Coup d’œil sur l’état des missions de Chine/09



CHAPITRE IX

Considérations sur la manière dont le Christianisme a coutume de s’établir chez une nation.

En parcourant l’Histoire de l’Église, on peut observer que la religion chrétienne a deux manières de s’établir chez un peuple l’une qu’on pourrait appeler ordinaire, l’autre extraordinaire.

La manière ordinaire est celle qui a lieu en employant les moyens indiqués phis haut, c’est-à-dire l’union entre les ouvriers, la formation d’un clergé indigène, et la prédication ; ces moyens peuvent être mis en œuvre par tout le monde, voilà pourquoi le nom de voie ordinaire leur est appliqué. Ils forment pour ainsi dire, l’art de culture instituée par Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour défricher et fertiliser son champ. Ces moyens exigent de la part des ouvriers du temps et des études, de longs et persévérants efforts pour acquérir la connaissance de la langue, pour se dépouiller de leurs propres usages et se plier à ceux des peuples dont il leur est essentiel de gagner ainsi la confiance ; ils exigent encore une longue continuité de soins assidus et vigilants pour former les sujets destinés au sacerdoce.

Dans le cours de ces travaux divers, le missionnaire doit s’attendre à mille peines et à mille contradictions ; les privations de tous genres viendront l’éprouver ; les orages et les persécutions viendront assaillir son œuvre et renverser quelquefois le fruit d’une vie de travaux et d’efforts ; mais malgré toutes ces épreuves, le temps de la moisson ne saurait manquer de venir.

Voilà ce qu’on peut appeler la marche ordinaire de la Providence dans l’œuvre de l’établissement de l’Église.

Mais il est des temps où Dieu suscite pour annoncer l’Évangile aux peuples des hommes de prédilections ; ces hommes choisis sont rendus dépositaires de la sagesse et de la puissance divine, ils ont le don des langues ; l’Esprit-Saint les guide et parle par leur bouche ; d’éclatants prodiges confirment la vérité de leurs paroles, et les coeurs des hommes sont entre leurs mains ; pour eux la moisson suit la semence et ils ne sont point assujettis à suivre l’ordre de temps et de travaux, imposé aux autres missionnaires.

Les apôtres furent tous privilégiés de la sorte, et il est facile de concevoir qu’alors cette disposition de la Providence était nécessaire ; l’établissement de l’Église était une chose nouvelle qui avait tout contre elle et rien en sa faveur. Maintenant, au contraire, l’Église est un fait accompli pour une multitude de nations ; il s’agit seulement de l’étendre à d’autres qui ne la connaissent pas encore.

L’immense difficulté de la première entreprise, difficulté dont il n’est même pas facile aujourd’hui de concevoir la grandeur, nécessitait clairement alors une intervention directe et continuelle de la puissance divine en faveur des apôtres.

Depuis lors, Dieu a bien encore renouvelé de temps à autre les mêmes prodiges ; c’est ainsi qu’apparurent dans leur siècle, saint Martin, saint Boniface, saint Bernard, saint François-Xavier, saint François de Sales ; mais on peut dire néanmoins que la plupart du temps, Dieu a laissé agrandir et cultiver sa vigne par les moyens ordinaires ; lesquels du reste n’en sont pas moins d’institution divine.

Il faut observer encore que ces saints de prédilection, bien qu’ils fussent si visiblement secondés par la puissance divine, n’ont jamais manqué, pour assurer et perpétuer les fruits de leur prédication, de mettre un soin infini à la formation d’un clergé indigène ; et les Annales des missions attestent que les chrétientés formées en si grand nombre et au moyen de tant de prodiges et de vertus par saint François-Xavier, n’ayant point été après la mort de ce grand saint soutenues par un clergé indigène, ont extraordinairement décliné sur quelques points et ont été entièrement ruinées sur d’autres.

La comparaison suivante rendra plus sensible le sens de ces diverses propositions.

Pour obtenir des moissons l’homme est condamné à la peine et aux sueurs. Dieu lui donne le champ et la rosée du ciel ; mais lui doit labourer et jeter la semence.

Supposons un homme qui se contente de désirer ardemment la moisson et de demander même avec instance la bénédiction du Ciel, mais néanmoins qui ne se mette point en peine de cultiver et de semer, la rosée et la pluie auront beau venir en leur temps, le champ restera stérile et l’automne passera sans amener aucune moisson.

Pour fertiliser le champ de l’Église il faut aussi deux choses : la prédication avec les travaux du missionnaire d’une part, et la grâce de ’Dieu. de l’autre. La grâce de Dieu ne manquera jamais ; malgré cela, le champ de l’Église restera sans fruits si le missionnaire n’est pas assidu au devoir de jeter la sainte semence et de la cultiver par les soins et la vigilance de son ministère.

Quelquefois aussi Dieu accorde miraculeusement à l’homme sa nourriture, sans qu’il lui en ait coûté ni temps, ni soins, ni travaux ; comme, par exemple, dans les miracles de la multiplication des pains et dans des circonstances semblables rapportées, soit dans l’ancien Testament, soit dans la Vie de quelques saints ; -dans ces cas, la toute-puissance de Dieu se montre immédiatement nopère en un instant ce qui, d’après les lois ordinaires, n’eût pu être produit qu’au moyen d’une longue suite de soins et d’opérations humaines.

Or dans l’oeuvre de l’établissement de l’Église, lorsque Dieu suscite des hommes de sa droite, puissants en oeuvres et en paroles, sa toute-puissance opère de même immédiatement ; le don instantané des langues tient lieu de la science acquise par une longue continuité de leçons et d’études : l’infusion de la sagesse divine remplace bien avantageusement l’expérience que l’on n’acquiert que par de laborieuses et persévérantes recherches ; enfin les prodiges de tout genre, les inspirations soudaines opèrent à l’instant et sur des multitudes nombreuses des effets de salut qui ne se produisent autrement qu’après une longue suite d’années, de soins et de travaux.

Cependant l’homme, pour obtenir son pain quotidien, ne doit point compter sur des miracles tels que la multiplication des pains et la chute de la manne, mais plutôt sur les travaux de semence et de culture, dont la Providence fait dépendre la fertilité de la terre, et sur la bénédiction que le Ciel répandra sur ses travaux.

De même, le missionnaire appelé à travailler à l’agrandissement des domaines de l’Évangile, ne doit point compter uniquement sur les voies miraculeuses, mais plutôt mettre d’abord sa confiance dans les moyens ordinaires, qu’il est toujours en son pouvoir d’employer.

Et bien qu’il doive désirer ardemment et prier sans cesse que le Seigneur, du haut du ciel, ouvre tous ses trésors de miséricorde sur sa vigne, il ne doit néanmoins point regarder l’Église comme abandonnée et frappée de stérilité, parce qu’il n’y voit pas apparaître les prodiges d’apostolat, dont nous avons parlé ; car elle reste toujours pourvue de moyens divins et infaillibles de s’établir et de se perpétuer.

Ainsi donc les missionnaires qui, soit en Chine, soit dans les autres missions, regardent comme impossible la propagation de l’Évangile, dans des contrées nouvelles, à moins que Dieu n’envoie un apôtre doué de la puissance de faire des prodiges, sont dans l’erreur.

Les missionnaires qui, par suite de semblables idées, restent dans l’inaction et ne travaillent pas à acquérir la perfection de langage requise pour entreprendre la conversion des infidèles, sont dans la plus déplorable et la plus funeste illusion.