Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/Préface

Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. i-vii).

GABRIEL FERRY

SA VIE ET SES ŒUVRES



Gabriel Ferry naquit à Grenoble en 1809 ; son père, le baron Ferry de Bellemare, était engagé dans des affaires commerciales avec le nouveau monde ; après avoir achevé d’excellentes études au collége de Versailles, Gabriel Ferry fut envoyé à Mexico dans la maison de commerce de son père.

Mais le jeune homme fut bientôt emporté par l’ardeur de connaître et de posséder en artiste ce monde si bizarre, si pittoresque et si révoltant, cette civilisation qu’il a lui-même qualifiée de douteuse, et dont il a décrit les drames burlesques ou terribles avec tant de verve, de couleur et d’exactitude.

Il voulut parcourir cette vaste contrée tout entière et pénétrer même dans l’immense désert qui la sépare des États-Unis. Une affaire importante que son père avait nouée avec la Californie, alors presque entièrement sauvage, lui permit de traverser la Sonora ; de voir ensuite en passant les quelques huttes qui devaient être, vingt ans plus tard, de la ville San-Francisco ; de pénétrer dans le désert, de revenir sur ses pas à travers les dangers de tout genre de ces routes mal hantées ; d’explorer une partie du littoral, enfin de consacrer quatorze mois à une promenade à cheval de quatorze cents lieues !

Acteur ou témoin oculaire de toutes les aventures qu’il a racontées, plus tard il se piquait de n’avoir presque rien inventé et de devoir plus à la fidélité de sa mémoire qu’à la fécondité de son imagination. Cette double faculté était en lui pourtant, et ses riches observations se rattachent généralement au fil conducteur d’une fiction ingénieuse. Il écrit bien, il est sobre, rapide et coloré. Il a de l’humour, il voit vite et comprend tout. Observateur exact, il ne doit pas être considéré seulement comme un artiste ; ses récits ont une sérieuse valeur ; l’histoire des mœurs peut en faire largement son profit. Conteur attachant, voyageur véridique, la popularité ne lui a pas fait défaut, et c’est justice.

Plus tard, Gabriel Ferry vit l’Espagne.

Il n’écrivit que durant les cinq dernières années de sa vie. Son début fut très-remarqué et très-apprécié dans la Revue des Deux Mondes[1]. Il ne songeait pas encore à faire des romans, il esquissa d’une main ferme les événements et les personnalités historiques qui l’avaient frappé et qu’il avait été à même de bien étudier. Il écrivit les Scènes de la vie sauvage au Mexique ; celles de la vie sociale, et celles de la vie militaire. Ses souvenirs prirent alors la forme du roman. Le Coureur des bois[2], son œuvre capitale, Costal l’Indien, les Squatters, etc., eurent un grand, retentissement, et captivèrent toutes les classes de lecteurs.

Le roman de mœurs contemporaines, le roman historique le tentèrent aussi : Pancrède de Châteaubrun, sa Chasse aux Cosaques[3], témoignèrent de la souplesse de son talent.

Il n’écrivait pourtant qu’à ses moments perdus, car il était homme d’action avant tout, et son esprit aventureux et intrépide rêvait toujours les expéditions lointaines. Il avait acheté une charge de courtier d’assurances maritimes, dont il se démit pour devenir directeur d’une compagnie créée dans le même but En 1831, le gouvernement français lui confia la mission d’aller recevoir à San-Francisco les nombreux émigrants que la fièvre de l’or entassait sans prévoyance et sans ressources sur les rivages, californiens. C’était une mission honorable, délicate, presque héroïque. Les difficultés et les périls qu’elle comportait stimulèrent le généreux explorateur.

Il partit, hélas ! pour ne plus jamais aborder !

Avant de s’embarquer, il écrivait à son jeune fils la touchante lettre que voici :


Southampton, le 1er janvier 1852.

« Je t’ai promis hier de t’écrire, mon enfant chéri, et je tiens ma parole en essayant de le faire le plus lisiblement possible.

« Qu’as-tu pensé, mon cher enfant, quand tu as vu que ton papa était parti sans te dire qu’il n’allait plus revenir ?

« C’est la première fois que je t’ai trompé, pauvre cher petit, et ce sera la dernière, car, si je l’ai fait, c’était pour te ménager.

« Songe à ce que j’ai dû souffrir les derniers jours quand je voyais chacun de ces jours s’écouler et que je me disais : je n’ai plus que cinq jours, plus que quatre jours, plus que trois, et enfin quand je me suis dit lundi : ceci est le dernier jour et je vais embrasser mes pauvres enfants pour la dernière fois de bien longtemps.

« J’ai gardé cet affreux crève-cœur pour moi seul et je n’ai pas voulu vous le faire partager.

« Je te dirai que je suis parti sans M. B. qui n’a dû partir que mercredi. J’étais seul dans mon wagon et c’est seul que j’ai traversé 70 lieues de glaces et de neige, et l’aspect de cette nature lugubre joint à ma solitude n’était pas fait pour dissiper ma mélancolie.

« Je n’ai pu manger de toute la journée, quand je me suis trouvé seul, loin de vous, après avoir traversé la mer le soir même.

« Comme j’étais triste, bon Dieu ! je n’ai pu qu’à peine prendre une tasse de thé avec du pain et du beurre.

« J’ai passé la nuit à Douvres en Angleterre, et le matin à six heures je suis parti pour Londres où je n’ai pu rester que dix minutes, puis à deux heures je suis arrivé ici.

« J’écris à ta mère pour que le 10 elle porte ses lettres chez M. Marzion. Il y en aura une de toi, cher enfant, j’y compte bien, et ne va pas faire le paresseux.

« Te voilà donc, cher petit, par l’absence de ton père, le chef de ta famille en qualité d’aîné, ne donne à ta maman que des sujets de satisfaction, et en faisant ton bonheur tu feras le sien propre ; Dieu veut ainsi que du bien naisse toujours le bien et que celui qui rend les autres heureux l’est aussi par cela même…

« … Adieu, mon enfant chéri, je t’embrasse avec une tendresse infinie.

« Ton père, G. F. »


Le 2 janvier 1852, il prenait passage à bord de l’Amazone, magnifique paquebot de la compagnie anglaise.

Quarante-huit heures après, on venait à peine de perdre de vue les côtes d’Angleterre que l’incendie envahissait le navire. Deux chaloupes où l’on se précipita pêle-mêle furent submergées ; une troisième ne contint plus que vingt passagers, mais Gabriel Ferry n’y était pas !

Il avait prévu et constaté le sort des deux premières embarcations, il ne s’était point hâté de profiter de la dernière chance de salut, et quand cette barque fut pleine, il répondit à ceux qui le pressaient d’y prendre place :

« Mourir pour mourir, j’aime autant rester ici ! »

Il prit ce parti avec une tranquillité extraordinaire, peut-être avec le sentiment secret d’un héroïque dévouement. On le lui a attribué. Sa fermeté d’âme durant les angoisses du drame de l’incendie a autorisé ses compagnons à le penser et à le dire, car cette terrible et noble mort est déjà passée à l’état de légende.

La chaloupe qui portait les derniers débris de l’équipage et qui errait au hasard dans les ténèbres sur une mer houleuse, entendit vers cinq heures du matin une explosion formidable. C’était l’Amazone qui sautait avec le reste de ses passagers !

Gabriel Ferry, plus égoïste ou moins stoïque, eût pu être sauvé, car la barque fut rencontrée, et les passagers recueillis, au bout de quelques heures, par une galiote hollandaise.


Georges Sand.
  1. En 1846, MM. Molé, Guizot, Cuvillier-Fleury, Mignet et autres illustres collaborateurs de ce recueil, furent les premiers à reconnaître et à vanter l’originalité de ces récits.
  2. Le Coureur des bois, qui, — disait Léon Gozlan — donne à son auteur la première place à côté de Cooper — a eu une douzaine d’éditions, et a été traduit en allemand, en espagnol, en danois, et plusieurs fois en anglais.
  3. Publié dans la Patrie en 1853, au moment de la guerre d’Orient, ce roman eut un succès de plus : l’actualité. À ce propos, disons que le roman qui suivit la Chasse aux Cosaques, et eut un succès égal, fut celui des Boucaniers, par Paul Duplessis, qui était neveu de Gabriel Ferry.