Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/II/IV

Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 178-193).

CHAPITRE IV

LA GUADALUPE.


Le malheureux qui flotte au gré de la vague et du vent sur une vergue ou sur le moindre débris de son navire brisé se trouve à peine dans une position plus désespérée que l’Indien et le capitaine don Cornelio, à cheval tous deux sur la quille d’un canot qu’un coup de mer pouvait faire chavirer de nouveau et couler bas. Que le vent vînt à fraîchir ou que la houle augmentât, la perte des deux aventuriers était inévitable.

Un espoir vague que l’Indien le délivrerait de ce danger, comme de plusieurs autres dont l’intrépidité de Costal l’avait déjà tiré, soutenait seul le ci-devant étudiant en théologie. Aussi examinait-il avec une attention profonde les moindres symptômes qui pouvaient lui faire juger de la situation d’esprit du Zapotèque.

Jusque-là, son inaltérable sang-froid ne s’était pas démenti ; cependant, à mesure que le temps s’écoulait sans qu’on aperçût les baleinières, les traits de Costal s’assombrissaient et don Cornelio se sentait frémir. Il y a encore loin néanmoins de l’inquiétude au découragement, et Costal n’en était en apparence qu’à la première de ces deux phases.

« Eh bien ! Costal ? demanda Cornelio pour faire rompre au Zapotèque le silence de mauvais augure qu’il gardait.

— Eh bien ! je m’étonne que les baleinières ne se soient pas émues à ce coup de canon. Le mariscal, d’ordinaire, n’a pas besoin d’en entendre deux pour… »

Une rafale de vent, qui passa en sifflant, emporta les derniers mots de l’Indien.

Costal retomba dans un silence effrayant. Une nuance plus foncée d’inquiétude se peignit dans sa contenance. C’était presque de la crainte que trahissait son masque bronzé, jusque-là si impassible.

Lantejas savait que, lorsque Costal manifestait la moindre émotion, le péril devait être bien terrible : non pas que l’effrayante évidence de celui qu’il courait eût besoin de quelque preuve ; mais don Cornelio comptait toujours sur quelque ressource imprévue que le courage invincible du Zapotèque lui fournirait.

Il se crut presque sauvé quand, il entendit l’Indien lui dire :

« Seigneur don Cornelio, que ne donneriez-vous pas pour vous trouver encore couché dans un hamac avec des enlacements de serpents à sonnettes et des groupes de tigres pour ciel de lit ? »

Costal plaisantant, c’était bon signe ; cependant il reprit bientôt d’un ton inquiet :

« Nos compagnons seraient-ils par hasard retournés sur leurs pas ? »

Dans une position affreuse comme celle-là, les moindres soupçons fâcheux deviennent une certitude, et le capitaine ne douta pas un instant que les baleinières n’eussent regagné le rivage qu’elles avaient quitté deux heures auparavant. Une pareille crainte était cependant absurde ; il était plus naturel de supposer qu’en attendant les nouvelles que le canot devait rapporter, les embarcations étaient restées au même endroit, à présent surtout que la défiance de ceux qui les montaient se trouvait sans doute éveillée par une détonation qu’ils n’avaient pu manquer d’entendre. Cette dernière probabilité ne tarda pas à frapper Costal, qui parut réfléchir plus profondément.

Cependant les lames étaient assez grosses déjà pour faire éprouver de violentes secousses au canot, et, d’après les sifflements du vent, il était facile de voir qu’elles allaient grossir encore.

« Écoutez, seigneur don Cornelio Lantejas (nous aurions dû dire plus tôt que, depuis qu’il était proscrit sous le nom de Lantejas, ce nom paraissait toujours fâcheux à don Cornelio ; cette fois, il lui parut de mauvais augure plus que jamais) ; écoutez : je sais que la mort ne vous effraye pas ; eh bien ! je ne dois pas vous cacher que d’ici à une heure les lames nous auront coulés bas, si vous attendons qu’elles grossissent encore.

— Que faire ! s’écria le capitaine avec désespoir.

— De deux choses l’une, reprit Costal : ou les baleinières nous attendent, ou elles se dirigent vers l’île ; supposer qu’elles aient rétrogradé est absurde en y pensant bien. Quand on reçoit d’un général l’ordre d’attaquer un point quelconque, on ne revient pas sans l’avoir tenté. Donc, comme il m’est facile de nager encore jusqu’aux embarcations…

— Nager jusqu’aux embarcations ! y pensez-vous ?

— Et pourquoi pas ?

— Et nos compagnons dévorés devant nos yeux ? »

Un éclair, qui vint à briller au même moment, laissa voir l’air de profond dédain dont la physionomie de Costal était empreinte.

« Ne vous ai-je pas dit que, moi seul peut-être, je pouvais nager sans crainte parmi les requins ? Je l’ai fait cent fois par bravade, je le ferai aujourd’hui pour conserver notre vie. »

L’idée de rester seul épouvantait le capitaine ; celle d’une mort inévitable et prochaine à deux n’était pas moins terrible. Il hésita un instant à répondre, et Costal, prenant son silence pour un consentement, s’écria :

« Dès que j’arriverai à bord de l’une des baleinières, je ferai partir une des fusées de signaux que nous y avons embarquées ; alors vous saurez qu’il faut espérer et crier de toutes vos forces. »

Don Cornelio n’avait pas eu le temps de répondre un mot que l’intrépide plongeur s’élança la tête la première dans l’eau, sous laquelle le capitaine put le suivre à la raie lumineuse qu’il y traça, et, comme si les hôtes féroces qu’elle abritait eussent reconnu une puissance supérieure, il vit les requins s’enfuir devant celui qui les bravait. Il est vrai, du reste, qu’ils étaient largement repus. Le capitaine vit Costal remonter assez loin à la surface de l’eau, puis le perdit de vue derrière la crête noire des lames, mais il lui sembla que le vent lui apportait de vagues paroles d’encouragement, et il n’entendit bientôt plus que les hurlements encore lointains de la rafale et le frappement lugubre des vagues sur les planches tremblantes du canot.

Quelque repu que soit un requin, il est bien rare que sa voracité naturelle s’apaise jamais, et quand l’Indien, qui n’avait pas oublié son ancien métier de plongeur, revint sur l’eau ; quand, son couteau entre les dents, il eut jeté à son compagnon d’infortune les mots d’encouragement dont la brise n’avait apporté à ce dernier que des fragments épars, le Zapotèque regarda autour de lui.

Ce n’était point peur, c’était prudence.

Deux de ces tigres de l’Océan, plus redoutables mille fois que ceux que nourrissent les savanes, nageaient dans le même sens que lui, l’un à droite, l’autre à gauche, à une distance d’environ vingt pieds. Quelque terrible que fût un pareil voisinage, l’habitude qu’il en avait contractée sur les bancs de perles, son imperturbable croyance au fatalisme, la préoccupation, en outre, que devait naturellement lui causer la crainte de ne pas retrouver les baleinières, tous ces motifs réunis empêchaient l’Indien de porter une bien grande attention à ces dangereux compagnons de voyage.

Costal, toutefois, par prudence et non par crainte, nous le répétons, tournait la tête de temps à autre pour s’assurer de la position de ses deux ennemis, et chaque fois leurs ailerons lui semblaient plus rapprochés.

Puis aussi, tout en fendant l’eau d’une coupe rapide et vigoureuse, le nageur essayait de percer à travers l’obscurité pour découvrir l’objet auquel sa vie était attachée ; mais partout ses yeux ne voyaient qu’un horizon sombre, vide, et que bornait à peu de distance la crête écumeuse des lames.

Un coup d’œil jeté de côté lui fit bientôt apercevoir les deux ailerons sinistres toujours se rapprochant de lui ; il n’en était plus séparé que par une distance de dix pieds.

Costal continuait à n’avoir pas peur des requins : l’immense solitude de l’Océan commençait seule à l’effrayer.

Quelque intrépide que soit un homme, il lui est sans doute permis de faiblir un moment, lorsque, livré à la merci des flots sur une mer sans limites, escorté par des requins voraces au milieu d’une nuit obscure et sans indication précise, il cherche comme dernier moyen de salut un point aussi imperceptible qu’une baleinière.

Quelque vigoureux que puisse être un nageur, son haleine s’épuise à la suite de longs et pénibles efforts, quand un couteau entre les dents l’empêche d’ouvrir la bouche pour aspirer à longs traits l’air dont ses poumons ont besoin, et Costal, pour rien au monde, n’eût voulu lâcher son arme à la lame aiguë et tranchante, sa seule ressource contre les requins en cas d’attaque.

Depuis quelques instants, l’Indien sentait battre son cœur avec plus de force ; il attribua cette circonstance aux efforts qu’il faisait, et prit son couteau dans l’une de ses mains.

Les pulsations de son cœur n’en furent pas moins rapides ; disons-le sans honte pour lui, Costal avait peur. Puis, en nageant avec un poing fermé, l’autre main restée libre devait redoubler ses efforts.

La précaution d’avoir son couteau prêt à tout événement ne paraissait du reste pas inutile. Les deux requins commençaient à le devancer en convergeant tous deux vers le point par lequel il devait passer.

À cet aspect nouveau que prenait la chasse persévérante et silencieuse dont il était le but, l’Indien obliqua rapidement à droite. Les deux requins changèrent leur direction et continuèrent à nager de conserve.

De longs et terribles moments s’écoulèrent, pendant lesquels, obligé à forcer sa route sur la droite, il fut ainsi mis malgré lui dans la bonne voie. Il allait devoir son salut à deux terribles ennemis acharnés contre lui.

Un cri de joie s’échappa de sa poitrine haletante à la vue des trois baleinières, qui tout à coup s’élevèrent devant lui en dansant sur la houle.

L’Indien poussa un second cri, un cri lui répondit. Alors, il ramassa ses forces défaillantes pour gagner les baleinières ; car, bien qu’on l’y eût entendu, on ne le voyait pas.

Malheureusement, les deux requins gardaient l’un la droite, l’autre la gauche de l’étroit chemin qu’il devait suivre pour arriver à la plus rapprochée des trois embarcations, et Costal eût épuisé à faire un détour ce qui lui restait de force. Il suivit son chemin tout droit.

Le couteau à la main, le cœur palpitant, Costal, prêt à enfoncer son arme dans la gueule du premier requin qui l’ouvrirait, effrayant ses voraces ennemis du geste et de la voix, longea, comme fait un navire en perdition à travers des récifs aigus, les deux masses noires aux ouïes phosphorescentes. Des yeux ternes et glauques laissèrent tomber sur lui des regards vitreux, puis les deux masses noires s’écartèrent.

Costal n’eut que la force de s’accrocher à l’une des baleinières, et quand les bras tendus vers lui l’y eurent halé épuisé, le cœur sans battement, il demeura évanoui.

Sa présence racontait assez évidemment la triste histoire du canot. Costal, eût-il eu sa connaissance, n’eût pu rien ajouter à l’évidence ; voilà ce que pensa le mariscal à son aspect.

« Ne cherchons plus le canot, messieurs, dit-il ; allons droit sur l’île. »

Puis ôtant son chapeau ;

« Prions, continua-t-il, pour l’âme de nos malheureux camarades, pour le capitaine Lantejas surtout ; nous perdons en lui un vaillant officier. »

Les baleinières suivirent leur route silencieuse après cette laconique oraison funèbre de don Cornelio, qui attendait toujours.

Revenons vers lui, vers le canot où le malheureux officier, seul au milieu des dangers qui l’entouraient, contemplait l’Océan, livide comme la mort en l’absence des éclairs, et flamboyant comme une fournaise quand les nues se fendaient en sillons de feu. Il écoutait le vent qui sifflait en fouettant l’onde, comme le cavalier qui excite sa monture de l’éperon et de la voix ; il entendait la vague rugir comme le coursier sauvage qui se révolte contre son cavalier. Heureusement, l’orage n’en était qu’à son prologue, et il pouvait se tenir encore sur son frêle support. Il cria à plusieurs reprises, mais le vent lui rejetait ses cris inutiles à la face avec l’écume des lames.

Le secours n’arrivait pas ; Costal était sans doute noyé ou dévoré, et le malheureux capitaine pensait qu’il n’avait plus qu’à se résigner au même sort. Soudain, à la lueur d’un éclair, il lui sembla voir apparaître au sommet d’une lame et sur un flot d’écume la forme longue d’une barque et des figures humaines. Il tressaillit d’espoir : mais, quand l’éclair se fut éteint, il ne vit plus que des vagues noires frissonner et danser à la place de la vision. Il cria encore, et le son rauque qui déchira son gosier se perdit au milieu des hurlements de la mer et du vent. Il était sûr néanmoins de ne pas s’être trompé, et les lames que le vent soulevait pouvaient seules le cacher à ses compagnons et les lui rendre également invisibles.

Mais bientôt sa certitude ne fut plus qu’un doute ; le rayon d’espoir qu’il avait eu s’évanouit, et il vit de nouveau dans toute sa nudité l’horreur de sa position.

Tout à coup, au moment où, soulevé jusqu’à la crête d’une lame, il put dominer un instant au-dessus de son court horizon, il aperçut encore bien distinctement, à la lueur d’un second éclair, la même barque, les mêmes figures, mais dans une direction opposée. Les chaloupes l’avaient dépassé sans le voir. La vague s’affaissa sous lui ; il perdait de vue les sauveurs qui le cherchaient où il n’était pas. Peu s’en fallut que dans l’accès de désespoir insensé qui s’empara de lui, il ne se laissât volontairement entraîner par un de ces flots dont il était le triste jouet.

Le malheureux se sentait perdu sans retour. Fasciné par le gouffre qui l’attirait, exalté jusqu’à la folie par les intonations funèbres de la mer et du vent, il allait cesser de lutter, lorsque, du sein de l’onde et à peu de distance de lui, il vit jaillir une vive lueur et une courbe d’un azur étincelant se dessiner sur le ciel sombre. C’était la fusée de signal tant désirée. Alors don Cornelio rassembla ce qui lui restait de forces, et poussa un cri auquel le désespoir et la joie, mêlés ensemble, donnèrent un retentissement surhumain. Il l’entendit porter par le vent, bondir pour ainsi dire sur le dos des lames et mourir au loin. Après un moment pendant lequel il concentra tout ce qui lui restait de vie à écouter la réponse à son appel, il entendit un autre cri lutter contre les hurlements de la rafale : c’était la voix de l’Indien.

Cornelio cria de nouveau sans répit, sans relâche, jusqu’à ce que sa gorge déchirée refusât de produire aucun son. À chaque fois, il entendait comme l’écho affaibli de cris lointains, et pourtant la lueur des éclairs ne lui montrait toujours qu’un espace immense, noir et vide… Enfin une des baleinières arriva en bondissant jusqu’à lui. Les mains de Costal et de Galeana se tendirent et saisirent les siennes, et il se sentit enlevé de la quille du canot ; il était temps : comme Costal, il tomba évanoui dans le fond de l’embarcation.

On devine facilement ce qui s’était passé. Au moment où les baleinières venaient de s’éloigner de don Cornelio sans l’avoir aperçu, sans que personne eût entendu ses cris, l’Indien avait déjà repris ses sens et raconté en peu de mots la catastrophe dont l’équipage du canot avait été victime.

On s’empressa alors de faire le signal convenu en s’orientant à la lueur des éclairs par la position de l’île et par celle de la goélette et du château. Costal, avec la double sagacité du marin et de l’Indien, avait à peu près reconnu l’endroit où il avait laissé son compagnon d’infortune. Un instant après, le premier cri poussé par Lantejas parvint jusqu’aux oreilles attentives de Costal et confirma ses conjectures. Le capitaine était sauvé !

Malgré l’alerte donnée par la Guadalupe, les trois baleinières purent facilement aborder du côté de l’île opposé à la goélette, par une nuit d’orage pendant laquelle la garnison n’était pas sur ses gardes. Lantejas était toujours évanoui, et, quand il revint à lui, il se trouva dans l’île de la Roqueta sans savoir comment il y était arrivé. Le bruit des arbres, dont les cimes se choquaient au-dessus de sa tête sous l’effort de l’orage arrivé à son plus haut point de violence, le fracas du tonnerre, qui semblait ébranler l’île jusque dans ses fondements, tout cela à son réveil lui parut la plus douce mélodie qu’il eût jamais entendue. Avant d’appeler Costal, qu’il reconnut dormant près de lui, il examina ce qui l’entourait. Disséminés par petits groupes, les gens de l’expédition, leurs armes à la main, étaient debout et silencieux comme dans une embuscade.

« Où sommes-nous ? demanda-t-il à Costal en le secouant.

— Dans l’île de la Roqueta, parbleu ! répondit l’Indien.

— Comment avons-nous pu y parvenir ?

— De la manière la plus simple. Qui pourrait croire que soixante hommes vont s’aventurer sur la mer par un temps semblable ? Personne assurément. Aussi nul d’entre les Espagnols de l’île n’a songé à nous, et nous avons débarqué sans obstacle.

— Qu’attend le mariscal pour attaquer ?

— Que nous sachions où nous sommes et où est l’ennemi. La nuit est noire comme la gueule d’un canon, et le ciel et la mer sont en fureur. »

L’orage, du reste, faisait la sécurité des Mexicains jusqu’au jour ; car ignorants comme ils l’étaient des localités et de la force de la garnison espagnole, une attaque imprévue dirigée contre eux leur eût été funeste. Grâce à la tempête, on ne soupçonnait par leur présence.

Il était environ quatre heures du matin lorsque Costal donnait ces détails au capitaine. L’orage continuait à gronder, et la mer, qui brisait avec violence contre la grève, menaçait de rompre les câbles des embarcations, seul espoir de salut en cas de défaite. Don Cornelio jetait des regards effrayés sur cet Océan qui avait manqué de l’engloutir quelques heures auparavant. Il vit un homme descendre vers le rivage, et pensa qu’il allait resserrer les nœuds des câbles. En effet, l’homme se baissa ; mais au bout d’une minute, Lantejas crut entendre le grincement de la lame d’un couteau sur un objet qu’on cherchait à couper.

« Que fait-il donc ? dit-il à Costal en lui montrant l’homme occupé à sa mystérieuse besogne.

— Il coupe les câbles, parbleu ! répondit l’Indien ; et, s’élançant tout de suite vers lui, suivi du capitaine, il reconnut au pâle reflet de l’écume blanchâtre des vagues, le mariscal lui-même, don Hermenegildo Galeana.

— Ah ! c’est vous, capitaine, dit Galeana ; venez donc m’aider à trancher ces câbles, qui sont durs comme des chaînes de fer.

— Trancher ces câbles ! et si nous sommes contraints de battre en retraite devant des forces trop supérieures ?

— C’est précisément ce que je veux éviter, répondit Galeana en souriant. On se bat mal quand on peut se sauver, et je veux que nos hommes se battent bien. »

Il n’y avait rien à répliquer à l’ordre du chevaleresque mariscal, et tous trois eurent bientôt défait ou tranché les nœuds des câbles.

« C’est bien, reprit Galeana ; nous n’avons plus maintenant qu’à retirer des embarcations les fusées de signaux. »

Ils obéirent et larguèrent les amarres, et les vagues en se retirant eurent bientôt emporté les trois baleinières.

« Allez dormir jusqu’au moment où je vous ferai réveiller, dit Galeana ; vous avez besoin de sommeil, capitaine. Pendant ce temps, Costal ira pousser une reconnaissance dans l’île pour savoir où est l’ennemi. Il faut qu’aux premiers rayons du soleil l’île et la goëlette soient à nous. »

Le mariscal, en disant ces mots, rejeta sur sa figure le pan de son manteau et s’éloigna. Costal et le capitaine reprirent leur place sans se communiquer leurs réflexions, et, quand l’Indien eut achevé de se dépouiller du peu de vêtements qu’il avait conservés, il s’éloigna à son tour en se glissant à travers les mangliers du rivage, comme le jaguar quand il s’avance dans les roseaux pour surprendre l’alligator sur le bord des lagunes.

Quant à don Cornelio, il resta sans pouvoir dormir. Bien qu’un peu blasé sur le danger des batailles par une habitude de plus d’un an, l’obligation où Galeana avait mis ses soldats de vaincre ou de mourir le tenait éveillé. Son temps se passait à réfléchir sur les bizarreries de la destinée qui l’avait jeté malgré lui au milieu de la carrière périlleuse du soldat. Il ne formait plus qu’un vœu : c’était celui de voir prendre le plus tôt possible cette forteresse d’Acapulco, de laquelle Morelos lui avait promis de signer son congé. Au bout d’une heure environ, Costal était de retour et lui fit connaître en substance le résultat de son exploration, dont il allait communiquer les détails à Galeana.

Suivant le rapport de l’Indien, la garnison espagnole, qu’il supposait être d’environ deux cents hommes, était retranchée dans une espèce de fortin de terre à la pointe méridionale de l’île, à une portée de canon du camp mexicain. Deux pièces de campagne la défendaient, et, dans une petite anse, la goëlette dont le feu avait brisé l’avant du canot était à l’ancre à quelque distance du frontin.

Galeana savait maintenant où était l’ennemi ; il connaissait sa force et ses moyens de défense. Le crépuscule commençait à paraître. Don Hermenegildo fit silencieusement former les rangs à sa troupe, et, dans une petite éminence qui se trouvait tout près, il se fit apporter les fusées des signaux.

« Muchachos, dit-il alors à demi-voix, un point que nous attaquons est toujours pris ; nous sommes au moment de charger l’ennemi, nous avons les pieds dans l’île. Nous pouvons donc annoncer au général en chef, que l’île est prise et que l’ennemi est mis en déroute. »

Sans attendre une réponse, le mariscal approcha son cigare allumé de la première fusée qu’on lui présenta. La fusée s’éleva en sifflant et décrivit sur le ciel sombre une ellipse d’un rouge vif ; une seconde lui succéda en traçant une courbe blanchâtre ; une troisième s’élança en laissant après elle une longue traînée d’un vert éblouissant.

« Rouge, blanc et vert, c’est le drapeau mexicain, reprit Galeana ; c’est le signal convenu avec votre bien-aimé général pour lui annoncer la prise de l’île. On sait à présent la nouvelle au camp, et nous ne pourrions plus la démentir. En avant ! »

Galeana s’élança aussitôt, et d’un seul bond se mit à la tête de ses gens, qui s’élancèrent à leur tour au pas de charge, guidés par Costal. Comme ils approchaient du petit fort qui abritait la garnison espagnole, un cri de détresse parvint à eux. Ils ne furent pas longtemps sans en connaître la cause. À travers une échappée d’arbres, la goélette se montra couronnée de monde, roulant et tanguant sous la lame à peu de distance des rochers, et ses matelots cherchaient en vain à la préserver d’un naufrage inévitable. Ses câbles étaient rompus et le vent d’orage la poussait sur un lit de rochers aigus.

« Sang du Christ ! moi qui comptais sur cette goëlette, s’écria Galeana ; nous n’en aurons que les débris. »

Ce désastre, bientôt connu dans le camp espagnol, y jeta la confusion ; Galeana l’augmenta encore par son terrible cri de guerre, qui fut suivi de hurlements forcenés poussés par ses soldats, dont l’obscurité cachait le petit nombre. Leur brusque attaque, leurs clameurs, jointes aux éclats du tonnerre et aux cris de détresse des matelots de la goëlette, portèrent l’effroi des Espagnols à son comble. Les assaillants enfoncèrent à coups de hache les portes du fort. Sans presque éprouver de résistance, et après un court combat corps à corps, une partie de la garnison s’enfuit et l’autre se rendit sans conditions.

À peine le dernier coup de fusil venait d’être tiré que la goëlette touchant violemment sur les rochers s’inclina comme un cheval éventré par un taureau, et ses flancs s’ouvrirent. Les vainqueurs n’eurent plus alors qu’à s’emparer des hommes de l’équipage de la Guadalupe (c’est ainsi que s’appelait la goëlette), à mesure qu’ils échappaient au naufrage.

Le soleil vint bientôt jeter quelques pâles rayons à travers, les nuages, gonflés qui semblaient flotter sur l’Océan ; mais l’orage ne s’apaisa pas tout à fait à la naissance du jour.

Au moment où le dernier des hommes de la goëlette touchait le rivage de l’île, le fort signala une voile, puis bientôt, de la place même, on put apercevoir au loin entre deux lames un navire fuyant à sec avec la rapidité de l’éclair.

L’ouragan semblait le pousser contre la terre, et il arriva bientôt à une distance assez rapprochée pour que, de la grève, on distinguât l’équipage et les officiers sur le pont.

Costal, Clara et le capitaine don Cornelio observaient comme les autres les manœuvres du brick, quand les yeux perçants de l’Indien se dirigèrent avec plus d’attention sur un officier appuyé sur la lisse du navire avec un air de mélancolie profonde.

Sa taille haute et élégante annonçait la vigueur. Sa chevelure noire flottait au gré de la brise sur sa tête découverte, et il semblait peu préoccupé du danger que courait le navire.

« Reconnaissez-vous cet officier ? demanda Costal en le désignant du doigt à don Cornelio et à Clara.

— Je ne puis distinguer ses traits, répondit Lantejas.

— C’est celui que nous avons connu tous trois jadis capitaine des dragons de la reine ; aujourd’hui c’est le colonel Tres Villas.

— Celui qui, à la bataille de Calderon, a failli s’emparer du généralissime Hidalgo ? dit un soldat.

— Lui-même, répondit Costal.

— L’officier qui a cloué la tête d’Antonio Valdès à la porte de son hacienda ? ajouta un volontaire de la province de Oajaca.

— Lui-même, répliqua l’Indien.

— Est-ce lui encore qui s’est emparé de la ville d’Aguas Calientes et a fait couper la chevelure de quatre cents femmes prisonnières ? demanda un troisième.

— On dit qu’il avait ses raisons pour cela, repartit Costal.

— Eh bien ! s’il échoue ici, son affaire est claire. »

Mais, au moment où le soldat finissait, un petit foc s’éleva sur le beaupré du brick, une voile glissa le long d’un des étais, et le navire, obéissant en même temps au gouvernail, ne tarda pas à virer de bord et à se perdre dans le lointain.

Costal ne s’était pas, trompé. L’officier passager était bien don Rafael Tres-Villas, qui, après un an d’absence, allait porter sur les bords du golfe de Tehuantepec une incurable mélancolie.