Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/III/III

Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 313-330).

CHAPITRE III

LE PIVERT ET L’ARBRE MORT.


Le colonel, en s’éveillant, sentit une telle lassitude dans tous ses membres qu’il s’étonna d’avoir pu dormir plus d’une demi-heure en semblable posture, et il éprouva un violent désir de descendre de son arbre pour se dégourdir en marchant.

Cependant, à l’aspect des deux individus qui continuaient à s’avancer vers lui, il crut prudent de différer un peu et se borna à défaire doucement les nœuds de sa ceinture qui le tenaient attaché, tout en surveillant avec soin les allures pour le moins suspectes des nouveaux venus.

Ceux-ci, sans soupçonner la présence d’un être vivant si près d’eux, marchaient toutefois avec circonspection, regardant à droite et à gauche, comme s’ils eussent espéré ou craint de découvrir un objet invisible. Leur costume était assez bizarre, et surtout fort peu propre à courir à travers les halliers ; car il consistait en un simple caleçon et en une chemise.

Ce léger vêtement semblait complétement mouillé, quoique la nuit eût été fort sèche, et chacun d’eux portait à la main un paquet assez volumineux.

« Ces gens, pensa le colonel, cherchent quelqu’un ou craignent qu’on ne les cherche eux-mêmes ; lequel des deux ? »

Il écouta et regarda plus attentivement.

De même qu’en cet endroit l’épaisseur du fourré avait semblé propice à don Rafael pour s’y arrêter, les deux hommes jugèrent convenable d’y faire halte également.

« Arrêtons-nous ici, dit l’un d’eux, le temps de changer de vêtements.

— Je le veux bien, mais faisons vite, répondit l’autre ; nous devrions être bien loin déjà sur la route de Huajapam. »

Tous deux s’assirent sous l’acajou qui servait d’asile au colonel, et commencèrent silencieusement et sans tarder à se défaire de leurs vêtements mouillés pour les remplacer par ceux qu’ils portaient en paquet sous leurs bras.

« C’est donc ceci, reprit l’un d’eux, qui vaut son pesant d’or ? »

Et il désignait en parlant ainsi un autre petit paquet, que son compagnon serrait précieusement dans la poche de sa veste.

« Oui, et tu verras que tu ne regretteras pas d’avoir consenti à me suivre pour partager la bonne aubaine que ceci nous vaudra. Le tout est de pouvoir nous tirer d’ici, car on va se mettre à nos trousses.

— C’est certain ; mais on ne nous trouvera pas, et, si nous tombons dans les postes avancés de ceux de mes camarades qui bloquent el Valle, comme ils ne sauront rien de ma fuite du camp, je leur persuaderai que je suis chargé de t’accompagner pour aller toucher avec toi le montant de la rançon d’un prisonnier.

— Et si l’on nous ramène au camp ? reprit l’autre.

— Nous y serons pendus ; mais un peu plus tôt, un peu plus tard, n’est-ce pas le sort de l’homme ? riposta philosophiquement Juan el Zapote, car c’était l’ex-gardien du messager de don Mariano et de sa fille, à présent son compagnon de fuite ; mais je me fais fort de te tirer de là, compadrito[1].

— Corbleu ! se dit mentalement don Rafael, ce drôle, qui pense que c’est le sort de tout homme d’être pendu tôt ou tard, semble si sûr de son fait, qu’il ne lui en coûtera pas plus de me conduire aussi à bon port. »

En achevant cette réflexion, le colonel saisit une des lianes qui lui avaient servi à escalader le tronc de l’acajou, et, au risque de laisser une partie de ses vêtements aux branches, de l’arbre, il sauta d’un bond devant les deux aventuriers stupéfaits.

Don Rafael, qui aurait payé si cher la connaissance du doux message envoyé par Gertrudis, se trouvait inopinément en face du messager chargé de le lui délivrer.

Il est vrai que ni l’un ni l’autre ne se connaissaient.

« Chut ! ne craignez rien, je vous offre ma protection, dit le colonel avec une superbe aisance, et surtout à bas les armes ! »

Zapote avait dégainé un long poignard qu’il levait à tout hasard, prêt à frapper le premier venu avec cette indifférence particulière à l’homme qui, comme lui, ne pressent pas d’autre fin que la corde ou le garrote. Mais don Rafael lui avait aussitôt saisi le poignet qu’il serrait avec une force suffisante pour prouver qu’il pouvait être aussi terrible ennemi que puissant protecteur.

« Qui êtes-vous ? s’écrièrent à la fois les deux compagnons.

— Ah ! voilà qui est indiscret, reprit don Rafael, je suis un homme qui saute à bas d’un arbre, et la preuve en est que mon chapeau y est resté… » Et, sans lâcher la main de Zapote, le colonel, se dressant sur ses pieds, harponnait de la pointe de sa longue épée son feutre accroché à l’une des branches. « Vous fuyez les hommes d’Arroyo, je les fuis aussi, voilà tout ce que nous devons savoir. Maintenant vous êtes deux, je suis seul, et, si vous ne voulez faire cause commune avec moi, je vous tue : c’est à prendre ou à laisser.

Caramba ! quel bon négociant vous auriez fait avec cette rondeur en affaires ! reprit Zapote, à qui ces allures franches et sans détour étaient loin de déplaire. Mais que puis-je pour vous ?

— Me faire passer avec votre compère que voici pour votre camarade, chargé comme lui d’aller toucher le montant de la rançon d’un prisonnier, ce qui est un peu vrai, puisque vous allez tous deux partager le produit d’un…

— D’une commission bien simple, ajouta Zapote, et si vous saviez…

— Je n’ai pas l’intention d’en prendre ma part, dit le colonel en souriant, et peu m’importe de savoir…

— Vous le saurez malgré vous, caramba ! interrompit Zapote emporté par un élan irrésistible de loyauté ; entre amis, car nous le devenons dès à présent, une franchise sans bornes est de rigueur.

— Voyons donc, dit le colonel.

— Eh bien ! répondit le véridique Zapote, c’est le testament en règle d’un oncle excessivement riche en faveur d’un neveu qui se croyait déshérité et que nous apportons au susdit neveu. Vous jugez du pourboire que cela nous vaudra.

— Le testament n’est pas faux ? demanda le colonel, mis en défiance par la mine suspecte du Zapote.

— Nous ne savons pas écrire, répondit-il avec naïveté ; mais, si vous m’en croyez, nous allons décamper tous trois au plus vite ; nous n’avons déjà perdu que trop de temps.

— Et mon cheval,’objecta le colonel, qu’en ferons-nous ?

— Ah ! vous avez un cheval ? Eh bien ! laissez-le, il ne ferait que vous embarrasser.

— Surtout s’il est comme un cheval que je connais, ajouta le messager en faisant allusion au Roncador même, qu’il avait eu occasion de voir dans les écuries de don Mariano à Oajaca ; ce diable de cheval, figurez-vous… »

Des cris qui éclatèrent à la fois sur les bords du fleuve, sur le chemin de Huajapam et des deux côtés opposés du bois interrompirent le messager au moment où il allait raconter à don Rafael les particularités de son propre cheval, et sans aucun doute préparer les voies à une reconnaissance complète entre le colonel et lui.

Tous deux interrogèrent du regard la contenance effrayée du Zapote.

« Diable ! dit-il, c’est plus grave que je ne pensais.

« Les cris qui venaient de frapper l’air exprimaient l’allégresse et l’ardeur de ceux qui entraient en chasse, et une implacable résolution de ne pas faire de quartier. C’est ainsi que la trompe qui sonne la mort jette aux échos la condamnation du cerf. Ces cris avaient encore quelque chose de plus significatif, à en juger par d’étranges modulations qui les accompagnèrent au moment où on y répondait de l’extrémité du bois.

Le Zapote regarda fixement quelques secondes l’officier royaliste, qui portait un chapeau de volontaire insurgé, une veste de soldat d’infanterie et un pantalon d’officier de cavalerie.

Vous êtes un homme qui ayez sauté à bas d’un arbre, reprit-il, je ne puis le nier ; mais, à moins que ce ne soit un autre que vous, il y a dans le bois un royaliste qu’on va poursuivre à outrance.

— À mon tour je ne saurais nier que je sers la cause du roi, dit simplement don Rafael.

— Ces cris, dont je connais la signification, indiquent qu’on doit prendre mort ou vif un royaliste caché quelque part dans ces fourrés, continua le Zapote. Ceux qui vous poursuivent vous ont donc déjà vu ?

— J’ai tué hier soir deux des leurs à leur nez et à leur barbe.

— Alors je ne puis espérer vous faire passer, comme mon compère que voici, pour un prisonnier ordinaire, qui n’est ni royaliste ni insurgé.

— C’est douteux, du moins.

— C’est de toute impossibilité, et je ne puis vous promettre qu’une chose : non-seulement de ne pas vous trahir au cas où nous parviendrons, mon compère et moi, à nous tirer de ce pas épineux, mais d’essayer de dépister ceux qui vous cherchent ; car je commence à me lasser de ce métier de bandit… À une condition cependant.

— Laquelle ? demanda le colonel.

— C’est que vous nous permettiez de vous fausser compagnie. Je ne puis rien pour vous sauver, vous le voyez. Vous ne pourriez que nous perdre sans profit pour vous, ou nous empêcher de remettre à qui de droit le message dont nous sommes chargés. D’un autre côté, bien que ce ne soit que depuis un instant, votre sort est lié au nôtre, et vous abandonner au milieu du danger, sans votre consentement, serait une lâcheté dont j’aime autant recevoir de vous l’absolution. »

Il y avait dans les paroles du Zapote un accent de loyauté dont le colonel fut frappé malgré lui.

« Qu’à cela ne tienne, mon ami, dit résolûment don Rafael ; je vous permets d’aller chercher fortune où bon vous semblera, et je souhaite même, ajouta-t-il en souriant, que vous puissiez arriver jusqu’à ce neveu avec le testament de son oncle. »

Puis il dit d’un ton mélancolique :

« J’ai si peu de raison de tenir à la vie que je pense comme vous : un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’importe ? Seulement, reprit-il avec un retour subit de bonne humeur, je tiens essentiellement à n’être pas pendu.

— Merci de votre permission, seigneur cavalier, répondit le Zapote ; mais un mot encore avant de vous quitter : si vous m’en croyez, vous remonterez au sommet de cet arbre, où personne ne songera que vous pouvez être.

— Non pas, je serais comme le jaguar poursuivi par les chiens sans pouvoir me défendre, et je veux, comme disent les Indiens, envoyer avant moi le plus d’ennemis possible, pour me déblayer les terrains de chasse dans l’autre monde.

— Eh bien ! faites mieux, poursuivit le Zapote, marchez vers l’Ostuta. À la pointe méridionale de ce bois, sur les bords du fleuve et près du gué, il y a des fourrés de bambous fort épais, dans lesquels mon compère et moi nous aurions trouvé asile jusqu’au jugement dernier, s’il ne nous avait fallu aller à nos affaires ; si vous pouvez y arriver, vous êtes sauvé.

— Ah ! ceci est préférable, dit le colonel, quoique depuis trois jours je commence à être las de me cacher. Adieu donc et bonne chance ! »

Le Zapote et son compagnon, après s’être orientés, prirent la direction qui pouvait, par un assez large détour, les conduire vers la route de Huajapam, où le messager de Gertrudis, sans se douter qu’il se séparait du colonel lui-même, espérait toujours le trouver dans le camp des royalistes occupés à en faire le siége.

Quelques secondes après, l’épaisseur du bois les eut bientôt cachés aux yeux du colonel.

« Je suis, ma foi ! fâché de ne pas lui avoir demandé son nom, dit le compadre du Zapote à son compagnon au bout d’un quart d’heure de route silencieuse ; il ne nous en aurait sans doute pas fait plus de mystère que de sa qualité, car il paraît aussi franc que brave. D’après sa tournure et malgré son costume, ce doit être quelque officier de l’armée royaliste.

— Bah ! reprit le Zapote, le nom ne fait rien en pareille circonstance. C’est un homme perdu, et nous ne serions pas plus avancés de savoir comment il s’appelle.

— Qui sait ?

— Je suis fâché que nous n’ayons pas pu lui être utiles, voilà tout ; à présent, pensons à nous, c’est l’essentiel ; car, vois-tu ? mon brave Gaspar, nous ne sommes pas encore hors de danger. »

Les deux compagnons poursuivirent leur route en se glissant le plus doucement possible à travers les fourrés, que le soleil déjà plus élevé commençait à éclairer de ses rayons brûlants.

Une demi-heure s’écoula ainsi avant qu’ils entendissent de nouveau les voix de ceux qui s’avançaient dans le bois, marchant peu éloignés les uns des autres. Ces voix se turent bientôt.

Au milieu du silence qui régna alors, le Zapote distingua le craquement des buissons à quelque distance de lui, et, en avançant de ce côté, il aperçut un homme qui marchait avec précaution la carabine à la main ; puis, à dix pas de celui-ci, à sa droite et à sa gauche, sur la même ligne, deux autres hommes se glissant avec les mêmes précautions à travers les halliers.

Tous trois se faisaient de leur mieux un rempart de chacun des arbres qu’ils rencontraient. Le Zapote reconnut l’un d’eux.

« Eh ! Perico ! cria-t-il.

— Qui m’appelle ? reprit l’homme.

— Moi, Juan el Zapote.

— Tiens ! et par quel hasard ? demanda Perico.

— Je vais te le dire, reprit le Zapote avec une merveilleuse impudence ; tu sauras d’abord que le capitaine…

— D’où viens-tu ? demanda Perico.

— Du camp, de l’autre côté de l’Ostuta.

— Le capitaine a donc su que nous poursuivions un royaliste dans ces bois ?

— Comment cela ? demanda le Zapote.

— Figure-toi que nous avons battu ces bois toute la nuit à la recherche de ce coquin ; que, de dix que nous étions, il n’en restait que huit, Suarez et Pacheco ayant été tués, et maintenant, si j’en juge par tous ces cris auxquels nous avons répondu, nous sommes au moins vingt. »

En ce moment, un autre homme se joignit aux trois que le Zapote venait de rencontrer. Un heureux hasard faisait que ces quatre hommes étaient précisément les mêmes qui avaient été chargés par Pépé Lobos de battre la partie du bois voisine de la route de Huajapam, et qui, n’ayant pas rencontré le vieux fourrier Refino, ignoraient par conséquent que le Zapote fût poursuivi comme déserteur.

« Maintenant, reprit celui-ci, que je t’ai dit pourquoi je me trouve ici envoyé en mission par le capitaine avec mon compère don Gaspar, comme je suis très-pressé…

— Le diable m’emporte si tu m’as rien dit de ta mission ! s’écria Perico.

— Parbleu ! une mission secrète comme la mienne ! Allons, adieu, je te le répète, je suis fort pressé.

— Avant de vous en aller, dit un des trois hommes qui étaient avec Perico, dites-nous si vous l’avez rencontré dans le bois.

— Qui ça ? le royaliste que vous poursuivez ?

— Sans doute, l’enragé colonel.

— Je n’ai pas vu le moindre colonel enragé, reprit le Zapote.

— Eh ! caramba ! le colonel Tres-Villas, s’écria Perico. Tu fais l’ignorant : espères-tu le prendre tout seul et gagner la prime de cinq cents piastres ?

— Le colonel Tres-Villas ! s’écria à son tour Gaspar le messager.

Cinq cents piastres de prime ! ajouta le Zapote en portant la main à ses cheveux comme s’il allait s’en arracher une poignée.

— Eh ! oui, parbleu ! lui-même, dit Perico ; un grand gaillard à moustaches noires, au feutre, de même couleur, portant un pantalon à bande d’or et une veste de soldat d’infanterie.

— Qui vous a tué deux hommes ?

— Quatre, puisque Suarez et Pacheco n’ont plus reparu. »

Il n’y avait plus à douter que l’homme qu’ils venaient de laisser derrière eux ne fût précisément celui qu’ils cherchaient pour lui remettre le message de Gertrudis, et le Zapote échangea avec Gaspar un regard de désappointement profond.

Un instant l’honnêteté de fraîche date de l’ex-bandit chancela sur sa base encore mal assise ; mais une prière muette de Gaspar et le souvenir de la foi jurée l’emportèrent dans son âme sur la cupidité déçue.

« Je n’ai rien vu, dit-il sèchement, et vous me faites perdre mon temps ; au revoir.

Vete con Dios[2] ! » dit Perico.

Gaspar et le Zapote échangèrent un dernier adieu avec les Compagnons de Perico, et ils s’éloignèrent au pas d’abord, tant qu’ils furent en vue, puis à toute course, quand ils se virent seuls.

Le principal était de se mettre en sûreté, sauf à se lamenter après d’une semblable déconvenue.

Quand ils se crurent à l’abri de toute poursuite dans la partie du bois située de l’autre côté de la route, le Zapote se jeta sur la mousse d’une clairière avec un air de désolation profonde.

« Qu’allons-nous faire maintenant ? » dit lugubrement Gaspar.

Le Zapote gardait le silence des grandes émotions ; puis, se levant au bout d’une minute :

« Un coup superbe ! s’écria-t-il ; un coup rare ! une bonne action !

— Tu en es capable ?

— Nous en sommes capables tous deux ! Écoute, compadrito ; je suis connu de ceux qui bloquent l’hacienda del Valle, tu es connu de ceux qui la défendent ; entrons-y. Une fois là, tu me fais passer pour un des serviteurs de ton maître don Mariano.

— Ce serait possible, mon cher Zapote, objecta naïvement Gaspar, si tu n’avais pas une diable de physionomie…

— Je la composerai ; cela me regarde, tu verras. Je demande une prime de mille piastres, si j’arrache le colonel, au risque de ma vie, au péril qui le menace ; nous prenons cinquante hommes avec nous, je délivre le colonel ; nous touchons la récompensé promise et le prix de ton message par-dessus le marché. Qu’en dis-tu ?

— Ce serait superbe, en effet.

— Ah ! la vertu, vois-tu ! il n’y a rien de plus lucratif.

— Mais d’ici là le colonel sera pris ou tué.

— Peut-être que non ; et puis, s’il est mort, nous tâcherons de prendre le capitaine. Coûte que coûte, il me faut une prime.

— Au fait, le colonel aura peut-être réussi à gagner le fourré de bambous sur les bords du fleuve, reprit Gaspar.

— Dans deux heures, nous pouvons être de retour ici avec le renfort ; courons vite à l’hacienda. »

Excités par cet espoir, les deux aventuriers reprirent courage et se dirigèrent le plus rapidement qu’il leur fut possible vers l’hacienda gardée par le lieutenant Veraegui.

Sans chercher à examiner si tout doit marcher au gré de leurs désirs, nous les laisserons aller pour retourner vers le colonel Tres-Villas.

Resté seul, don Rafael envisagea froidement sa position. Il ne se dissimula pas que ses chances de salut ne fussent des plus douteuses, et que, à moins de quelque secours inattendu sur lequel il ne devait pas compter, il n’avait guère d’espoir d’échapper au sort qui le menaçait.

Le soleil inondait d’une lumière éclatante le bois tout entier qui lui servait d’asile. Ses rayons, déjà presque perpendiculaires, pénétraient jusqu’au cœur des fourrés, et cependant, avant qu’il se couchât et que la nuit vînt de nouveau lui prêter ses ombres tutélaires, sept heures environ devaient encore s’écouler ; car c’était précisément un des jours du solstice d’été, les jours les plus longs de l’année, ceux où, sous les tropiques, une baguette fichée en terre ne projette pas d’ombre.

Combien alors don Rafael regretta ce sommeil auquel il s’était abandonné, au lieu de profiter d’une partie de la nuit afin de tenter un effort désespéré pour son salut ! Il regretta non moins vivement de n’avoir pas révélé, quoi qu’il en pût advenir, son nom à ses deux compagnons d’un instant ; peut-être l’espoir d’une forte récompense les eût-il engagés à essayer de pénétrer jusqu’à l’hacienda del Valle, pour instruire le lieutenant Veraegui du danger que courait son chef.

Il était loin de se douter qu’un hasard providentiel se fût chargé de faire pour lui ce qu’une tardive réflexion lui suggérait maintenant.

En dépit du danger de sa position, don Rafael, à jeun depuis longtemps, commençait à ressentir les atteintes de la faim ; mais c’était ce dont il devait le moins s’inquiéter. Dans les bois des parties chaudes de l’Amérique, l’anonier, le corosollier, l’ahuacatier, et bien d’autres arbres encore, se couvrent spontanément, et sans culture, de ces fruits savoureux qui servent à la nourriture de l’homme.

Une fois ces réflexions faites, le colonel n’était pas homme à se consumer en inutiles regrets, et il résolut d’agir.

Il hésita d’abord un instant sur ce qu’il devait faire de son cheval, et il semblait décidé à l’abandonner ; mais il ne tarda pas à se convaincre de l’utilité qu’il en pouvait tirer en s’en faisant, dans sa marche tortueuse à travers les bois, un rempart vivant et mobile derrière lequel il trouverait au besoin un abri contre la balle d’une carabine. Puis, s’il parvenait sain et sauf à la lisière du bois, il lui restait encore la ressource de s’élancer sur son dos et d’échapper, comme la veille, à la poursuite de ses ennemis. Il se disposa donc à aller le chercher.

Le hallier dans lequel il avait attaché le Roncador n’était pas fort éloigné de l’arbre sur lequel il avait passé la nuit ; mais le profond silence qui régnait dans la forêt, qu’on aurait pu croire déserte sans les cris qui s’étaient fait entendre un quart d’heure auparavant, lui fit sentir la nécessité de marcher avec précaution, le moindre froissement d’un buisson pouvant trahir sa présence.

Le colonel s’avançait donc en posant les pieds par terre le plus légèrement possible, lorsqu’un bruit vague de voix parvint à son oreille. Il écouta quelque temps sans que ce bruit se rapprochât sensiblement de lui. Il se mit de nouveau en marche.

Il put enfin gagner le hallier, où il retrouva son cheval. Quoique brûlant de soif et dévoré par la faim, le pauvre animal n’avait pas fait le moindre effort pour briser son licou.

À l’approche de son maître, il fit entendre un hennissement joyeux qui retentit au loin.

Malgré ce bruit, qui pouvait le trahir et lui être si funeste, le colonel ressentit un mouvement de joie mêlée de tristesse en caressant son noble compagnon de danger, et il ne put en même temps s’empêcher d’éprouver un remords du rôle auquel il allait peut-être le destiner.

C’était néanmoins un de ces cas dans lesquels l’instinct de conservation de l’homme le porte souvent à faire ce que son cœur désapprouve.

Afin de rendre ses mouvements plus faciles dans le labyrinthe formé par les arbres et les lianes, le colonel dessella son cheval et ne lui laissa que la bride pour le conduire à la main. Il s’avança résolument, en se guidant sur le soleil, vers la pointe méridionale du bois, qui aboutissait au gué de l’Ostuta.

Le conseil du Zapote lui parut bon à suivre, et il pensa que, s’il pouvait en effet parvenir à se cacher le reste du jour au milieu des bambous du fleuve, il lui serait facile, pendant la nuit, de gagner la grande route d’Oajaca pour revenir de là à l’hacienda del Valle.

Chemin faisant, don Rafael jeta encore le fourreau de son sabre, ainsi que son ceinturon, qui le gênaient, et, tenant d’une main sa lame nue, de l’autre la bride de son cheval, il continua sa marche le plus silencieusement qu’il lui fut possible, décidé à ne se servir de ses pistolets qu’à la dernière extrémité.

Cependant le moment approchait où il allait être obligé de faire un détour ; car, au milieu du silence, il entendit, dans la direction qu’il suivait, des voix d’hommes qui s’appelaient et se répondaient, en s’invitant à marcher sur la même ligne et à conserver leur distance pour former un plus large cercle.

Séparément, aucun de ceux qui le poursuivaient ne lui eût inspiré plus d’inquiétude sérieuse qu’un chasseur isolé n’en inspire au lion qui bat en retraite devant le nombre de ses ennemis ; mais il savait bien que la meute entière des bandits d’Arroyo se précipiterait à la fois sur lui, et qu’il succomberait infailliblement.

Le colonel renonça donc à l’idée désespérée, un instant conçue, de marcher sur l’adversaire qui se trouverait le plus près de lui et de l’égorger sans bruit.

Il pensa avec raison que, au milieu de bois épais comme ceux qui le cachaient, un homme résolu avait quelque avantage sur des ennemis obligés de s’avertir de la voix pour marcher ensemble et garder leur distance. Tandis qu’ils signalaient l’endroit où ils se trouvaient, lui, en gardant le silence, leur laissait ignorer le lieu de sa retraite.

Les voix se rapprochaient de moment en moment, et don Rafael écouta avec anxiété si d’autres voix ne se faisaient pas entendre d’un côté différent. Il était à craindre de n’éviter les uns que pour tomber dans les embûches des autres.

Le colonel ne connaissait pas le nombre de ses ennemis ; mais, quel qu’il fût, il supposa que le cordon formé autour de lui pour le prendre ne pouvait être si serré qu’il n’y eût quelque vide à travers lequel il pût s’échapper, comme un oiseau qui passe par l’une des mailles du filet de l’oiseleur.

Pendant que don Rafael écoutait, comme écoute l’homme dont la vie dépend de la finesse de son oreille, il entendit, à quelque distance de lui, le bruit sonore et lointain du bec d’un pivert frappant sur un arbre mort.

Ce bruit est l’un de ceux qui se font le plus souvent entendre dans les vastes forêts de l’Amérique. L’oiseau sauvage, occupé à chercher sa pâture, fait une chasse incessante aux vers logés dans l’écorce des arbres morts ou dépéris, et les fait sortir de leur retraite en frappant sur le tronc à coups redoublés de son bec.

Le bruit que venait d’entendre le colonel était comme une voix amie qui lui disait que, du côté d’où elle partait, aucune créature humaine ne troublait la solitude de la forêt.

Don Rafael, guidé par les coups cadencés que continuait de faire entendre l’oiseau solitaire, se dirigea vers lui. Il était encore à quelque distance de son arbre, quand le pivert, effrayé par sa présence, s’envola à tire-d’ailes.

Le fugitif s’arrêta et prêta l’oreille, et, à sa grande joie, il entendit dans le lointain la voix de ses ennemis ; il avait été dépassé par eux, et, à moins qu’ils ne revinssent sur leurs pas, ce qui n’était pas probable, ils allaient le chercher dans le centre du bois qu’il venait de quitter.

Pour mieux les tromper et augmenter encore sa sûreté, il s’avisa d’une ruse indienne.

Il ramassa deux branches de gaïac sec, et, les frappant l’une contre l’autre, il imita à s’y méprendre, le bruit cadencé des coups de bec du pivert.

Maître maintenant de reprendre la direction qu’il avait été forcé d’abandonner, don Rafael s’avança rapidement vers le gué de l’Ostuta, s’arrêtant néanmoins de temps en temps pour faire dire encore à l’écho de la forêt le bruit tutélaire du bec de l’oiseau chasseur.

Après une heure de marche environ, le colonel s’arrêta pour cueillir quelques-uns de ces fruits sauvages dont il avait été forcé jusqu’ici de se priver, de crainte de perdre un temps précieux à son salut. Pendant qu’il trompait ainsi sa faim et sa soif avec quelques anonas[3], il prêtait l’oreille avec délices à ces mille bruits vagues et indéfinissables qui n’interrompaient qu’à peine le profond silence qui régnait autour de lui.

Le milieu du jour était déjà dépassé, et le soleil commençait à lancer ses rayons obliques, lorsque don Rafael se leva et reprit sa marche ; puis bientôt, à travers les derniers arbres du bois, il aperçut la nappe tranquille de l’Ostuta coulant sans bruit au milieu des hauts bambous qui croissaient sur ses bords.

La brise agitait doucement les liges élancées et les longues feuilles mobiles de ces verts fourrés où, le jour, les caïmans se vautrent dans la vase du fleuve en attendant la fraîcheur de la nuit.

C’était là aussi que don Rafael devait aller chercher comme eux un asile, jusqu’au moment où l’obscurité lui permettrait de continuer sa course.

Le colonel ne comptait pas attendre dans les bois le retour de ceux qui l’avaient vainement poursuivi, et, une fois arrivé sur les bords du fleuve, il chercha à se rendre compte de ce qui s’y passait. Des derniers buissons de la lisière du bois aux bambous de l’Ostuta il n’y avait qu’un court espace à franchir, et il s’y hasarda.

La couleur jaunâtre des eaux, de petits remous écumeux que formait le fleuve en caressant dans son cours de nombreuses plantes aquatiques, dont les larges feuilles et les fleurs s’étendaient mollement à sa surface ; les ondulations de ses eaux autour de quelques grosses pierres jetées çà et là, tout indiquait à don Rafael qu’il était en effet près du gué où, deux ans auparavant, ses courses à la poursuite d’Arroyo l’avaient souvent conduit, et dont le Zapote lui avait parlé le matin.

Caché par les longues tiges des gigantesques roseaux, il put apercevoir de loin les tentes du camp de ce chef de bandits et ses cavaliers galopant sur les bords opposés du fleuve. À cet aspect, ses passions fougueuses se réveillèrent, et il tendit d’un air de menace son poing fermé vers l’emplacement occupé par le guerillero objet de toute sa haine.

Tout à coup, des cris, des pas de chevaux, qu’il entendit résonner dans le bois derrière lui, vinrent lui donner l’alarme. C’étaient les cavaliers d’Arroyo qui rentraient au camp, désappointés de n’avoir pu trouver, au lieu du colonel et des deux autres fugitifs, que Suarez et Pacheco, sains et saufs, mais encore tout effrayés.

Il n’y avait pas une minute à perdre, et don Rafael, écartant de la main les bambous, entra au plus épais du fourré humide, qui se referma au-dessus de sa tête : et quand, quelques moments après, les cavaliers passèrent au galop à peu de distance de sa retraite, la brise agitait tranquillement les panaches verdoyants des bambous sans laisser deviner à l’œil le plus clairvoyant la présence du fugitif qu’ils cachaient sous leur impénétrable manteau.

Don Rafael entendit bientôt les chevaux fouetter en marchant les eaux du fleuve, puis le bruit s’éteignit et fut remplacé par un profond silence.

De mortelles heures se succédèrent lentement les unes aux autres jusqu’au moment où le soleil, descendu à l’horizon, lança comme un dernier adieu aux roseaux du fleuve de longs rayons, aigus comme des glaives de feu. Après avoir réfléchi pendant quelques instants les dernières lueurs du couchant, les eaux de l’Ostuta s’assombrirent et leur miroir ne répéta plus que des myriades d’étoiles dont la voûte du ciel était parsemée.


  1. Mon cher compère.
  2. Que Dieu te conduise.
  3. Fruit de l’anonier.