Coup d’œil sur les patois vosgiens/09

IX

Au premier coup-d’œil, on serait porté à croire que le patois vosgien a pris le contre-pied de la prononciation française. Il n’a presque pas de voyelles qui conservent les sons de notre langue ; les a, deviennent des é, des o, les u, des i, et réciproquement. Il paraît s’être donné la tâche de ne vouloir ressembler en rien à la langue nationale. Mais qu’on ne se laisse pas tromper à l’apparence ; c’est presque toujours le français qui, pour quitter la roture et s’ennoblir, a renié son origine, et s’est donné un ton de citadin, de courtisan, de poète. Nous ne l’en blâmons pas, puisqu’il a si bien réussi ; mais nous voulons redire une fois de plus qu’il est souvent moins près de son origine que le patois lui-même, excepté dans les termes modernes que depuis la renaissance le besoin, aidé de la science, y a dû introduire. Si le patois dit gémé au lieu de jumeau, gigier pour gésier, il se rapproche davantage de gemellus et de gigerium ; et ce n’est pas assurément par caprice ou par hasard.

Toutefois nous ne faisons pas une règle absolue de cette proposition ; les tableaux suivants viendraient souvent nous contredire. L’ignorance et l’indifférence ont contribué sans doute à la grossièreté relative du patois ; cependant il a ses lois, ses harmonies, comme l’homme lui-même, et on pourrait le réduire à un petit nombre de règles générales dont il ne s’écarte jamais. On en saisira quelques-unes par la suite. Les différences entre le patois et le français sont telles qu’il n’y a pas deux mots qui se ressemblent dans l’un et dans l’autre ; mais ces différences, nous ne les appelons point changements ou permutations, comme on l’a fait jusqu’ici, parce que le patois ne s’est pas formé, nous le répétons, sur le français, si ce n’est depuis un siècle peut-être. Les traditions des races primitives se sont maintenues assez opiniâtrement, du moins quant à la prononciation, pour donner au patois un caractère qui ne peut être dû à la barbarie ni à la confusion de toute espèce de règles. L’homme est sous le paysan, comme sous le citadin ; la différence n’est que dans l’application des idées ; les lois de l’esprit sont toujours les mêmes.

Si nous comparons des sons à des sons, ce n’est pas pour montrer inutilement des bizarreries, mais pour essayer d’en tirer des faits.

Voyelles simples,

A français est représenté par oua, oué, ouô, ai ou é, rarement au, eu, et ou : baril, bouara ; cachette, couèchatte ; fâcher, fouôchè ; matin, maitin ; bague, baugue (baug en gothique) ; barre, beurre ; caille, couâye.

É ou AI français est représenté par â, ò, oua, oué ou ouo, u, eu : frêne, frâne (fraxinus, lat) ; saison, sôhon ; béqueter, bouaqua ; fève, fouére ; pêcher, pouhiè ; peine, pouone ; chez, chu et chî ; chèvre, cheuve.

I français est représenté par e, eu, ou il s’élide : lit, et léye (lectus, lat.) ; vider, veudiè ; visage, v’saige.

O français est représenté par ô, ou, a, é, eu : lopin, lôpin ; coriace, courièce ; oreille, arâye ; soleil, selau et s’lau ; crochet, creuchat.

U français est représenté par eu, i, ieu, ou, é, e, ou il s’élide : brûler, breulè ; jupon, jipon ; bûche, bieuche ; mûre, moure (morum, lat.) ; curieux, quériou ; allumer, ailemé ; cumin, c’mi.

E est représenté par o, é, à, ô : élever, élova ; cheville, chévé ; cheveu, chavou ; (lat. capillus) ; pucheux, pochon. Il s’élide aussi.

Diphthongues.

OI français est figuré en patois par oué, ouo, ou, o, a, e : poire, pouére et poure ; avoine, évouonne ; oiseau, ougé et ouhé ; noix, neu ; bois,  ; doigt, da et dôye ; choir, chére et cheure.

UI est figuré par u, i, eu, é, o, ou : pertuis, pertu ; buis, bi ; nuit, neu ; huile, éle ; ruisseler, rouhi ; buisson, bouhhon.

IE figuré par é, eu, i : carrière, carrére ; pièce, peuce ; héritier, hérityi.

EAU figuré par é rarement par a et par ieu : agneau, aigné (agnellus) ; chevreau, chavra ; ébauché, hbieuché.

OU figuré par eu, o, ô, ouo : mourir, meuri ; chou, chô ; coup,  ; bouton, boton ; courir, couore (Ban-de-la-Roche).

EU figuré par u, e, ou, i : jeûne, jûne (jejunus) ; jeune, jenne (juvenis) ; heureux, heurou ; meunier, miné (nous avons en français minoterie.)

IEU figuré généralement par é, eu et i : Dieu, Dée ou Déye ; lieu, leu ; essieu, ehhi ; mieux, meu et méte.

Si nous resserrons ce premier tableau, et cherchons à généraliser ce qu’il contient, nous trouverons :

1o Que la voyelle e qui ne se rencontre guère que dans les finales féminines, est totalement muette et n’existe pour ainsi dire pas ;

2o Que le son u est le plus rare ;

3o Que la diphtongues ui n’existe pas, caractère remarquable, qui témoigne que le patois des Vosges est très ancien et s’est peu laissé pénétrer par la prononciation française ;

4o Que si la diphtongues oi existe dans notre patois, elle a un son particulier qui peut paraître désagréable à des oreilles françaises, mais elle n’est que très rarement employée là où le français s’en sert (moi, mois, par exemple) ;

5o Enfin que l’abondance des diphtongues oua, oué, ouo, indique une provenance soit celtique, soit germanique (wa, wé, wo.)

Nasales.

La comparaison des mots français qui ont une nasale avec les mots correspondants de notre patois nous a fourni l’occasion de faire une remarque importante. Il semble presque que le patois vosgien ait été, dans l’origine, rebelle à la nasale ; bien qu’il l’emploie, il n’en paraît pas moins l’éviter le plus qu’il peut. La nasale française devient très souvent dans le patois un son plein, généralement en rapport avec la voyelle qui la forme ; exemple : chien, chié, cumin, c’mi. Quelquefois (c’est le cas le moins fréquent), la voyelle, en conservant sa nasalité dans notre langage rustique, permute avec une autre : chanvre, chainve. Le cas le plus rare est celui où il a introduit une nasale dans des mots qui ne l’ont pas en français : besogne, b’songne[1] ; ognon, ongnon ; gond, angon.

On va voir par les exemples suivants quels sont les procédés fort étranges au premier abord, dont se sert le patois dans les mots où le français a adopté la nasale qui n’existe pas en latin. On entreverra aussi les règles de retranchement et de resserrement dont nous avons parlé à propos des voyelles.

AN, EN sont représentés par au ou ô, o bref, on, é, a, ain, bande, baude ; enflure, aufiesse ; cendre, çaude ; dentelle, dotelle, et tous les mots terminés en ment, moment, momot ; année, onnâye, qui veut dire le plus souvent été ; lendemain, lond demain ; embrasser, ébraissié ; enfant, éfant, afant et ofant ; chanvre, chainve ; anneau, ainné.

ON, OM représentés par ô ou au et par o bref, par oin, par ouon et ouô : montrer, môtra ; ombre, ôrbe ; mon père, mo pére ; nom, no (de nomen, et c’est ainsi que nous disons no-mmer) ; bon, boin, bouon ; bonjour, bouôjo ; bonsoir, bouôso.

IN. Cette nasale n’existe pas en patois avec le son français, si ce n’est dans quelques cantons où le langage de la ville a pénétré. Par toute la Lorraine, in se prononce à la façon du ing anglais et allemand. Il n’y a que quelques cas de la disparition de cette nasale, ex. : chemin, chemi ; cumin, c’mi.

AIN, EIN, IEN sont représentés par au, é ou ié, ou : atteindre, ettaude ; bien, biè ; chien, chié et ché ; poulain, polé.

OIN n’existe dans notre patois que dans le mot boin bon, qui se prononce aussi boi. Voici la représentation de la nasale oin des mots français : coin, coi ; besoin, b’sô ; pointe, pouôte ; joindre, jeide ; moindre, manre (vieux français) ; foin, fouon.

UIN n’existe pas plus que le son ui : juin, jun.

UN est généralement représenté par notre patois in, comme u par i : chacun, chéquin ; emprunter, aipraita et aiperta ; un, une, enne, ine.

  1. La nasale de ce mot se trouve dans le primitif ; il n’y a donc rien d’étonnant qu’elle ait passé dans le dérivé.