Correspondance particulière de "l'art moderne"

correspondance particulière de « l’art moderne »


L’Impressionnisme aux Tuileries.


Au mois d’avril 1884 s’organisait à Paris un Groupe des Artistes Indépendants qui ouvrit, en mai, une exposition dans les baraquements de la place du Carrousel. Le hasard avait composé le comité de joviaux gaillards, échappés de quelque vaudeville, qui ahurissaient le commissaire de police par leurs mutuelles demandes d’arrestation et se bâtonnaient, le soir, au coin des rues. En peu de jours, ils volatilisèrent les versements. L’assemblée générale, désespérant de jamais obtenir la moindre reddition de comptes, les congédia, le 9 juin, et décida la fondation de la Société des Artistes Indépendants[1], qui fut, le 11, régulièrement constituée par devant notaire. Une première exposition eut lieu à la fin de 1884 ; la seconde se clora dans quelques jours.

Tout l’intérêt de l’exhibition actuelle se concentre, évidemment, sur la dernière salle, livrée à l’impressionnisme[2].

L’Art moderne a rendu compte du Salon impressionniste de la rue Laffitte (mai-juin 1886)[3]. À côté des noms de MM. Degas, Guillaumin, Gauguin, de Mme Norisot, etc., s’y manifestaient, suscitées par M. Camille Pissarro et par trois débutants, des préoccupations et une facture nouvelles. Nous retrouvons rue des Tuileries ces trois peintres, — MM. Georges Seurat, Paul Signac, Lucien Pissarro, fils de Camille. M. Albert Dubois est avec eux.

I

Dès l’origine, le mouvement impressionniste se particularisa par la recherche de vives luminosités naturelles, la notation plus complète des réactions des couleurs, une observation exclusive et plus stricte de la vie contemporaine. Ce programme appelait une facture spéciale. On proscrivit les bitumes, les terres de momie, tous les funèbres ingrédients de l’école et de la tradition ; mais on ne répudia pas les mélanges sur la palette, ou, si l’on décomposa les tons, on le fit de façon quelque peu arbitraire et à libres touches ; pour les besoins de la cause, on déclara qu’au recul les couleurs se fondaient en moelleux ensembles ; mais trop souvent c’était là une affirmation gratuite. On peignit par larges empâtements ; les toiles se bosselèrent comme plans en relief. On mit à profit les roueries coutumières ; le jeu de la main varia avec l’effet à reproduire : il eut pour les eaux des glissements et le sillon des poils dans la pâte ; il fut circulaire pour bomber des nuages, roide et preste pour hérisser un sol ; on ne renonça pas aux hasards heureux de la brosse, aux fortuites trouvailles de l’improvisation. — Ces manœuvres, les carnations féminines et les étoffes de M. Renoir leur durent souvent des effets de velouté, de souplesse, de flottement ; elles contribuèrent à mouvementer les campagnes et les marines de M. Claude Monet ; M. Camille Pissarro sembla les négliger. Ce fut, en somme, la cuisine des maîtres de l’impressionnisme, et les résultats étaient à souhait pour séduire les plus reluctants.

Mais n’est-il pas possible d’instituer un tableau de façon précise et consciente ? Un groupe de peintres l’affirme et le prouve. Cette réforme, que faisait pressentir l’œuvre de M. Claude Monet et dont M. Camille Pissarro avait la nette intuition, un nouveau-venu, M. Georges Seurat, en prit l’initiative et en établit les termes dans son tableau Un dimanche à la Grande-Jatte (1884-1885). Les tons sont décomposés en leurs éléments constitutifs ; des taches expriment ces éléments : elles s’offrent en une mêlée où leurs proportions respectives sont, on peut dire, variables de millimètre en millimètre ; s’obtiennent ainsi de pacifiques dégradations de teintes, des modelés souples, les colorations les plus délicates. Tel, dans le Pré en contre-bas (juillet 1886), ce pâle et ardent ciel estival de M. Dubois-Pillet affirme sa qualité par une tavelure de bleu ; dans ce bleu tombe un semis d’orangé clair décelant l’action solaire ; et ces couleurs, dont la résultante optique a une tendance au blanc, se ponctuent d’un rose, complémentaire du véronèse qui crête la ligne des arbres. À deux pas, l’œil ne perçoit plus le travail du pinceau : ce rose, cet orangé et ce bleu se composent sur la rétine, se coalisent en un vibrant chœur, et la sensation du soleil s’impose : on sait, en effet, — expériences de Maxwell, mensurations de N.-O. Rood, — que le mélange optique suscite des luminosités beaucoup plus intenses que le mélange des pigments. Au prix des Camille Pissarro récents, ceux de 1871 à 1885, si merveilleusement atmosphériques et lumineux, sont ternes.

Voici de M. Lucien Pissarro un paysage de fin d’après-midi (le Hangar). La lumière solaire, jaune blanc vers midi, s’est enrichie de rouge ; le bleu, par quoi s’exprime l’ombre, tend à tout envahir ; les couleurs locales s’actionnent moins vivement.

Pour les promoteurs de cette nouvelle peinture, de toute surface colorée s’épandent, avec des forces diverses, des colorations qui vont s’amoindrissant ; elles se pénètrent comme des cercles d’ondes, et le tableau s’unifie, se synthétise en une sensation générale harmonique.

Les premières tentatives dans cette voie datent de moins de deux ans : la période des hésitations est passée ; de tableau en tableau ces peintres ont affermi leur manière, accru leurs observations, clarifié leur science. Des points non encore élucidés. D’après les tableaux de M. Pissarro, une surface colorée n’agit pas seulement par sa complémentaire sur les parties avoisinantes, mais réfléchit sur elles un peu de sa couleur propre, même quand cette surface n’est pas brillante, même quand l’œil ne perçoit pas distinctement ces reflets. L’opinion de M. Seurat et de M. Signac semble moins affirmative. Et, pour prendre un exemple, la promeneuse du premier plan dans Un Dimanche à la Grande-Jatte est debout dans l’herbe sans que la moindre tache verte concoure à la formation du ton de sa robe. — Dans un même paysage, M. Camille Pissarro donnera une valeur uniforme aux tâches d’orangé solaire, ainsi qu’il semble logique. Avec MM. Seurat et Signac, elle est plus ou moins foncée, selon le plan. Mais l’imperfection de nos couleurs contraindra peut-être M. Pissarro à ces dégradations d’orangé.

Ces recherches se compliquent de recherches industrielles. Des précautions sont à prendre contre la duplicité des couleurs : elles s’attaquent chimiquement entre elles ; la lumière et le temps dénaturent les autres. Au Louvre, dans l’Esther de Paul Véronèse, à travers les colonnades du palais d’Assuérus, on voit, étonné, des nues blanches se pavaner sur un ciel d’encre, — jadis bleu : ce bleu fut à la mode. — De semaine en semaine on pourrait suivre la transformation des orangés. Le blanc d’argent, qui est un blanc à base de plomb, noircit ; le blanc de zinc, qui ne noircit pas, ne couvre pas assez, est maigre : quelle matière inaltérable lui adjoindre pour le rendre gras ? la magnésie ? Le vert véronèse, constamment présent sur la palette impressionniste, est à base de cuivre dans les mélanges, les blancs à base de plomb ou de zinc le détériorent donc ; et comment avoir un véronèse à base de zinc ? Ces questions ont toujours sollicité les impressionnistes et, spécialement, M. Camille Pissarro ; mais ici l’expérience pour être concluante doit porter sur de longs laps ; — et le peintre qui a le mieux surveillé la fabrication de ses couleurs, est précisément celui dont les couleurs ont le plus noirci, Léonard.

Afin d’éviter les ombres que jettent les empâtements, MM. Pissarro, Seurat, Dubois-Pillet et Signac appliquent leurs couleurs à plat. — Installée par touches rompues, leur pâte peut jouer élastiquement : elle échappe ainsi au danger du séchage, la craquelure. — Les embus disparaissant derrière le verre comme derrière le vernis, ils mettent, à l’exemple de MM. Alma-Tadema, James Tissot, etc., leurs toiles sous verre : elles n’ont donc rien à craindre du saurage, inévitable avec les plus purs vernis. — Enfin, à l’exclusion du cadre d’or destructif des tons orangés, ils adoptent provisoirement le cadre classique de l’impressionnisme, le cadre blanc, dont la neutralité est bienveillante à tous les voisinages, s’il contient, pour atténuer sa crudité, du jaune de chrome clair, du vermillon et de la laque.

II

Les marines de M. Seurat s’épandent calmes et mélancoliques, et jusque vers de lointaines chutes du ciel, monotonement, clapotent. Un roc les opprime, — le Bec du Hoc ; des suites de voiles s’y affirment en triangles scalènes, — la Rade de Grandcamp, Bateaux. Une peinture très insoucieuse de toute gentillesse de couleur, de toute emphase d’exécution, et comme austère, de saveur amère, salée. Si ces paysages s’animent de figures, elles assument des contours géométriques : cette méditante femme de la Seine à Courbevoie ces deux Parisiennes, d’un croqueton pris à Courbevoie, ces promeneurs d’Un Dimanche à la Grande-Jatte, — le canotier dorsalement couché qui fume, les jeunes filles dont le torse, d’une verticalité de gnomon, jaillit de l’herbe soleillée où s’annulent les robes. Et, en valeurs imperturbablement notées, personnages, arbres, barques, bêtes se distribuent sur les divers plans du tableau. Cette faculté de donner la sensation de l’atmosphère est appréciable surtout dans le dernier et le plus exquis tableau de M. Seurat, — Coin d’un bassin à Honfleur.

De M. Signac, quatre toiles, parmi d’autres, se datent : Petit Andely (Eure), juin, juillet, août 1886. Les plus récentes, elles sont aussi les plus lumineuses et les plus complètes. Les couleurs s’y provoquent à d’éperdues escalades chromatiques, exultent, clament. Et coule la Seine, et coulent dans ses eaux le ciel et les verdures riveraines, sous un soleil qui avive en incendie des ruines haut juchées, — le Château-Gaillard de ma fenêtre, — qui déchiquète des ombres légères d’arbustes, — le Port-Morin. Déjà vues rue Laffitte, ces Apprêteuse et Garnisseuse (modes), rue du Caire, où M. Signac présente, comme M. Seurat dans la Grande-Jatte, un paradigme systématique et démonstratif de la nouvelle facture. En quelques mois la vision de ce peintre s’est singulièrement affinée.

Dix tableaux de M. Dubois-Pillet. « Un charme insidieux, écrit M. Ch. Vignier, la gracieuse ostentation d’une jolie palette, et des arbres qui se bleutent comme dans Breughel de Velours ». Une clarté diffuse, ambrée, lucide, pénètre ces paysages aux fines colorations firmamentales, aux lointains qui s’immatérialisent. Dans la frigide féerie d’automnales brumes violettes, épate lourdement sa masse sombre, une toue. Une gracile jeune femme, au bord d’un étang dont l’eau, encastrée dans des feuillages, se dore, se pourpre, changeante, rêve. Et des portraits, des fruits, des fleurs, — celles-ci dans un cadre tendu d’une étoffe à ramages floraux. Et des paysages parisiens, à quoi excelle M. Dubois-Pillet : en 1884[4], le Pont-Neuf et l’Hôtel-de-Ville ; cette année, la Seine à Bercy.

Sommaires et justes, les paysages à l’aquarelle de M. Lucien Pissarro (Église de Bazincourt, Vue de Pontoise, etc.) et son projet d’une illustration en couleurs de « Il était une bergère ».

L’impressionnisme n’est pas exclusivement figuré ici par les dissidents. Voici MM. Charles Angrand et Henri Cross.

M. Angrand. Comme un ressouvenir de Josef Israëls, — une Femme cousant (1885) dans une chambre de métairie, fenêtre et porte ouvertes sur une cour. L’œil s’amuse à cette exécution variée, ingénieuse et retorse, qui, alternativement, vainc les difficultés ou les escamote. Les tableaux de 1886 sont de facture plus simple ; les tons rances de la Basse-Cour (1885) ont disparu ; la personnalité du peintre se détermine, âpre, forte. Les trains fuient sur l’ocre de la voie ; des files de wagons, à l’écart, stationnent : et c’est la Ligne de l’Ouest à sa sortie de Paris ; mais cette bande d’un dur bleu où les traces de la brosse s’entrecroisent en poignée d’épingles, vient en avant ; en avant aussi par sa tonalité, ce wagon que son dessin, cependant, recule. Une femme, panier au bras, descend la pente sursautante et hirsute de ces Terrains vagues à Clichy développés en vue panoramique, comme la Ligne de l’Ouest. Cette ménagère et le blousier qui, allongé sur le talus des fortifications, regarde passer les trains, associent congrûment leurs valeurs à celles du décor dans ces deux tableaux de vigoureux et volontaire style.

M. Henri Cross[5]. Une palette claire, les objets, les êtres indiqués par teintes plates et bémolisées, une facture légère, une fantaisie jolie. La Condamine (Monaco), multicolores taches de toits dans des verdures ; Aux Moneghetti, des enfants demi-nus, aux mouvements serpentins, s’ébattent dans un verger ; une Tête d’étude, investie de soleil ; une fillette en Blouse rouge assise devant la fenêtre ouverte d’un salon.

M. Adolphe Albert hésite entre la manière officielle et l’impressionnisme. Même dans le Pont des Andelys et la Paysanne normande, les tons sont divisés, — oh ! à la fortune de l’inspiration. L’œil est peu d’un peintre.

Contre la réforme promulguée par les trois ou quatre peintres que concernent ces notes, les arguments affluent, inoffensifs. « L’uniformité, l’impersonnalité de l’exécution matérielle privera leurs tableaux de toute allure distinctive ». C’est confondre la calligraphie et le style. Ils différeront, ces tableaux, parce que le tempérament de leurs auteurs différera. — « Un Pissarro récent, un Seural, un Signac ne sauraient se distinguer », proclament les critiques. Toujours les critiques ont fait avec orgueil les plus pénibles aveux. — On accuse enfin ces peintres de subordonner l’art à la science. Ils se servent seulement des données scientifiques pour diriger et parfaire l’éducation de leur œil et pour contrôler l’exactitude de leur vision. Le professeur N. O. Rood leur a fourni de précieuses constatations. Bientôt la théorie générale du contraste, du rythme et de la mesure, de M. Ch. Henry, les munira de nouveaux et sûrs renseignements. Mais M. Z. peut lire des traités d’optique pendant l’éternité, il ne fera jamais la Grande-Jatte. Entre ses cours au Colombia-College, M. Rood — dont la perspicacité et l’érudition artistiques nous semblent d’ailleurs absolument nulles — peint : ce doit être piètre. La vérité est que la méthode néo-impressionniste exige une exceptionnelle délicatesse d’œil : fuiront effarés de sa loyauté dangereuse tous les habiles qui dissimulent par des gentillesses digitales leur incapacité visuelle. Cette peinture n’est accessible qu’aux peintres : les jongleurs des ateliers devront tourner leurs efforts vers le bonneteau ou le bilboquet.

M. Monet ni tels autres n’oseront, malgré l’exemple de M. Camille Pissarro, leur doyen, recommencer la lutte contre le public, les marchands et les acheteurs : mais un compromis ralliera leur faire à celui des dissidents. Quant aux recrues de l’impressionnisme, c’est vers l’analyste Camille Pissarro et non vers Claude Monet qu’elles s’orienteront.

Félix Fénéon.

  1. Siège : Paris, 19, quai Saint-Michel. Expositions : rue des Tuileries, près du Pavillon de Flore. « Cette Société, dit le préambule des catalogues, est basée sur la suppression des jurys d’admission et a pour but de permettre aux artistes de présenter librement leurs œuvres au jugement du public »
  2. Les 340 autres numéros, — si l’on en distrait le Tripot clandestin de M. Alexis Boudrot, les natures-mortes de M. Louis Cougnet fort habilement peintes, et les gravures de M. Höner, — sont des œuvres infantiles ou séniles. Contre leur flaccidité, une critique contondante serait inopportune.
  3. Voir notre No 26, l’article intitulé « Les Vingtistes parisiens. »
  4. En même temps il exposait l’Enfant mort, qui correspond exactement comme titre, sujet et conception au tableau que M. Zola attribua depuis à son Claude Lantier.
  5. Le nom du maître cirier avec un s paragogique.