Corse - La vengeance corse

LE LASSO,


ou


LA VENGEANCE CORSE.


(TRADITION DU XVIe SIÈCLE.)




Tonio Guitera, le plus pauvre possidente, le plus déterminé chasseur et le plus brave homme d’armes de la pieve de Guitera, se promenait un matin dans une de ces vieilles forêts de pins, de chênes verts et de hêtres qui couvrent tout l’intérieur de la Corse, et forment un contraste pittoresque avec son littoral nu et dépouillé. Armé de sa longue carabine, trophée enlevé aux Génois, et à peu près le seul objet qu’il possédât au monde, avec le pauvre champ d’orge et la cahutte de pierres sans ciment, qu’il appelait orgueilleusement sa casa, Tonino cheminait tête levée, chantant à pleine gorge une chanson d’amour, et aussi fier, aussi content de lui que si le beau manoir seigneurial de Guitera, qu’il apercevait à ses pieds, lui eût appartenu du chef de son père. Parent au trentième degré du possesseur de ce domaine, dont il portait aussi le nom, suivant le vieil usage de la Corse, où tous les habitans d’un village, aux vendette près, sont de la même famille, Tonino, après tout, ne faisait nullement tort au noble nom qu’il portait ; brave, actif, infatigable, rusé comme tous les Corses le sont, vindicatif comme ils se font gloire de l’être, il était, de l’aveu même de ses compagnons, le meilleur des 50 ou 60 hommes d’armes, espèce de clan guerrier que le chef de la famille, le sire de Guitera, pouvait armer au besoin. Dans toutes ses guerres contre les Génois, Tonino avait partagé ses fatigues, ses dangers et son lit de fougère, plus d’une fois il avait risqué sa vie pour sauver la sienne, et croyait, non sans quelque droit, pouvoir un peu compter sur la reconnaissance de son noble parent. Mais Tonino dans ce moment ne songeait pas à l’ambition ; d’autres pensées l’occupaient, et de ses jambes sèches et musculeuses, couvertes de guêtres grossières, il grimpait avec agilité un sentier où des chèvres et le chasseur corse peuvent seuls se hasarder.

Tonino aperçut bientôt ce qu’il cherchait ; c’était un troupeau de chèvres ; un chien seul les gardait, mais la bergère était absente, et cette bergère était sa fiancée. Anna Maria n’était peut-être pas la plus jolie fille de la pieve, mais Tonino le pensait, et que lui importait tout le reste ? Ses grands yeux noirs, son teint bruni, cet air de modestie souffrante et résignée qui est empreint sur le visage des femmes corses, ressortait encore mieux sous l’humble voile blanc qui la parait le dimanche ; et alors Tonino n’était pas le seul à la trouver jolie.

Il appela à haute voix — Anna Maria : personne ne répondit ; le vieil écho de la montagne de Bastelica répéta seul — Anna Maria. Triste et découragé, Tonino jeta autour de lui un œil égaré ; un bruit se fit entendre dans les broussailles, le jeune homme tressaillit. Anna Maria, sei tu ? s’écria-t-il, et il s’élança de ce côté ; mais quelle fut sa surprise en voyant sortir du buisson la longue plume, la haute carabine et la taille chétive et grêle de son noble cousin, le seigneur de Guitera ! Son air sombre et hautain avait une expression qui ne lui était pas ordinaire ; il s’y peignait un embarras mêlé de honte et de colère, et son front pâle d’habitude était dans ce moment rouge comme la baie de l’arbousier. — Avez-vous fait bonne chasse, cho padrone[1] ? lui demanda Tonino. Mais cette question n’était adressée que pour arriver à une autre — Avez-vous vu Anna Maria ? l’avez-vous vue ? répéta-t-il, étonné de ne pas obtenir de réponse. — Non, répondit l’autre d’une voix brève et en évitant de rencontrer le regard pénétrant du jeune homme ; puis il ajouta avec plus d’assurance : — J’ai fait bonne chasse, mais le gibier m’a échappé, je saurai le retrouver ; bonne chance à ton tour, Tonino. Et il allait se remettre en route, mais tout à coup il s’arrêta, tira de son juste-au-corps une bourse et un collier avec une croix de corail : — Tiens, dit-il, la bourse est pour toi, et voilà le présent de noces que je destinais à ta fiancée ; tu te chargeras de le lui faire accepter. Tonino enchanté allait se confondre en remercîmens, lorsqu’en rencontrant le regard de son patron, il lui sembla y lire quelque chose qui le dispensait de la reconnaissance : c’était un mélange confus et inexplicable de dédain et d’ironie amère. Celui-ci, faisant de la main un geste d’adieu et d’impatience, se remit rapidement en marche et disparut dans la forêt…

Tonino ne l’avait pas bien compris, mais une émotion secrète lui disait que tout cela ne présageait rien de bon. Il appela encore Anna Maria ; le chien cette fois vint à lui, et le cœur de Tonino recommença à battre. — Eh bien ! Genoese[2], dit-il au chien qui le caressait, ne peux-tu pas m’apprendre où est ta maîtresse ? L’intelligent animal conduisit Tonino vers un sentier plus éloigné, et s’arrêta à l’entrée comme pour lui dire : C’est là. Le jeune homme s’élança sur la trace qui venait de lui être indiquée. Au train dont il marchait, il eut bientôt atteint l’autre côté de la forêt. La montagne élevait devant lui son sommet nu et aride qu’il pouvait atteindre en peu de temps, et d’où ses regards plongeraient sur les alentours ; il n’hésita pas, et continua sa route toujours plus inquiet, toujours marchant plus vite, et agité malgré lui d’un funeste pressentiment. Il découvrit enfin sa maîtresse. Elle était assise sur une large pierre, au bord d’un précipice ; la montagne, brusquement coupée de ce côté, ne présentait qu’un long mur de granit rougeâtre, hérissé çà et là de quelques buissons ; au fond de l’abîme, un torrent, qu’on entendait sans le voir, mugissait sous les roches à une immense profondeur. Le site tout entier, dans une sombre harmonie avec les premiers plans du tableau, inspirait une tristesse mêlée d’effroi. Tel était le rendez-vous d’amour où Anna Maria attendait son fiancé ! Elle l’aperçut et poussa un cri ; un tremblement convulsif agita tous ses membres ; son amant voulut se placer à côté d’elle, l’entourer de ses bras, elle recula avec horreur. « Ne me touchez pas », dit Maria, et elle alla s’asseoir à l’autre extrémité des rochers, au bord même du précipice, qui alors semblait lui inspirer moins d’épouvante que lui.

Le pauvre Tonino resta immobile. La croix de corail brillait dans ses mains ; tout à coup Maria sort de son égarement. — L’as-tu vu ? dit-elle avec un empressement avide, l’as-tu vu, et son visage, qu’elle cherchait à voiler de ses mains, se couvrit de rougeur. Une lueur affreuse éclaira l’esprit de Tonino. — Oui, je l’ai vu, dit-il, en jetant sur elle un regard scrutateur ; je l’ai vu, répéta-t-il, et c’est lui qui m’a chargé… Il n’osa pas achever ; mille pensées horribles, mille coups de poignard percèrent à la fois son cœur, et sa main laissa échapper la croix comme si elle eût été de feu. Anna Maria la poussa du pied dans le précipice. — Que fais-tu, dit-il, effrayé de ce geste qui confirmait tous ses soupçons, que fais-tu ? A-t-il voulu te séduire ? est-ce le prix… — Du déshonneur, oui ! venge-moi, cette croix est à moi, je vais la rejoindre ! Et elle s’élança dans le gouffre….


Le lendemain, jamais un plus beau soleil n’avait éclairé ce vaste plateau, qui s’étend des montagnes de Guitera aux sommets de Bastelica ; les longues prairies, changées dans la saison des pluies en autant de marécages que déguise une herbe courte et menue, étaient alors couvertes d’une foule de montagnards ; tous, armés de longs fusils, le pistolet pendant sur la cuisse gauche et le stylet passé à la ceinture ; se rendaient à une fête, comme des hommes qui marcheraient au combat. Le Corse, en effet, ne connaît point la gaîté : sans cesse préoccupé de projets d’intrigue ou de vengeance, il se mêle rarement avec un sexe qu’il dédaigne ; et si parfois on rencontrait, sur le chemin, un groupe de jeunes filles à la démarche joyeuse, oubliant leur servitude loin de leurs pères ou de leurs maris, et chantant en chœur quelque mélodie un peu plus gaie, on les voyait se taire tout d’un coup, à l’approche des groupes d’hommes, et baisser vers la terre leurs yeux noirs, toutes confuses d’avoir été surprises à s’amuser sans la permission de leurs seigneurs et maîtres. Cependant la foule se dirigeait vers un point du plateau où la prairie parfaitement unie s’étendait à perte de vue, d’un côté, vers la montagne de Guitera, de l’autre, vers des terrains mouvans et marécageux, connus et redoutés de tous les bergers du pays. Un espace vide avait été réservé au milieu ; des tentes de feuillage y étaient dressées, et au centre ; on en voyait une qui dominait toutes les autres, comme le manoir seigneurial de Guitera s’élevait au-dessus des humbles toits du village ; son noble possesseur était assis sous cette tente, pour assister à la course de chevaux, qui attirait chaque année la moitié de la Corse sur ces plateaux élevés.

Là bondissaient en liberté les petits chevaux aux longs crins, à l’œil de feu, qui devaient se disputer le prix. Ce n’était pas la moindre gloire des cavaliers, que de saisir à force d’adresse ces agiles coursiers, de sauter à nu, sur leur dos, qui souvent n’avait jamais porté l’homme, et d’emprisonner dans une corde habilement jetée leur bouche que le mords n’avait pas encore blessée. À un signal donné, tous les concurrens s’élancèrent dans la lice, et prenant le vent sur les chevaux effrayés, qu’étonnaient le spectacle et les cris de la multitude, ils en furent bientôt maîtres, et les rendirent aussi parfaitement immobiles que le cheval le mieux dressé peut l’être sous le frein.

Un seul restait encore libre, et parcourait l’arène avec une rapidité et une brusquerie qui avait déjoué les efforts des plus hardis cavaliers. Une voix prononça le nom de Tonino, et tout le monde le répéta : lui seul, disait-on, était capable de réussir. Après l’avoir cherché partout, on le trouva enfin, solitaire, debout devant une image grossièrement sculptée de la Madone, qui dominait toute la plaine ; ses yeux, brillant d’un feu sombre, étaient fixés avec une attention inquiète sur la tente du seigneur de Guitera, tandis que sa main, passée dans sa ceinture, jouait convulsivement avec le manche de son stylet : mais personne ne fit alors cette remarque. On observa seulement qu’invité à entrer en lice, il s’agenouilla dévotement devant la Madone, sans doute pour implorer le succès de son entreprise. Bon prò ti faccia, bon succès, répétèrent pieusement les assistans en ôtant leur bonnet, et Tonino, sans leur répondre, s’élança dans la lice avec sa légèreté ordinaire. Il arriva près de la difficile capture qu’il avait à faire, et s’arrêta à cinquante pas du cheval, tandis que celui-ci, hérissant sa longue crinière, et aspirant l’air dans ses naseaux en feu, semblait se préparer à la fois à fuir et à combattre ; tous les yeux étaient fixés sur cet intéressant spectacle, chacun retenant sa voix et même son haleine, de peur d’effaroucher le sauvage animal que ce silence effrayait encore ; le seigneur de Guitera, plus attentif que les autres, montrait, de loin à Tonino, une carabine montée en argent, prix qu’il lui destinait, s’il réussissait dans son entreprise.

Mais Tonino, ne regardant que sa proie, ne s’occupait que d’elle ; craignant surtout de la laisser échapper, il tira de sa carghera une lourde balle de plomb, la fendit légèrement de quatre côtés pour y faire entrer le bout d’un long cordon, et imita ainsi le lasso Péruvien, dont il avait peut-être entendu parler à quelque aventurier italien, ou que la nécessité lui avait fait inventer. Le cheval cependant, étonné du silence qui avait succédé au bruit, et du repos qu’on lui laissait, s’y était peu à peu habitué ; bientôt, tournant sur lui-même, il présenta la croupe à Tonino, quand celui-ci, saisissant l’instant propice, se glissa, ou plutôt rampa doucement vers lui, sans plus de bruit que le serpent n’en fait sur l’herbe, et balançant deux ou trois fois en l’air le redoutable lasso, il en entoura avec une adresse merveilleuse les jambes de derrière du cheval qui tomba de la force du coup. Tonino sauta sur lui comme le tigre sur sa proie le mordit fortement à l’oreille, et le subjuguant par une vive douleur, lui passa autour de la tête l’autre bout du lasso en guise de licou ; puis relâchant un peu le lien qui lui serrait fortement les jambes, afin de lui laisser la faculté de se mouvoir, tout en l’empêchant de s’emporter, il le fit relever, et le lançant dans la plaine, le fatigua par mille brusques évolutions, auxquelles il le forçait de se prêter. L’animal dompté se soumit enfin aux volontés de son adroit cavalier, et celui-ci, le dégageant tout-à-fait de ses liens, le ramena vaincu devant la tente seigneuriale, tandis que les applaudissemens et les cris de joie fesaient retentir les échos à vingt milles à la ronde.

Le seigneur de Guitera lui-même ne put refuser son tribut d’éloges à l’intrépide écuyer : il descendit de son siége et s’avança, tenant à la main le prix destiné au vainqueur, pour le remettre à celui qui l’avait si bien mérité. Il tressaillit cependant en rencontrant l’œil de Tonino, son front pâle, et sa lèvre fortement serrée entre ses dents, indice certain d’une prochaine vengeance ; mais, se fiant au silence de sa victime, qu’il croyait avoir acheté, et au cortége d’hommes d’armes qui l’entourait, il cacha sa crainte sous un air de feinte bienveillance, et tendit le fusil à Tonino. Celui-ci le reçut sans paraître y prendre garde, et sans cet air de triomphe qu’on s’attendait à lui voir, le passa derrière son dos, et l’y assujettit fortement, tout en s’inclinant comme pour répondre aux éloges emphatiques que l’assassin d’Anna Maria se croyait obligé de lui faire. De la main gauche, il resserra le licou de son cheval et jetant un regard vers le ciel, et sur la foule muette qui le contemplait avec une admiration mêlée d’anxiété, impatiente de le voir lancer à pleine course sa farouche monture, il fit tourner trois fois, son redoutable lasso… L’assassin pâlit et voulut reculer ; mais il n’était plus temps. Le plomb fatal s’enlaça en sifflant autour de ses jambes et le renversa. Enfonçant aussitôt la pointe de son stylet dans les flancs de son cheval et l’animant de ce cri sauvage, propre au cavalier corse, Tonino le poussa avec la rapidité de l’éclair sur cette pelouse unie dont le vaste tapis se déroulait devant lui. On voulut l’atteindre, mais le vigoureux coursier, harcelé sans relâche, effrayé surtout du poids inaccoutumé qu’il traînait après lui, redoublait à chaque instant d’impétuosité ; les cris de sa victime, qui de temps en temps soulevait dans un de ses bonds sa tête ensanglantée, l’animaient encore ; il laissait bien loin derrière lui tous ceux qui avaient entrepris de le poursuivre. Parvenue à cette limite trompeuse de la plaine, à ces dangereux marécages, où chaque pas pouvait donner la mort, la foule s’arrêta ; mais Tonino, son cheval et leur victime ne s’arrêtèrent pas. Dans leur course rapide, on les vit s’avancer encore, s’enfoncer dans ce terrain perfide, et disparaître par degrés. On crut apercevoir de loin Tonino, descendu de son cheval, plonger le corps déchiré de son ennemi dans ce tombeau mouvant, où il allait s’ensevelir lui-même ; le cheval épuisé dressa encore quelque temps au-dessus des herbes sa tête haletante, et disparut à son tour ; enfin, on ne vit plus rien, et jamais, depuis cette fatale journée, on n’entendit parler du seigneur de Guitera, ni de son coursier…


Quelques-uns ont raconté qu’un montagnard à la longue carabine, montée en argent, trouva depuis une mort honorable dans les rangs des Corses, engagés au service de la France, sous Sampiero le gardeur de chèvres ; mais la tradition du pays, qui garantit le reste, n’affirme pas que ce guerrier fût Tonino Guitera.




  1. Cho pour signore.
  2. Génois, les Corses donnaient ce nom à leurs chiens.