Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/III/VI

Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 362-375).

CHAPITRE VI

OÙ JUAN EL ZAPOTE SENT SA VERTU CHANCELER.


Nous avons dit que Caldelas et don Rafael avaient fortifié l’hacienda del Valle de façon à la rendre capable de résister à toutes les forces de l’insurrection dans la province. Indépendamment de trois pièces de campagne fournies par le gouverneur d’Oajaca, don Rafael avait obtenu que le gouvernement espagnol se chargeât de la paye des hommes de la garnison, au nombre d’une centaine environ, en lui laissant le commandement en chef.

Cette charge, peu onéreuse du reste au trésor du vice-roi, eût excédé les moyens du colonel ; sa fortune, quoique assez considérable, n’eût pas suffi, comme on le pense bien, à l’entretien et à l’équipement de ses soldats pendant près de deux ans.

La solde était par elle-même fort modique ; mais les droits de péage payés par tout le commerce qui se faisait entre Puebla et Oajaca, et que prélevait le commandant de l’hacienda, la doublaient et au delà, d’où il résultait que la garnison ne songeait nullement à se plaindre de la longueur ni des fatigues d’un service aussi bien rétribué.

Le lieutenant Veraegui, homme brave, entreprenant et actif, chargé du commandement en l’absence du colonel, s’était contenté depuis longtemps de se tenir sur la défensive jusqu’au moment où il avait appris et fait savoir à don Rafael que la guerilla d’Arroyo était de retour dans la province. Il avait résolu alors d’en finir avec elle, s’il était possible.

Cependant, comme il était assez intéressé et fort peu scrupuleux, tout brave qu’il était, il ne s’était pas pressé de mettre ses projets à exécution. Il était bien aise de laisser Arroyo s’enrichir et s’engraisser de pillage, pour tirer à la fois honneur et profit de la déroute du guerillero. En sa qualité d’Espagnol, peu lui importait que les créoles fussent rançonnés, si le fruit des rapines d’Arroyo devait grossir ses prises. Ses soldats partageaient complétement sa manière de voir, et ceci servira à expliquer comment il s’était borné jusqu’alors à la sortie dans laquelle il avait tué ou pris et fait pendre une dizaine de bandits.

Le lieutenant Veraegui se trouvait dans ces dispositions de neutralité philosophique, lorsque, le matin de ce même jour où don Raphael tâchait de se dérober à la poursuite des hommes d’Arroyo, un message du gouverneur d’Oajaca lui était parvenu.

Ce message lui intimait l’ordre d’avoir à en finir le plus tôt possible avec les brigands qui infestaient la province, et lui annonçait l’arrivée d’un renfort d’une soixantaine d’hommes de milices provinciales pour le soir même.

Le Catalan maugréa quelque peu à la réception de cet ordre, qui le forçait à diminuer ses bénéfices en hâtant l’exécution de ses projets ; mais il ne songea pas un instant à lui désobéir. Seulement son humeur, naturellement peu endurante à l’égard des insurgés, ne s’adoucit pas de ce contre-temps, et ne présageait rien de bon pour ceux qui auraient le malheur de tomber entre ses mains.

Si l’on ajoute à cela que le message basait cette injonction d’en finir au plus vite avec la bande d’Arroyo, sur la nouvelle de la marche prochaine de Morelos sur Oajaca, de la levée du siége de Huajapam et de la déroute complète des assiégeants, on concevra combien le lieutenant catalan se reprocha la mansuétude dont il avait usé vers les quatre bandits qu’il avait fait pendre par le cou, au lieu de les faire pendre par les pieds, comme leurs trois compagnons.

Une heure environ après le passage du capitaine Lantejas devant l’hacienda del Valle, et quelques minutes seulement après que, grâce aux ombres de la nuit, les têtes suspendues à la porte purent être enlevées par ordre d’Arroyo, deux individus s’approchèrent des murs crénelés du manoir de don Rafael.

Ces deux hommes étaient le messager Gaspar et son compère Juan el Zapote, qui avaient attendu l’obscurité pour se glisser jusqu’à l’hacienda, de crainte de tomber le jour entre les mains des guerilleros qui la bloquaient.

Tous deux s’étaient, tenus cachés jusqu’au delà du coucher du soleil, et ils avaient d’autant moins couru de risque de se faire prendre par les gens d’Arroyo, qu’on sait que celui-ci les avait rappelés pour concentrer toutes ses forces sur San Carlos.

« Je ne vois personne autour nous, ma foi ! tout est désert par ici, dit le Zapote quand tous deux furent parvenus à l’entrée de la longue allée de frênes qui précédait l’hacienda. Selon toute probabilité, mes ex-compagnons ont levé le siége. Pourquoi ?

— Peu nous importe, répondit Gaspar ; l’essentiel est que nous voici en sûreté sous ces arbres, et que dans une minute nous serons dans l’hacienda.

— C’est égal ; j’aime à me rendre compte des choses de ce monde.

— Bah ! avançons toujours, dit Gaspar.

— Doucement, compadre ; il est des précautions à prendre. Si la vertu est lucrative, encore faut-il la pratiquer avec intelligence, et ma tournure… toute militaire pourrait paraître suspecte aux sentinelles : un coup de fusil est si vite lâché !

— Il est de fait, mon cher Zapote, que tu as une diable de physionomie dont tu devrais tâcher de te défaire.

— C’est la mauvaise compagnie qui a déteint sur moi ; j’ai eu tant de malheurs !

— Eh bien ! je vais m’avancer seul et me faire reconnaître de la sentinelle ; puis je t’indroduirai comme un homme dévoué à don Rafael Tres-Villas, et qui s’offre pour le délivrer.

— Justement, pourvu que le colonel vive encore.

— Qui va là ? cria la voix retentissante d’une sentinelle.

Gente de paz[1] ! repartit Gaspar en s’avançant seul, tandis que son compagnon, par une défiance exagérée de sa physionomie martiale, puisqu’il faisait nuit, se mettait instinctivement à l’abri derrière le tronc d’un gros frêne.

— Passez au large ! reprit la sentinelle.

— J’apporte des nouvelles importantes du colonel Tres-Villas, dit Gaspar.

— Et nous voulons les communiquer au lieutenant Veraegui, ajouta le Zapote sans se montrer.

— Ah ! et combien êtes-vous ?

— Deux, répondit Gaspar à la sentinelle.

— Avancez sans crainte alors. »

Les deux hommes franchirent l’allée de frênes, après quoi la porte s’ouvrit devant eux, et, seul parmi ses anciens compagnons d’armes qui bloquaient naguère l’hacienda, le Zapote put voir l’intérieur de la forteresse.

Des sacs de terre, empilés derrière les murs d’enceinte, formaient un rempart d’une dizaine de pieds de largeur, jusqu’à une hauteur suffisante pour que les soldats, debout sur ce contre-fort, pussent combattre à l’abri du feu des assiégeants. Des almenas ou créneaux, qui n’étaient que le prolongement des pilastres de la muraille d’enceinte, achevaient de donner un aspect de place forte à l’hacienda del Valle.

Une seule pièce de canon avait été hissée sur le rempart intérieur, et les deux autres, chargées jusqu’à la gueule, reposaient sur leurs affûts derrière la porte massive, au cas où l’on fût parvenu à l’enfoncer du dehors, ou bien encore en ouvrant tout à coup les ventaux, pour vomir un double flot de mitraille dans toute la longueur de l’allée d’arbres.

En outre, des meurtrières avaient été pratiquées près de cette porte pour en défendre l’approche, et il en avait été ouvert également dans toute la longueur des quatre murs d’enceinte.

Le lieutenant Veraegui était occupé à jouer aux cartes dans sa chambre, située au rez-de-chaussée, avec un jeune alferez. À côté de lui, sur la table, se dressait une bouteille de l’eau-de-vie formidable de Barcelone, pays de l’officier, blanche et forte comme l’alcool, escortée de deux verres et d’une pile de cigares de la Havane.

Juan el Zapote ne put s’empêcher d’éprouver un moment de malaise quand, des yeux du lieutenant enchâssés sous d’épais sourcils grisonnants comme ses longues moustaches, un regard inquisiteur jaillit et l’enveloppa tout entier.

Le Catalan était un soldat de fortune, rude et grossier comme à son début, trapu, taillé pour porter l’armure plutôt, que l’uniforme de drap.

De l’examen du Zapote, les yeux gris du lieutenant passèrent à celui de Gaspar, dont il se rappela tout de suite la figure.

« Ah ! c’est vous ? dit-il en s’adressant au dernier ; vous avez vu le colonel et vous m’apportez de ses nouvelles ? Est-il, grâce à Dieu, de ceux qui ont échappé au désastre de Huajapam ?

— Je ne sais de quelle affaire vous voulez me parler. Tout ce que je puis dire, c’est qu’il y a quelques heures il était traqué dans le bois, entre la route de Huajapam et l’Ostuta, par les bandits d’Arroyo.

— Et ce n’est qu’à présent, au bout de plusieurs heures, quand il n’en faut pas plus d’une pour venir de là-bas ici, que vous venez m’avertir des dangers que court mon colonel ! s’écria le vieux lieutenant avec défiance et colère.

— Moi-même j’étais poursuivi comme lui par les bandits avec mon compère que voici, et nous n’avons pu nous échapper plus tôt.

— Ah ! je vous demande pardon, ainsi qu’à votre compère, que j’aurais plutôt pris pour un ami d’Arroyo que pour son ennemi. Où diable ai-je vu votre figure, mon brave ?

— J’ai beaucoup voyagé, répondit le Zapote, et il n’est pas étonnant…

— Et le colonel vous a prié de venir vers moi ? interrompit Veraegui.

— Je l’ai rencontré sans le connaître ; je n’ai su que plus tard que c’était lui.

— Voici ce qui devient incompréhensible, » reprit le Catalan, dont l’œil s’arma encore de plus de défiance.

Gaspar raconta au lieutenant comment, au moment où il fuyait lui-même avec son compère, le colonel avait sauté d’un arbre devant eux, et comment ils s’étaient séparés sans le connaître. Jusque-là tout allait bien, mais le narrateur s’était fourvoyé dans une route dangereuse pour le Zapote ; il lui restait à expliquer comment celui-ci avait appris par ses anciens camarades que le fugitif qu’ils venaient de voir était don Rafael lui-même.

Gaspar hésitait, et les regards défiants du lieutenant allaient de l’un à l’autre des deux compagnons. Le Zapote vint résolûment en aide à son compère.

« Mon compadre, fit-il, n’ose pas déclarer toute la vérité par précaution pour moi, et je la dirai à sa place, voici le fait : en sortant d’ici pour aller rejoindre le seigneur don Rafael devant Huajapam, mon compère a été pris par les batteurs d’estrade d’Arroyo, amené à son camp, et en grand risque de perdre la vie si… par, égard pour notre compadrazgo et par amitié pour lui, je n’eusse consenti à le sauver au péril de mes jours.

— Vous étiez donc dans le camp d’Arroyo ? s’écria le lieutenant.

— On voit parfois un agneau parmi des loups, répondit le Zapote d’un ton de componction.

— Oui, quand l’agneau ressemble au loup à s’y méprendre.

— À tout péché miséricorde ; j’étais un agneau fourvoyé, et voilà tout.

— Hum ! un agneau hurlant, avec griffes et dents acérées. Enfin, continuez.

— J’ai toujours aimé la vertu, reprit le Zapote, et, en ma qualité d’homme vertueux, j’étais fort dépaysé parmi tous ces bandits, quand mon compère vint m’offrir l’occasion de fuir vertueusement. »

Le grand mot de vertu, que le Zapote faisait si pompeusement passer par les formes du substantif, de l’adjectif et de l’adverbe, semblait si malsonnant dans sa bouche, que le Catalan s’écria :

« Corbleu ! cet acte de vertu devait vous être bien lucratif !

— Rien n’est lucratif comme l’honnêteté, c’est mon axiome ; toujours est-il que, si je n’avais pas servi sous Arroyo, les anciens compagnons que j’ai rencontrés dans le bois ne m’eussent pas appris que ce fugitif, que nous ne connaissions pas, n’était autre que don Rafael ; je ne serais pas venu vous avertir du danger qu’il court, et mon compadre eût été pendu ou fusillé.

— C’est vrai comme l’Évangile, dit Gaspar.

— De plus, ajouta le Zapote, si le colonel est parvenu à se sauver, comme je l’espère, ce sera grâce à l’avis que je lui ai donné, de chercher un refuge dans les bambous de l’Ostuta.

— En quel endroit ? » demanda Veraegui.

Le Zapote lui décrivit minutieusement l’endroit indiqué ; puis il ajouta en finissant :

« Du reste, j’aurai l’honneur de vous y conduire moi-même.

— C’est-à-dire que vous et votre compère vous resterez en otage jusqu’au retour du colonel ; je me défie par tempérament des agneaux qui ont habité trop longtemps avec des loups. Si le colonel vit, vous vivrez tous deux ; s’il est mort… Qu’on emmène ces deux hommes et qu’on les garde à vue, dit le lieutenant sans achever sa phrase.

— Quoi ! moi aussi ? s’écria l’honnête Gaspar avec un étonnement peu flatteur pour son compère.

— Tant pis pour vous ! il fallait vous rappeler le proverbe : Mas vale ir solo que no mal acompañado[2]. »

Les soldats emmenèrent Gaspar et le Zapote, assez déconcerté, malgré son axiome, de voir son premier acte de vertu si mal récompensé.

Le lieutenant avala une rasade de son refino[3] de Catalogne.

« Par les plaies du Christ ! s’écria-t-il, j’en finirai cette nuit avec les bandits d’Arroyo, et je donnerai aux chacals et aux vautours une curée qui les gorgera quinze jours durant. »

Sur son ordre, l’alferez jeta ses cartes et courut faire préparer un détachement de trente hommes pour aller à bride abattue au secours du colonel et battre les bords du fleuve.

En ce moment, le corps de milices provinciales échangeait le mot d’ordre et de reconnaissance avec les sentinelles du rempart. Le gouverneur tenait sa parole.

Ce nouvel incident retarda le départ du détachement, et, pendant que le lieutenant Veraegui prend ses dispositions pour une attaque générale, en ne laissant que le nombre d’hommes rigoureusement nécessaire à la garde de l’hacienda, nous dirons en aussi peu de mots que possible ce qui était advenu à don Rafael.

Du milieu des fourrés où le colonel avait trouvé asile, il avait pu voir, à travers les tiges de bambous, tous les mouvements du camp d’Arroyo, puis lever ce même camp, et les guerilleros abandonner les abords du fleuve.

Alors, quand la nuit fut tout à fait close et que les plus tardives étoiles brillèrent au haut du ciel, le colonel sortit de son refuge et regarda attentivement autour de lui. Tout faisait silence le long du fleuve ; mais bientôt ce silence fut troublé par trois hommes qui traversaient le gué, puis par deux autres cavaliers suivant le même chemin : c’étaient d’abord le capitaine Lantejas avec ses deux acolytes, et les deux bandits qui rapportaient au capitaine les têtes de ses trois soldats.

Le premier soin du colonel, quand il se vit seul enfin ; fut de retourner à l’endroit du bois où il avait attaché le Roncador en dernier lieu.

Comme son maître, le cheval avait échappé aux recherches des hommes d’Arroyo ; mais le pauvre animal était si exténué de fatigue et de soif surtout, que le colonel dut regagner les bords du fleuve pour le désaltérer.

La prudence le conseillait également, car l’Ostuta se trouvait désert ; don Rafael le savait, et il ignorait si les abords de l’hacienda del Valle étaient toujours gardés.

Pendant que le cheval, débridé, trouvait une ample pâture dans les herbes vertes des bords du fleuve, don Rafael, de nouveau tapi derrière les roseaux, aperçut un homme qui se disposait à traverser à pied le gué du fleuve pour venir de son côté.

L’homme était seul, et, quel qu’il pût être, don Rafael se promit de ne pas le laisser passer sans l’interroger. Quand le piéton prit pied sur la rive, le colonel, le sabre à la main, courut vers lui en lui donnant l’ordre de l’attendre, l’assurant qu’il n’aurait rien à craindre.

L’homme parut néanmoins fort effrayé de cette sommation et de la présence soudaine du colonel, dont, il faut l’avouer, la longue lame et les habits déchirés et fangeux n’avaient rien de fort rassurant.

« Seigneur Dieu ! s’écria celui-ci, laissez passer un serviteur qui va chercher du secours pour ses maîtres.

— Quels sont vos maîtres ? demanda le colonel avec douceur.

— Ceux de l’hacienda de San Carlos.

— Don Fernando Lacarra et doña Mariana Silva[4].

— Vous les connaissez ?

— Sont-ils en danger ?

— Hélas ! reprit le serviteur, leur maison est pillée, et j’ai entendu les gémissements de mon malheureux maître sous le fouet d’Arroyo…

— Quoi, encore ce misérable ! interrompit don Rafael avec violence.

— C’est toujours lui quand il y a quelque crime à commettre.

— Et votre maîtresse doña Marianita ?

— C’était pour lui arracher la révélation de l’endroit où elle était cachée que le brigand infligeait la torture du fouet à mon maître ; heureusement j’ai pu la soustraire à sa brutalité en l’aidant à fuir par la fenêtre de la chambre où elle était cachée ; puis j’ai fui après elle, et je vais demander secours à l’hacienda del Valle, dont les généreux défenseurs ne permettront pas qu’on viole impunément les lois de la guerre.

— Les abords en sont donc libres ? demanda le colonel.

— Sans doute ; toute la troupe des bandits est concentrée dans San Carlos.

— Eh bien, venez avec moi ! s’écria don Rafael, et je vous promets une vengeance aussi prompte que sanglante ! »

Sans s’expliquer davantage, le colonel brida son cheval, le monta sans selle (on se souviendra qu’il l’avait abandonnée dans le bois), et aida le domestique à se mettre en croupe derrière lui ; puis tous deux s’éloignèrent au grand trot.

« Et dans quel endroit se sera réfugiée votre maîtresse ? demanda don Rafael au bout de quelques instants de silence.

— Dans le trouble où j’étais, je n’ai pas pensé à lui indiquer l’hacienda où nous allons ; je l’ai engagée à chercher un refuge dans les bois voisins de San Carlos ; mais l’important est qu’elle ait pu échapper aux griffes d’Arroyo. Pauvre jeune femme ! elle était si heureuse ce matin ! reprit le domestique avec un soupir ; elle attendait, dans le courant de cette journée fatale, son père et sa sœur, qu’elle n’avait pas vus depuis près d’un an. »

Le colonel ne put s’empêcher de frémir des pieds à la tête.

« Êtes-vous sûr que don Mariano et doña Gertrudis dussent venir ? s’écria-t-il avec angoisse.

— Une lettre annonçait leur arrivée pour aujourd’hui du moins. Pourvu qu’ils ne tombent pas au milieu de ces hommes de sang ! Et dire que cet Arroyo est un ancien serviteur du père de ma pauvre maîtresse.

— Espérons ! dit le colonel avec effort.

— Peut-être aussi la faiblesse de doña Gertrudis aura-t-elle été cause d’un retard de deux ou trois jours dans son voyage, c’est ce qu’il y aurait de plus heureux.

— Que dites-vous ? dona Gertrudis serait donc malade ?

— Eh quoi ! répondit le serviteur de don Fernando, vous qui semblez la connaître, ignorez-vous donc qu’elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, et qu’un chagrin secret la mine et la dévore… Mais qu’avez-vous à trembler ainsi ? reprit-il en sentant, sous son bras passé autour du colonel, les secousses nerveuses qui l’agitaient.

— Ce n’est rien, répliqua précipitamment don Rafael ; et dites-moi… connaît-on la cause… de ce chagrin profond ?

— Qui ne le connaît ? Doña Gertrudis aimait un jeune officier au point que, dit-on, elle n’avait pas hésité à faire vœu de couper sa chevelure si celui qu’elle aimait échappait à un grand danger. Le sacrifice a été consommé, et cependant celui qui devait peut-être la vie à ses prières l’a oubliée.

— Eh bien ? reprit don Rafael d’une voix entrecoupée.

— Eh bien ! la pauvre jeune fille meurt lentement de cet oubli… et voilà tout… Ah ! seigneur cavalier, vous êtes malade, vous dis-je, continua le domestique ; je sens votre cœur bondir sous mon bras comme s’il voulait s’échapper de votre poitrine ; ralentissez l’allure de votre cheval.

— C’est vrai ; j’étouffe, répondit péniblement don Rafael ; je suis sujet à des palpitations… à des… »

Le colonel chancelait sur son cheval, et son compagnon fut obligé de le soutenir pour qu’il ne tombât pas.

« Merci, mon ami, merci ! reprit enfin d’une voix faible le colonel, dont la vigueur herculéenne ployait sous le poids de son émotion ; je me sens mieux… continuez cette histoire… elle m’intéresse… Cet homme avait-il donc dit à… doña Gertrudis qu’il ne l’aimait plus ? En aimait-il une autre ?

— Je ne sais.

— Ne pouvait-elle lui faire savoir… par un message convenu… qu’il devait revenir vers elle, fût-il au bout du monde ? Peut-être alors… »

Don Rafael n’osait achever, car un espoir longtemps comprimé commençait à envahir son cœur avec trop de force pour qu’il ne craignît pas de le voir détruire tout à coup.

« Vous m’en demandez plus que je n’en sais, en vérité, répondit le domestique ; je vous ai dit tout ce que j’ai appris à ce sujet. »

Le colonel étouffa un soupir et n’insista plus ; seulement, sous la pression nerveuse de ses jambes, le Roncador, malgré le double poids qu’il portait, s’élançait au galop vers l’hacienda del Valle.

« Connaissez-vous le nom de cet officier qu’aimait doña Gertrudis ? reprit-il après quelques minutes de cette course rapide.

— Je l’ignore aussi, répondit le domestique ; mais, à sa place, je ne laisserais pas ainsi mourir d’amour une jeune fille aussi belle qu’on le prétend, car je ne l’ai jamais vue. »

Ce furent les derniers propos qu’échangèrent les deux cavaliers à ce sujet ; peu d’instants après, ils arrivaient à l’entrée de l’allée de frênes, où la voix des sentinelles les arrêta.

« Dites au lieutenant Veraegui, s’il vit encore, que c’est le colonel Tres-Villas ! » s’écria don Rafael.

Le son des clairons ne tarda pas à retentir dans l’intérieur de l’hacienda en signe d’allégresse du retour du commandant en chef, tandis que le domestique de don Fernando se laissait glisser à terre avec force excuses d’avoir méconnu le grade de son compagnon de cheval.

« C’est peut-être moi qui serai votre obligé, répondit le colonel, car j’aurai à vous charger d’un message… important. »

Le domestique s’inclina, et, tandis que le lieutenant Veraegui s’avançait avec deux alferez et des soldats porteurs de torches à la rencontre du chef de la garnison, il prenait respectueusement la bride de son cheval.

En entrant dans l’hacienda, don Rafael ne se doutait pas des vœux ardents que faisaient pour son salut le messager de doña Gertrudis et son compagnon, à qui sa vertu de fraîche date paraissait devoir être si peu profitable.


  1. Ami.
  2. Mieux vaut aller seul qu’en mauvaise compagnie.
  3. Eau-de-vie très-forte.
  4. Au Mexique, la femme mariée garde le nom de son père, contrairement à l’usage de France, où elle ne porte plus que celui de son mari.