Courbet aux Avant-Postes

Courbet aux Avant-Postes
(p. 1-6).

DOCTEUR PIERRE REY.




Courbet aux Avant-Postes[1]





J’ai connu Courbet assez familièrement, j’ai quelquefois pratiqué avec lui le noctambulat et bu, offert par lui, dans quelque brasserie clandestinement rouverte, le petit verre de liqueur de gentiane qu’il jugeait hygiénique d’entonner pardessus la bière, mais je l’ai surtout fréquenté pendant le siège, à la fameuse pension de la rue des Poitevins, chez le père Laveur.

L’épisode de la vie du peintre que je vais raconter et dont non seulement j’ai été le témoin, mais à propos duquel je pourrais dire : Quorum pars magna fui, est complètement inédit. Il se place chronologiquement peu de temps aprés la fameuse conférence de l’artiste intitulée : Lettre aux Prussiens.

Courbet, jusque-là, depuis le bombardement de Paris, n’avait pas encore dépassé les fortifications, il ne connaissait de cette affreuse invasion que le pain noir du siège, la viande de cheval et le bruit lointain de la canonnade.

Le soir, quittant la tranchée et déposant la trousse après avoir ramassé et pansé les blessés, je rentrais dans Paris où j’insérais dans un journal des plus lus pendant le siège, les faits émouvants auxquels j’avais été mêlé dans la journée.

Souvent aussi, après dîner, je racontais ; Courbet, la pipe aux dents, écoutait mes récits : habitué comme le paysan à cacher ses impressions, impassible en apparence comme le bœuf qui rumine, il me regardait de son bel œil sagace et intelligent comme celui de l’éléphant.

Parfois, il clignait de la paupière d’un air de doute, puis, il se mettait à rabâcher et à divaguer sur quelque vieille discussion politique avec son bienveillant compatriote Considérant.

Un soir de combat meurtrier, il me vit entrer sombre, affamé, harassé, exténué avec des bottes jaunes tâchées de sang ; depuis ce jour-là il m’écouta sans jamais plus cligner de la paupière.

« Voyons, Courbet, lui dis-je une après-dîner, venez donc avec nous aux avant-postes… Cela mérite d’être vu, il y a là plus d’un tableau et des plus empoignants. »

Courbet ne répondit ni oui ni non ; comme l’artiste qui ne se met en travail que lorsqu’il est directement impressionné, il ne voyait pas le tableau et ne semblait pas se soucier de le voir. Il se contenta de tirer silencieusement de majestueuses bouffées de sa pipe de racine de bruyère.

Je ne me tins pas pour battu, je revins plusieurs fois à la charge, mais Courbet n’était décidément pas facile à remuer et tout au plus en arrivai-je à lui arracher un « je ne dis pas non, j’irai avec vous un de ces jours. » Mais ce jour-là ne venait jamais. J’eus une pensée irrévérencieuse pour le maître peintre, je finis par supposer que Courbet avait peur des balles et des obus, mais je gardai pour moi ma pensée.




Un beau soir, sans la moindre insinuation de ma part, quelqu’un mit les pieds dans le plat (il est vrai que c’était le plus joli petit pied du monde), et une voix féminine, jeune, moqueuse, argentine, fûtée, osa dire au maître, avec un franc éclat de rire, devant toute la galerie : « Vous avez peur, monsieur Courbet… Vous avez peur, voilà pourquoi vous n’y allez pas aux avant-postes. Eh bien ! moi j’y suis allée, j’ai entendu de près siffler les balles et les obus, j’ai vu des Prussiens au bout de ma lorgnette, et je voudrais y retourner. »

Celle qui parlait ainsi était une ravissante jeune femme, adorablement mignonne et jolie, que l’œil d’éléphant lorgnait artistiquement depuis longtemps et dont il nous eût laissé quelque portrait exquis, si la guerre civile et l’exil n’eussent pas foudroyé l’artiste. Car, à l’encontre de ce que l’on croit en général, par don génial, Courbet aimait le beau pourvu qu’il fût bien nature, il le savourait de son œil fin aux belles paupières, mais son système, comme un faux-nez, empêchait souvent cet œil si bien doué d’y voir clair.

Courbet, au lieu de se fâcher, enleva galamment la pipe de ses grosses lèvres rouges, sourit et dit plaisamment : « Puisque les femmes s’en mêlent, il n’y a plus de gloire, eh bien ! j’irai tout de même. »

Peut-être aussi la promesse que j’avais faite d’une omelette au lard, avec de vrais œufs et du vrai lard, ne fut-elle pas étrangère à cette détermination. J’avais même ajouté, avec attention, que ce plat de luxe serait arrosé d’excellent Chablis, car je savais que Courbet avait un faible pour le bon vin blanc ; souvent, chez Laveur, je lui en avais vu boire plus que sa bouteille en déjeûnant et parfois pencher le nez sur la nappe lorsque la chaleur était excessive.

Quoi qu’il en soit, un matin, un peu avant l’heure du déjeuner, nous vîmes arriver Courbet a notre quartier général, à l’école d’Albert-le-Grand, chez les Dominicains, dont quelques-uns nous accompagnaient très crânement sur le champ de bataille.

La situation de notre ambulance était, je l’ai dit, très aventureuse : à notre droite, nous avions les batteries prussiennes de Bagneux et de Châtillon, en face les batteries de Bourg-la-Reine, à gauche les batteries de l’Hay dont nous avions vu quelquefois les grands gardes à l’œil nu.

Pendant le déjeuner où j’avais Courbet à ma droite, quelques coups de fusil éclatèrent, une balle perdue vint même fracasser un carreau de vitre du réfectoire ; un de nos aides chirurgiens pâlit, mais le maître-peintre ne perdait pas un coup de dent, peut-être ne s’était-il pas exactement rendu compte de l’incident.

Pendant ce repas, Courbet fut obligé de sortir deux fois ; hélas ! le bruit des balles n’y était pour rien : le pauvre artiste me confessa (peut-être un médecin peut-il le dire) qu’il souffrait d’une infirmité sujette à hémorrhagie et qui ne lui permettait pas de rester longtemps assis surtout sur un banc de bois, comme ceux du réfectoire que nous occupions.

On lui parla du succès de sa conférence dont le bénéfice avait été destiné à acquérir un canon pour la défense.

Tout autre que Courbet eût pris cela pour une amère ironie ; le succès de sa conférence !…[2] Non seulement, ce n’était pas lui qui l’avait écrite, mais quand il fallut la lire, il eut beau mettre binocle sur besicles, il n’y put parvenir. On mit cela sur le compte du mauvais éclairage ; le fait est qu’à ce moment Paris n’y voyait goutte, il n’y avait plus de gaz.

Autant qu’il m’en souvienne, ce fut un ami qui lut la conférence de Courbet qui n’était pas de Courbet, ce qui ne l’empêchait pas de dire emphatiquement « Ma conférence. » Néanmoins, j’en suis convaincu, il y a dans cet opuscule des passages pleins de rondeur humoristique et de bonhomie narquoise qui sont bien dans la note de l’artiste franc-comtois, et que très certainement il avait dû inspirer.

Il en avait quelques-unes dans ses poches, de ces brochures, et en dégustant son café, il nous en donna un exemplaire qu’il signa de son nom ; je la garde précieusement, d’abord à cause de la signature autographe, et puis parce que cette plaquette ne se trouve plus en librairie.

« J’ai une idée… s’écria-t-il tout à coup en frappant vigoureusement la table de son gros poing rouge. »

Tout le monde fit silence et allongea la tête vers le maître-peintre pour recueillir religieusement l’idée.

Mais Courbet, en possession d’un effet, faisait durer le plaisir, il marqua un temps, et fourrageant de ses gros doigts dans une vessie de cochon, il bourra lentement sa pipe.

On aurait entendu voler une mouche.

Sa pipe bourrée méthodiquement : — Voici… nous fit-il. Mais avant d’aller plus loin, sommes-nous tout près des Prussiens ? demanda-t-il.

— Oui… lui répondit-on, nous allons vous en montrer tout à l’heure.

Courbet marque un second temps, allume sa pipe en tournant le fourneau de côté, souffle l’allumette et la jette avec prudence.

— Eh bien ! reprend-il avec un geste olympien, il faut porter ma brochure aux Prussiens… Au silence religieux succède un formidable éclat de rire.

Courbet ne riait pas, lui, il ne se doutait nullement de l’infranchissable et impitoyable ligne de mort qui nous séparait des Allemands. Mais il n’était pas homme à se laisser démonter pour si peu, et il ajouta avec son air madré de Franc-Comtois : — Je n’ai pas dit que c’est moi qui la leur porterais.


Après le café, le peintre semblait croire qu’il était venu seulement pour déjeuner. Nous lui rappellâmes que les jours étaient courts et qu’il était temps s’il voulait voir l’ennemi.

Il prit sa canne et son chapeau, tandis que nous prenions notre trousse et notre revolver et, sans se faire tirer l’oreille, sans dire un mot, il nous suivit au chemin de Cachan. Dans le moulin même, il y avait un dernier poste de mobiles. On y connaissait notre ambulance, on me connaissait pour me voir journellement, non seulement on nous laissa passer, mais on nous détacha un mobile pour nous accompagner.

Nous traversons des murailles éventrées par des trous de sapes, nous arrivons près du petit pont sur la Bièvre, en avant du moulin, c’est là l’extrême limite, nos grands gardes ne vont pas plus loin, c’est de là que l’on tire sur les Prussiens, c’est là que trop souvent les balles ennemies font chez nous des victimes.

Il y avait devant nous une terre de culture peu favorable pour dissimuler quelque surprise, mais à droite, une ligne de vieux saules bordait une prairie. Plusieurs de ces arbres étaient qu’à une portée de fusil, et souvent derrière leur tronc, nous avions vu à l’œil nu des bérets allemands, ou des casques à pointe, mais on n’en voyait pas tous les jours.

La fortune favorise les audacieux, le mobile qui nous accompagnait nous signale une de ces sentinelles avancées, derrière le saule le plus près de nous.

À la guerre, c’est comme à la chasse, il faut avoir l’habitude pour voir ; Courbet ne voyait pas. Je fus plus heureux, je finis par apercevoir sur l’un des côtés de l’arbre le scintillement métallique d’une extrémité de fusil, puis un coude, puis une main.

Un capitaine d’infanterie avec une joviale face de bon vivant était venu derrière nous en amateur, on lui montre l’arbre, il prend le chassepot du mobile, ajuste savamment et tire sur ce qu’il peut apercevoir de vivant ; mais le gros saule a juste le diamètre nécessaire pour protéger la largeur d’un homme, bien juste, cependant, puisque l’on voit de temps à autre quelque minime partie du corps. Le capitaine est excellent tireur, à chaque coup de fusil on voit voler des éclats d’écorce et apparaître le blanc de la couche ligneuse.

Quelle chose atroce que la guerre en détail ! On rit, on plaisante, tandis que le pauvre diable, plus mort que vif, se fait petit, se ratatine derriere son frêle abri, se colle à l’écorce comme un écureuil qui voit le chasseur. De temps en temps, la peur lui fait faire des oscillations, et chaque fois que l’on perçoit le bruit mat de la balle entrant dans le bois, il est agité d’un soubresaut et montre un bout de coude ou d’épaule.

C’était un spectacle des plus cruels et des plus émouvants ; peut-être le vieux saule était-il creux et les balles pourraient-elles finir par le traverser ? Dans quelles transes mortelles devait être ce Germain mélancolique !

S’il avait riposté, probablement il tuait quelqu’un dans notre groupe imprudemment découvert, mais il ne pouvait tirer sans se découvrir lui-même.

Quelle situation ? Par principe et aussi par entraînement, on eût applaudi avec une joie sauvage, si la sentinelle fût tombée. C’eût été un ennemi de moins et un exemple pour les camarades.

Je ne sais quelles étaient les impressions de Courbet, il ne disait rien. Pour moi, je ne pouvais m’empêcher d’avoir pitié de cette cible vivante ; en voyant osciller tantôt l’épaule, tantôt le coude, il me semblait que je sentais fracasser mes propres os.

Mais le saule avait beau éclater sous les balles, le Prussien ne tombait décidément pas. De guerre lasse, le capitaine désarma.

Derrière un autre saule, un peu plus loin, confiant dans l’armistice du moment, un second Allemand se montra, je le vis s’avancer vers le premier, aussi prudemment que possible, lui parler avec une attitude indiquant la sollicitude. Il lui demandait apparemment s’il n’était pas blessé. L’autre lui répondit par un signe de tête négatif, se détira, s’essuya le front en se décoiffant… Dieu ! qu’il avait eu chaud !…

Heureusement pour eux, le capitaine était parti et il était très sévèrement interdit aux mobiles de tirer sans un ordre exprès.


Il fallait une très bonne vue et de l’habitude pour suivre les détails de cette scène ; je n’affirmerai pas que Courbet eût bien vu, mais il n’en avait pas moins assisté au drame, qu’il avait pu suivre par nos paroles, nos exclamations et surtout par les coups de fusil.

On avait tiré aussi vers la gauche, dans la direction d’un petit bosquet, nous fîmes asseoir Courbet derrière un mur, dans un fauteuil de velours d’Utrecht — tout effaré de se trouver là, et nous allâmes voir s’il n’y avait pas de blessés.

Il y avait eu un mort que l’on venait de transporter à l’ambulance dans sa couverture marron sur quatre fusils disposés en civière.

Lorsque nous revinmes, Courbet nous revit avec une satisfaction non déguisée.

— Je commençais à me faire vieux ici, nous dit-il. Ils ont tiré, ajouta-t-il en étendant le bras vers les Prussiens, j’ai entendu siffler les balles.

— Vous vous serez découvert, lui répondis-je.

— Je me suis levé pour voir… Cela faisait ziit… tap, contre le mur du moulin de ce côté.

— Alors, nous trouverons des balles, venez par ici.

Pour quelqu’un qui n’avait pas l’habitude du feu, Courbet, il faut le reconnaître, avait en somme une attitude très calme ; il n’eût pas fallu le pousser beaucoup pour qu’il plaisantât, il n’avait pas même laissé éteindre sa pipe.

Effectivement, les Prussiens avaient tiré, pas bien loin de Courbet, mais un peu plus à droite, sur un de nos camarades qui nourrissait un lapin — une provision vivante d’au moins soixante francs à cette période du siège — et qui tous les soirs risquait d’attraper des balles pour aller dans un champ en vue des Prussiens déterrer une betterave pour son lapin.

Nous allons vers les murs du moulin, il était comme criblé de la petite vérole, mais pas de ce jour-là, et, nous avions beau chercher avec Courbet, nous ne trouvions rien. Ça lui aurait fait tant de plaisir, pourtant, de ramasser sa balle.

Pendant qu’il soufflait comme un phoque en fléchissant sur le ventre pour écarter les mauvaises herbes au pied de la muraille, je me relevai et lui remis une balle, puis, au bout d’une minute une autre balle. C’était bel et bien des balles ennemies, de vraies balles Dreysse aplaties comme des boutons de plomb.

Courbet les prend dans sa main, les examine, les soupèse, et son œil d’éléphant les caresse avec sollicitude. L’aventure était complète, Courbet en emportait les preuves palpables.

Ce soir-là, retenu par mon service, je ne pus aller chez Laveur et n’eus pas la joie d’entendre le maître-peintre raconter son expédition.

Cela valut peut-être mieux, car je n’aurais probablement pas pu m’empêcher de sourire : les balles que j’avais remises à Courbet étaient bien effectivement des balles tirées par de vrais Prussiens, mais pas tirées ce jour-là, j’en avais une provision et, au bon moment, j’avais sorti ces deux de ma poche.

Que l’ombre du grand artiste me pardonne en faveur de mon admiration pour ses belles œuvres, mon but n’était pas de le mystifier, mais uniquement de lui faire plaisir.


  1. Extrait des Aventures d’un Étudiant.
  2. On disait que c’était son ami Castignary.