Couleur du temps (LeNormand)/Les amitiés

Édition du Devoir (p. 40-42).

Les amitiés


Tout à l’heure, je suis tombée, en furetant dans mes papiers, sur une lettre écrite à une amie chère il y a deux ou trois ans, — lettre qui ne fut jamais envoyée. Je l’ai toute relue. Elle contenait douze pages d’une écriture qui ne ressemble plus que vaguement à la mienne. J’ai été un peu étonnée devant la tendresse passionnée que j’y avais mise, et qui était sincère et non pas exaltée. Et, parce que ce soir j’étais déjà triste sans cause, je me suis sentie désemparée… À quoi tiennent donc nos amitiés pour qu’elles se délient si rapidement ? Cette amie-là, que j’aimais de tout mon cœur, elle entend rarement parler de moi et ne me donne guère non plus de ses nouvelles. Elle était mon aînée. Elle s’est mariée et comme son bonheur lui suffit, elle délaisse celles qui l’intéressaient avant l’amour.

Et, si je prends la peine de regarder derrière moi, que d’autres j’ai aimées, que j’aimerais encore si je les revoyais, mais dont je me passe si facilement. Combien de liens se nouent et se dénouent dans une vie ? Un jour, vous avez un grand chagrin, quelqu’un vous quitte, éloigné par des circonstances que vous jugez cruelles. Vous êtes désolé. Vous êtes rongé de regrets. Une semaine, deux semaines, vous y pensez sans cesse. Puis, graduellement vos regrets s’atténuent, d’autres visages vous attirent, et les intérêts chaque jour variés de votre vie endorment l’affection que vous aviez pour cet absent.

C’est ainsi toujours : on ne peut pas garder autour de soi et cultiver toutes les fleurs d’amitié qui s’ouvrent et s’épanouissent sur la grand’route de la vie. À mesure que l’on marche, on abandonne les bouquets déjà respirés pour se pencher vers des fleurs plus fraîches, vers des yeux nouveaux.

C’est ainsi toujours. Pourquoi le bon Dieu nous a-t-il fait des cœurs-papillons qui lutinent partout et oublient invariablement ? Pourquoi sommes-nous changeants ?

Pourquoi ?… Peut-être pour que nous aimions la vie sans nous reposer sur le bonheur qu’elle nous offre ? Peut-être pour que la détresse qui nous prend en face de nos cœurs versatiles, nous ramène à Lui, à Lui qui est stable, à Lui qui est l’éternité, à Lui qui, dans cet avenir mystérieux de l’autre monde, ressuscitera sans doute toutes les fleurs d’amitié que nous aurons égarées ou perdues sur la terre.

Et peut-être aussi pour nous faire apprécier davantage les rares sentiments qui demeurent… qui restent vivaces à travers tous les événements. Les sentiments que n’attaquent ni les malentendus, ni les absences, les sentiments qui se tiennent miraculeusement droits dans nos cœurs changeants, comme des arbres indéracinables.

Mais qu’elles sont frêles, nos amitiés de tous les jours et que nous sommes infidèles !