Coup d’œil sur les patois vosgiens/11

XI

Les détails qui précèdent n’ont eu pour but que de nous faire entrer plus intimement dans le génie de la dérivation ou de la formation d’une partie du patois vosgien. Malgré une sécheresse apparente qui n’est due qu’à notre volonté et à la nécessité d’être concis, il y a plus d’une conséquence utile à tirer de cet examen.

Nous croyons que ceux qui voudraient expliquer quelques mots dont l’étymologie ou les rapports avec d’autres idiomes semblent obscurs, trouveront dans nos tableaux quelque moyen de les découvrir. On a déjà vu comment nous avons pu légitimement tirer ouète de orde (vieux français) ; nous donnerons à l’appui de nos interprétations quelques autres exemples et qui feront voir que nous ne sortons pas des lois qui ont présidé à la formation du patois vosgien.

On nous a demandé quelquefois pourquoi le hanneton s’appelle boudion dans nos Vosges. La réponse était simple et facile, car ce mot est formé de la même racine que bourdonner. C’est un bourdon ; puis par le retranchement de l’r et par une légère modification de la finale qui reçoit l’accent, c’est un boudion. On sait comme ce trop familier coléoptère importune les oreilles du promeneur de son bourdonnement et pour ainsi dire de ses poursuites. Ce qui nous prouve que nous ne nous trompons point, c’est que dans d’autres patois le même insecte a pris le nom de bruant, qui n’est qu’une autre expression du caractère qui nous frappe le plus en lui. Les mots sont les portraits des choses.

C’est ainsi encore qu’on s’assurera de l’étymologie de boudioux. Il ne faut pas être bien vieux à Épinal pour avoir vu la dernière des portes fortifiées qu’eût conservée cette ville sur le petit bras de la Moselle. Boudiou veut dire menteur et vient du mot bourde par le même procédé que dans boudion. La porte prenait son nom soit d’un acte de trahison dont elle aurait été témoin et victime peut-être dans l’une des nombreuses attaques qu’Épinal eut à soutenir, soit d’une antique horloge qui en faisait en dernier lieu le seul ornement, mais trompait toujours sur l’heure, malgré les efforts d’un bon vieux horloger, alsacien ou allemand, ce pauvre père Weis, qui nous amusait beaucoup dans notre enfance (cet âge est sans pitié) par son langage, sa tournure et son costume. Cette interprétation se trouve confirmée par le patois de Bruyères qui nomme bôde un mensonge et bôdou un menteur.

D’où vient édiotna ou édiotni, affriander ? Si nos tableaux ne nous avaient montré comment diot est formé de glout, friand, gourmand, nous aurions vainement cherché des analogues et une étymologie dans les patois congénères ou dans les langues anciennes.

C’est l’étude de notre ch qui nous a mis sur la trace véritable d’une étymologie assez intéressante ; elle a échappé à la sagacité de Génin qui est souvent un maître en ce genre de recherches. Je veux parler du mot poche ou pochon (grosse cueiller), usité presque partout et que l’Académie n’a pas encore admis à sa table. Génin, auquel il n’a manqué que la connaissance des patois ou moins de mépris pour eux, s’évertue avec son esprit éblouissant et son érudition surabondante, à faire sortir ce mot de la poche de nos vêtements. Quoi de plus semblable au pochon, dit-il, que la poche bien arrondie ? Là n’était pas la question, et le rapport est assez lointain, on en conviendra. Tout ce qui est arrondi serait donc une poche ? Il eût fallu chercher dans les aïeux du langage vulgaire, c’est-à-dire dans les idiomes rustiques, une origine beaucoup plus simple et plus naturelle. Puiser en patois vosgien se dit puhi, et une poche dont l’objet est de puiser, peuche (Gérardmer), pôche et pouche dans d’autre cantons. L’histoire du mot est là en toutes lettres et n’a plus besoin de commentaires. Le picard a aussi le verbe pucher et le nom pucheux dans les mêmes sens. Le raffineur de sucre emploie ces deux mêmes mots pour dire qu’il puise le sucre avec une poche ; le tourbier se sert d’une puchette dans son travail, et on peut voir dans les salines ce qu’est un puchoir. Quoi de plus ?

Les exemples sont innombrables qui démontreraient jusqu’à satiété que l’étude des sons, comme nous l’avons présentée, mais agrandie encore et généralisée conduirait à une connaissance plus exacte de l’origine des mots français et dégagerait de l’obscurité relative des patois quelque lumière nouvelle sur les idiomes qui ont précédé les couches latines.

L’étude de la grammaire instinctive du patois nous mènerait encore assez loin ; nous plongerions avec elle dans des origines antiques ; mais nous avons dit que nous écarterions ce sujet de nos articles déjà trop longs. Cependant nous ne pouvons ne pas faire remarquer un fait qui n’a encore été signalé par personne, croyons-nous, c’est que la conjugaison du patois vosgien qui est d’une simplicité extrême se montre plus d’accord avec celle des langues septentrionales qu’avec le latin. Ainsi, sauf le présent de l’indi­catif, toutes les personnes du pluriel n’ont d’autre caractère distinctif que le pronom, et des trois personnes du singulier il n’y en a guère qu’une qui diffère des autres ; quelquefois elles sont semblables. Notre conjugaison patoise est d’une simplicité analogue à celle de l’Anglais.