Couleur du temps (LeNormand)/Sa clairvoyante

Édition du Devoir (p. 29-31).

Sa clairvoyante


Comme on causait autour de la table, en avalant, avec une gourmandise lente, les douceurs du réveillon, il m’a demandé de parler de lui dans le journal, de mettre même son nom, si je le voulais. C’est vous dire qu’il aime les honneurs et la popularité. Il pense peut-être aussi que je vais lui amener des admiratrices, ce petit jeune homme qui a six pieds et deux pouces de hauteur, et de grands yeux bleus ?

Mais, nenni ! Il a commis un trop vilain péché. Il est allé voir une clairvoyante, et il en parle continuellement, comme si ça l’avait grandi de plusieurs coudées dans sa propre estime, cet accroc fait au bon sens.

Il m’a raconté qu’elle l’avait d’abord questionné adroitement, en langage vulgaire, en gros mots et en liaisons fantaisistes. Puis, elle avait invoqué ses esprits, et s’était endormie en grimaçant. Ce sommeil factice venu, en français pur, avec un accent distingué, elle avait dit : « Interrogez-moi »! C’était devenu très sérieux. Il avait interrogé et elle avait répondu avec une étonnante précision. À chaque nouvelle demande, ses sourcils se fronçaient, son nez remuait, ses lèvres tressaillaient, ses joues se creusaient. Et, l’esprit lui soufflant ses connaissances, elle apprenait au jeune homme qu’il avait de dix-neuf à vingt et un ans ! qu’il allait grandir encore, qu’il exerçait telle ou telle profession, qu’il irait au théâtre dans la semaine, que sa sœur retrouverait le bijou qu’elle avait perdu au coin de la deuxième rue, après sa maison, au-dessous de la troisième planche du trottoir de bois, à côté d’un poteau !

Mais sur ce point, figurez-vous que voyant le bijou dans son sommeil, elle fut tentée, et immédiatement, elle envoya un de ses esprits le chercher pour elle-même. Car, il a été impossible de le retrouver à l’endroit désigné. Pourtant, la clairvoyante ne peut pas s’être trompée.

Mon jeune homme aurait bien voulu que je fusse émue par la science de sa commère, commune à l’état naturel, et d’une distinction si parfaite, se traduisant en langage élégant, dans son sommeil inspiré. Il aurait bien voulu que j’eusse, moi aussi, le désir de savoir mon âge, ma profession, et si je devais grandir encore, me marier, avec un brun ou un blond, devenir veuve en telle année, me remarier, et mourir, laissant pour pleurer ma perte, un veuf éploré et de nombreux enfants ! Il insistait : « Je vous emmène » ; et comme je refusais en me moquant, il a osé dire : « Vous avez peur ! »

Alors, je suis montée sur mon grand cheval, et j’ai mis mes principes en avant, et ma tranquillité parfaite et heureusement ignorante en face des mystères de la vie. Et il a cessé son indiscrète insistance, comprenant qu’il ne devait pas exciter à une curiosité malsaine ma paix confiante, bercée d’illusion !…

Comme il était intelligent et drôle, nous avons parlé d’autre chose.

Et je me demande maintenant jusqu’à quel point la blague entrait dans ce qu’il me racontait. Il m’a bien répété qu’il ne croyait pas sérieusement à sa clairvoyante ; mais il m’a aussi assuré qu’elle dormait pour vrai, la commère, et que, farces mises à part, elle lui avait dit une foule de vérités, et annoncé des événements qui se sont accomplis et qu’il n’attendait pas.

Au moment du bonsoir, de nouveau il est revenu à son sujet favori, en me menaçant : « Vous savez, je vais aller la revoir, ma clairvoyante, pour l’interroger sur vous, et savoir comment vous vous appelez dans les journaux ! »

Alors, pour lui épargner cet autre énorme péché, et le renseigner, je parle de lui comme il me l’a demandé !