suzerain ; les Scythes lui répondent très cavalièrement, et, sans l’attendre chez eux, ils se mettent en devoir de l’aller trouver ; Vexoris, effrayé de leurs démonstrations, abandonne son armée et se réfugie précipitamment dans ses états. Les Scythes, profitant de l’occasion, s’emparent de l’Asie jusqu’à l’Égypte où ils ne pénètrent point ; comme le dit très expressément notre historien ; leur domination sur l’Asie dura quinze siècles, après lesquels cette contrée leur fut enlevée par Ninus, le fondateur de la monarchie assyrienne. Tout cela, on le voit, remonte bien haut ; quinze cents avant Ninus, que l’on regarde comme le contemporain d’Abraham, c’est une époque antédiluvienne ; aussi notre historien, tout en relatant ces vieilles conquêtes, a-t-il bien soin d’ajouter que, dans la réalité, le premier empire qui se soit agrandi par des conquêtes, est l’empire assyrien. C’est par inadvertance que M. Lenormant suppose, d’une part, que la conquête de l’Égypte dut être la suite du défi porté aux Scythes par le roi Vexoris, et, d’autre part, que cette conquête est celle dont il est fait mention dans les fragmens de l’histoire égyptienne de Manéthon ; c’est par inadvertance, sans nul doute, car d’un côté Justin dit expressément que les Scythes ne pénétrèrent pas en Égypte, et, d’un autre côté, il nous apprend que le défi en question est antérieur de quinze siècles à l’empire d’Assyrie. Or, cet empire avait atteint déjà le maximum de sa puissance, lorsque l’Égypte fut envahie par les hordes phéniciennes ou arabes dont parle Manéthon. Ce serait assurément, comme le dit M. Lenormant, « ce serait un assez beau résultat que celui qui donnerait la démonstration de l’identité des conquérans de l’Égypte avec les Scythes. » Mais il faut renoncer à trouver ce beau résultat dans les compilations tardives de Trogue-Pompée. Nous verrons un peu plus loin si l’on ne pourrait l’obtenir par une autre voie ; pour le moment, il nous reste à examiner une seconde assertion de Justin non moins importante que la précédente.

Entre les Scythes et les Égyptiens, dit cet historien, il y a eu de longues disputes au sujet de l’ancienneté de leur origine. Diu contentio de generis vetustate fuit. Chaque peuple de son côté, apportant les argumens qui lui semblaient militer en sa faveur, la victoire fut chaudement disputée. Enfin, cette lutte, bien innocente assurément et bien peu meurtrière, se termina à l’avantage des Scythes. Leurs raisons furent jugées supérieures à celles de leurs antagonistes, et depuis lors ils passent pour être plus anciens que les Égyptiens. M. Lenormant a peut-être pris ce passage un peu trop au pied de la lettre, quand il y a vu « qu’il existait une inimitié invétérée entre les Scythes et les Égyptiens. » Les expressions de generis vetustate modifient quelque peu le diu contentio fuit. M. Lenormant va peut-être trop vite, quand, donnant « un peu plus d’extension à cette rivalité des Scythes et des Égyptiens, » il substitue aux uns toute la race de Japhet, aux autres toute la race de Cham, et voit, dans les paroles de Justin, « les peuples de Cham et ceux de Japhet préparés dès l’origine des choses à une lutte qui ne s’arrêtera qu’à l’extinction presque totale de la plus faible des deux races ; » et surtout quand il conclut que dans l’origine il n’y avait, en Asie, « que des Japétiques et des Chamites, et que les Sémites sont un produit du mélange postérieur de ces deux races. » Il n’est pas facile, en effet, de concevoir comment, du contact de deux races primitives, préparées dès l’origine des choses à une lutte acharnée, il a pu résulter une race secondaire, aussi nombreuse, aussi puissante que la race de Sem. Assurément il faudrait bien des siècles d’une inimitié invétérée, pour qu’il en pût sortir quelque résultat semblable ; à voir les choses comme le vulgaire, il semblerait que c’est non pas une inimitié, mais une amitié invétérée qu’il eût fallu en pareil cas. Ce serait une chose bien neuve que la race de Sem résultant d’une rage de destruction qui pousse les uns contre les autres les Japétiques et les Chamites. Y a-t-il donc raison suffisante pour soutenir en face à Moïse qu’il se trompe (p. 296), quand il déclare sœurs les familles de Sem, de Cham et de Japhet ? Je ne me charge point de décider ; mais je pense que Trogue-Pompée et son abréviateur Justin n’ont rien à faire dans cette question, et que la guerre d’argumens dont ils parlent a été faite, non point par les Scythes et les Égyptiens en personne, mais seulement à l’occasion des Scythes et des Égyptiens ; je pense en outre que de cette guerre il n’est jamais résulté la moindre mésintelligence entre les uns et les autres.

Cependant, indépendamment des dires de Trogue-Pompée, M. Lenormant ne renonce point à mettre les Scythes aux prises avec les Égyptiens. Les grandes scènes militaires, copiées sur les vieux monumens de l’Égypte, nous représentent les rois de la dix-huitième dynastie faisant une guerre continuelle à des étrangers dont le nom, déchiffré à l’aide de l’alphabet phonétique, se lit Scheto. De Scheto à Scythes, il n’y a qu’un pas ; et ce pas, M. Lenormant le franchit sans hésiter. Certainement Scheto représentera les Scythes au moins aussi bien que le Magog de Moïse. Mais ce qui nous donne à réfléchir, c’est que, d’une part, les fragmens de Manéthon signalent les pasteurs conquérans de l’Égypte comme des Phéniciens ou des Arabes ; c’est que, d’autre part, les Grecs, qui du Magog des Orientaux ont fait les Scythes, altéraient étrangement les noms propres, de sorte qu’avec eux il faut grandement se défier des ressemblances ; c’est que, enfin, le groupe qu’on lit aujourd’hui Scheto, pourrait fort bien se lire autrement : ce groupe, en effet, se compose de deux parties, dont la première, dans l’inscription bilingue de Rosette, représente constamment l’idée autre, en égyptien ke ; de sorte que la lecture nischeto pourrait bien quelque jour se transformer en un mot du genre de nikejoou, nom que portait une des villes du littoral de l’Égypte, et qui répond exactement au grec alloethnes, les étrangers. Dans la traduction qu’il nous a donnée des inscriptions gravées sur un obélisque à la gloire de l’un des rois de la dix-huitième dynastie, Hermapion nous apprend qu’il a sauvé l’Égypte en triomphant des étrangers, tou alloethnous. Rien ne prouve qu’il n’y eût pas des Scythes dans les hordes qui jadis envahirent l’Égypte, et s’y maintinrent pendant plusieurs siècles ; mais aussi nous devons dire que le mot Scheto, quand il serait incontestable, ne semblerait pas suffisant pour démontrer la présence de ces peuples dans la vallée du Nil.

Nous ne nous arrêterons point à ces tableaux ethnographiques, trouvés dans les tombes royales de l’Égypte, et que M. Lenormant rapproche des récits de Moïse. Il y reconnaît les Chamites, représentés par les Égyptiens de couleur rouge ; les Sémites, au teint blanc et aux cheveux noirs ; les Japétiques, aux yeux bleus, aux cheveux cendrés ou blonds. Comme ces personnages divers sont appelés indifféremment Namou et Tamhou, noms du même genre que Scheto ; comme les comparaisons établies par M. Lenormant reposent uniquement sur des accessoires de forme, de couleur, d’accoutrement, qui probablement sont en partie conventionnels, il est difficile de considérer de pareils rapprochemens autrement que comme un jeu d’imagination. Sous cette désignation générique de Namou et de Tamhou, il reconnaît ici des Juifs, là des Arabes, plus loin des Chaldéens, puis des Assyriens, etc. ; de là force conjectures sur les connaissances et les conquêtes des Égyptiens. C’est tout naturel ; en pareil chemin, il n’y a point de raison pour s’arrêter. Une chose, entre autres, m’a frappé dans cette longue digression, ce sont les conséquences que tire M. Lenormant des longs yeux fendus en amande ; involontairement je me suis rappelé que, dans les peintures égyptiennes, tous les personnages indistinctement ont de longs yeux fendus en amande.

Quant aux Hébreux captifs en Égypte que M. Lenormant a retrouvés dans les peintures des grottes sépulcrales de l’Heptanomide, ou Égypte moyenne, ils ne sont autre chose que le résultat d’une méprise. Ce tableau représente une petite caravane de namou armés, conduisant avec eux leurs femmes, leurs enfans, et plusieurs ânes chargés. Dans la légende explicative, M. Lenormant a cru voir qu’il était question de surveillans et de captifs ; il en a conclu, malgré les armes qu’ils portent, que ce sont des namou à l’état d’ilotisme, et que, par conséquent, il y a toute raison de les regarder comme des Hébreux. Mais le groupe hiéroglyphique dans lequel il voit des surveillans, donne à la lecture un mot dont l’analogue dans la langue égyptienne signifie marchand. Quant au symbole de captivité dont le nom de ces marchands est accompagné, il nous rappelle la précaution prise par les frères de Joseph quand ils vinrent habiter l’Égypte. D’après le conseil de Joseph, ils s’annoncèrent comme ayant toujours été les esclaves du roi. Les prétendus ilotes ne sont donc autre chose, selon toute apparence, qu’une de ces caravanes de marchands qui, dans tous les temps, sont allés vendre aux Égyptiens les produits de l’Asie. Cela étant, peu nous importe la date du tableau et celle du roi Osortasen, qui s’y trouve mentionné. Quand je dis Osortasen, c’est peut-être Osorthon que je devrais dire, car les papyrus bilingues du musée de Leyde nous montrent le t suivi d’un s dans l’écriture égyptienne, rendu fréquemment par le th grec.

Je n’ai point la prétention d’avoir signalé tout ce qu’il y a de neuf dans le livre de M. Lenormant. Il eût fallu m’étendre outre mesure ; il m’eût fallu citer ces noms propres du chapitre x de la Genèse, qui, ne trouvant aucun analogue dans les noms des peuples connus, deviennent « une preuve de la haute antiquité du texte. » Tous ces noms, en effet, ont dû représenter des populations célèbres. M. Lenormant attache, dit-il, une importance décisive à ce genre de démonstration. Il m’eût fallu montrer le jeune professeur retrouvant sur les plus anciennes peintures de la Grèce le type inconnu des Phéniciens. En effet, si les Grecs ont, comme on l’assure, reçu des Phéniciens l’art du dessin, ils ont dû, suivant M. Lenormant, retracer dans leurs premiers essais des figures phéniciennes. Mais j’ai trop dépassé déjà les bornes que je m’étais proposées. En voilà assez pour le fond.

Quant à la forme, n’en parlons point. Ce n’est pas qu’elle soit moins remarquable, moins curieuse que le fond : non, certes ; mais elle est, avec plus de richesse, la même que dans un millier de volumes qui ont joui ou qui jouissent encore d’une certaine réputation. Il y aurait assurément quelques réclamations à élever en faveur du vocabulaire, en faveur de la syntaxe ; il y aurait quelques observations à faire sur le choix des figures. Mais je craindrais, en épluchant minutieusement l’œuvre de M. Lenormant, de me voir affublé du titre d’ultra-classique. Je n’ai nulle envie d’ailleurs de prêcher dans le désert. Que notre langue française s’arrange comme elle l’entendra avec M. Lenormant comme avec tant d’autres qui la mettent en œuvre. Je passe donc rapidement sur « ces vallées, semblables à autant de coupes d’où le parfum de la société humaine s’élève en fumée vers le ciel[2], » sur « le repaire et les grands bras du mont Taurus, » sur « le désert qui dispute fièrement le passage aux grands fleuves[3], » sur « les deux pôles opposés de l’histoire primitive, » de même que sur « ses colonnes de reconnaissance[4]. » Je ne m’arrête point au « fumier social dans lequel ont leurs pieds les plantes les plus belles que le soleil de l’intelligence ait fait éclore[5], » non plus qu’à la « couche sur laquelle dort tranquillement l’Europe, » quoique cette couche vaille assurément le repaire du mont Taurus. Je laisse de côté ces raffinemens de critique, qui, « du fond d’un cabinet de Rostock ou de Kœnigsberg, viennent chicaner vingt-quatre siècles sur le fond de leur plus solide croyance[6] ; » et cependant j’aurais beau jeu à m’y arrêter. Un cabinet de Rostock ! c’est là de la couleur locale ; il ne s’agit pas vraiment d’un cabinet quelconque ; puis, le fond, du fond, cela se décline ; mais je passe. « Les agens surnaturels qui, traduits du génie oriental dans le nôtre, se réduisent, la plupart du temps, à de simples formes de langage[7], » ne m’arrêtent pas davantage ; je ne veux point voir ces agens que l’on traduit d’un génie dans un autre ; je me borne à une citation, parce que j’en dois au moins une pour mettre à l’abri de tout soupçon mon impartialité. Cette citation, je l’emprunte à la page 26 et aux suivantes :

« Je serais un ingrat, messieurs, si je déniais les obligations que j’ai à la belle science que Vico a créée. L’enfant qui marche aujourd’hui ne calomnie pas le doigt de sa mère qui le soutenait il y a si peu de jours. » Puis quelques lignes plus bas : « Ces monstres de synthèse, passez-moi l’expression, messieurs, ne surgissent qu’à l’aurore d’une science. Un Buffon n’a pu deviner la théorie de la terre qu’alors que la géologie (c’est-à-dire la théorie de la terre) n’existait pas. Plus tard, quand l’enchaînement des faits a pris une signification positive, quand les causes, d’obscurément divines qu’elles étaient, sont devenues intelligiblement providentielles, les lois nouvelles que prononce la philosophie, ne peuvent plus résulter que de l’examen patient et de la critique rigoureuse des faits… Quand il faudra que les résultats isolés des diverses applications de l’intelligence prennent une forme harmonieuse et durable, laissons, messieurs, cette œuvre à la plume qui peint d’un trait, à la voix qui sculpte d’un mot ; brûlons sans pitié toutes les généralités qui pullulent à la surface de notre littérature. »

J’en ai dit assez, je pense, pour montrer de quelle manière l’histoire ancienne est professée dans la chaire d’histoire moderne de la faculté des lettres de Paris, pour montrer quelle espèce d’enseignement se produit dans cette chaire sous l’imposant patronage de M. Guizot. J’ai été prolixe, j’ai été minutieux, j’ai dû fatiguer ceux qui m’auront voulu suivre ; mais aussi ce n’est pas d’un livre ordinaire qu’il s’agit ; un livre ordinaire eût passé sans attirer notre attention. Les doctrines du jeune suppléant de M. Guizot sont l’objet d’un enseignement public, d’un enseignement officiel. Ce n’est point un jeu, cependant, que la mission d’instruire cette jeunesse qui, de tous les points de la France, je devrais dire de l’Europe, vient s’asseoir chaque année sur les bancs de la Sorbonne. Non, la sollicitude des familles n’envoie point cette jeunesse studieuse pour qu’elle soit livrée, comme matière à expérience, aux essais informes et indécis de suppléans novices, chez lesquels on demanderait au moins de la maturité. Experimentum faciamus in animâ vili, « expérimentons sur cette vile espèce, » n’est point une maxime de notre temps, et surtout n’est point une maxime applicable aux premières écoles de la France. Que les jeunes gens, ambitieux d’annoncer des choses nouvelles, s’exercent longuement dans l’ombre, puis qu’ils soumettent au public, à l’aide de la presse, les résultats de leurs persévérans efforts. Avant qu’il leur soit permis de les produire dans une chaire publique, dans une chaire de la Sorbonne, il faut que ces choses nouvelles aient subi l’épreuve de la critique, il faut qu’elles aient été soigneusement mûries, il faut surtout qu’elles soient bien fixes, bien arrêtées. Ce serait une étrange chose, vraiment, qu’un professeur d’histoire obligé périodiquement de remplacer par des assertions contradictoires ses précédentes assertions. Quelle confiance peut inspirer à ceux qui l’écoutent celui qui viendra leur dire comme M. Lenormant : « Des considérations nouvelles, dans mon cours de l’an 1836-37, m’ont déterminé à reculer d’un siècle plus haut encore la date de l’Exode ; » et puis : « Dans le cours de l’année 1836-37, j’ai été amené à placer la date d’Abraham à une époque beaucoup plus reculée que je ne l’avais pensé lorsque j’écrivais ces lignes ! » Mais vraiment si vous n’avez pas encore des principes arrêtés, qui donc vous oblige à professer ! et vous qui de l’autorité de votre nom couvrez un pareil abus, quel compte sévère n’a-t-on pas droit de vous demander ! Je veux bien qu’on ne vous fasse point un crime d’avoir livré à l’histoire ancienne une chaire qui vous a été confiée pour l’enseignement de l’histoire moderne ; mais, pour qu’il soit permis de se taire sur un pareil changement de destination, il faudrait que ce changement fût justifié par l’éclat, par la solidité de l’enseignement nouveau. Vainement avons-nous, dans l’œuvre de M. Lenormant, cherché une justification pareille. Cette œuvre eût demandé de l’indulgence et des encouragemens, si l’auteur nous l’eût présentée comme le fruit de ses recherches privées ; publiée par lui comme le résumé d’un enseignement officiel fait sous le patronage de M. Guizot, cette œuvre n’appelle plus qu’une critique sévère. À ceux qui me reprocheraient la verdeur de la forme, je dirai que la patience me manque pour faire un siége en règle autour de chaque absurdité, pour battre en brèche sérieusement une chose ridicule ; à ceux qui relèveraient les longueurs et les minuties, je dirai que mes conclusions sont trop sérieuses pour que je les veuille établir sans avoir aux yeux de tous plus que dix fois raison.


Dr  Dujardin
  1. vol. in-8o, Paris, Angé. 1837.
  2. Pag. 16.
  3. Pag. 43.
  4. Pag. 47.
  5. Pag. 4.
  6. Pag. 167.
  7. Pag. 171.