Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/8/1768/Juillet

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JUILLET
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1er juillet 1768.

On a imprimé à Yverdon en Suisse les Voyages d’un philosophe, ou observations sur les mœurs et les arts des peuples de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique ; brochure in-12 de cent quarante pages. Comme ce philosophe est un voyageur français, il faut l’arrêter ici un moment pour examiner ses passeports. Il s’appelle M. Poivre ; il est actuellement intendant de l’île de France ; et tandis qu’on imprime en Suisse ses anciens mémoires, il en fait contre M. Dumas, commandant pour le roi dans l’Île de France, qu’il accuse de concussion et de malversation, et qui pourra difficilement user de représailles, parce que le désintéressement de son adversaire est généralement reconnu.

M. Poivre est, je crois, de Lyon. Il a été, dans sa première jeunesse, minime, ou servite, ou picpus. S’étant embarqué en cette qualité comme aumônier d’un vaisseau de la Compagnie des Indes, le premier coup de canon qu’on tira contre ce vaisseau lui emporta le bras. Le révérend père aumônier trouva que ce n’était pas la peine d’être moine pour se laisser emporter les bras par les boulets de canon, et il quitta son froc. Il passa ensuite au service séculier de la Compagnie des Indes, et parvint successivement à la qualité de subrécargue et à la réputation d’un homme d’un rare mérite. Après la dernière guerre, le gouvernement crut devoir faire usage de ses talents, et lorsque le roi reprit, il y a quelques années, les îles de France et de Bourbon de la Compagnie des Indes, il fut envoyé dans ces îles comme intendant.

La brochure qu’on a publiée sous le titre de Voyages d’un philosophe contient deux de ses Mémoires adressés à l’administration de la Compagnie des Indes, ou peut-être à la Société d’agriculture de Lyon, pour lui rendre compte de ses observations politiques faites pendant son voyage de France à la Chine. On les a très-bien intitulés Voyages d’un philosophe, parce que M. Poivre a en effet le coup d’œil simple et juste d’un philosophe. Je ne sais pourquoi le titre promet des observations sur les mœurs et les arts de l’Amérique, l’auteur ne voyage qu’en Afrique et en Asie ; je crois même qu’il n’a jamais été en Amérique. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il n’en parle qu’en passant pour désapprouver la traite des nègres, et pour observer que l’Amérique méridionale est couverte de marécages, de ronces et de forêts, et que l’Amérique septentrionale est habitée par de petits peuples sauvages, misérables et sans agriculture. Il est assez singulier, pour le dire en passant, que l’auteur n’ait pas cru que les colonies anglaises de cette partie du monde méritassent d’être remarquées. Ces colonies, si florissantes aujourd’hui, ont déjà donné bien de l’embarras à la mère patrie ; et si le gouvernement d’Angleterre ne sait pas user de la plus grande sagesse, de la plus grande modération, de la plus grande fermeté, elles lui tailleront dans peu une fâcheuse besogne.

M. Poivre, convaincu qu’un voyageur a rarement le temps et les moyens de faire assez de remarques pour se former une idée juste du gouvernement, de la police et des mœurs des peuples qu’il visite, s’en est tenu à une méthode aussi infaillible que simple pour asseoir ses jugements. Partout il a promené ses yeux sur les marchés publics et sur les campagnes : de la liberté et de l’affluence des uns, de la richesse ou de la pauvreté des autres, il a conclu sur la prospérité ou la misère des peuples. C’est sous ce point de vue qu’il vous conduit depuis les côtes occidentales de l’Afrique jusqu’à l’extrémité de l’Asie, d’une manière aussi intéressante qu’instructive, mais d’ailleurs très-serrée et extrêmement concise : on souhaiterait qu’un observateur aussi sage se fût permis plus de détails.

Quand on lit ce que l’auteur a écrit sur nos îles de France et de Bourbon, quand on le compare à ce que rapporte l’histoire de nos autres colonies, et même à ce qui s’est passé à la Cayenne de notre temps, on demeure convaincu que Dieu n’a pas départi à la nation française le talent et l’esprit de former des colonies. Ce peuple, doué de tant de qualités précieuses et aimables, n’a rien de ce qu’il faut pour réussir dans cette entreprise ; sa vivacité le porte à faire en un jour ce qu’il ne faudrait faire qu’en une année. Il détruit, il abat, il élève, il opère, et quand il ne reste plus rien à faire il commence à réfléchir ; alors il remarque qu’il a presque fait autant de sottises que d’opérations, et il se dégoûte. Nulle patience, nulle persévérance dans un plan ; le mauvais succès le rebute et lui fait tenter autre chose. Cette légèreté et cette inconstance qu’on lui reproche, cet ennui qui le gagne, sont une suite nécessaire de l’ardeur et de la vivacité du premier moment ce feu est trop violent pour durer. Ce qui est arrivé, au rapport de M. Poivre, dans l’île de France, est unique dans son genre. À peine le colon français y est-il établi qu’il se met à défricher avec une ardeur incroyable ; en conséquence il brûle les forêts, sans laisser subsister aucun bois, de distance en distance, dans les défrichements. Quand cette belle opération est faite, on commence à s’apercevoir que les pluies, qui sont le seul et le meilleur amendement que la terre puisse recevoir dans cette île, suivent exactement la direction des forêts, s’y arrêtent, et ne tombent plus sur les terres défrichées, qui n’ont d’ailleurs plus aucun abri contre la violence des vents, si funestes aux récoltes dans ces climats. M. Poivre observe que les Hollandais, qui n’avaient point de bois au cap de Bonne-Espérance, y en ont planté pour garantir leurs habitations, et que les Français en ont trouvé l’île de France couverte et l’ont détruit pour former une colonie stérile et exposée à l’inclémence des vents. C’est que le Hollandais, en débarquant dans l’île de France, aurait d’abord mis le nez en l’air et, avant de mettre le feu ou la hache aux arbres, il aurait su d’où venaient le vent et la pluie ; mais le Français, confiant dans son début, est persuadé que les éléments se soumettront au plan qu’il a adopté. Les éléments n’en font rien, le Français se rebute ; mais il n’est pas encore décidé, dans les parlements du royaume, de quel côté est le tort.

Un homme qui attache, comme notre voyageur, un si grand prix à l’agriculture doit être enchanté du gouvernement de la Chine ; M. Poivre a cela de commun avec un grand nombre de nos meilleurs esprits. Qu’il me soit permis cependant de lui proposer quelques doutes, non que je croie le gouvernement de la Chine moins sage que les nôtres ; mais j’ai de la peine à lui accorder tant de supériorité avant d’avoir examiné les titres sur lesquels ses panégyristes se fondent.

Je demanderais en premier lieu, supposé que nous n’eussions aucune histoire des anciens Romains, aucun de leurs livres, aucun de leurs monuments, s’il y a un seul esprit juste en Europe qui se permettrait d’avoir une opinion sur le génie et les mœurs des Romains, d’après les relations de quelques marchands grecs que leur trafic aurait conduits à Rome, ou de quelques philosophes d’Athènes que l’envie de bavarder y aurait fait aller. La partie n’est cependant nullement égale ; car les Romains auraient accueilli le marchand grec, l’auraient toléré au milieu de Rome, l’auraient fréquenté, auraient conversé avec lui, et les Chinois n’accordent aucune de ces faveurs aux Européens qui les recherchent ; et lorsque je fais l’honneur à nos missionnaires de les comparer à des philosophes d’Athènes, vous pensez bien que je ne puis leur accorder, sur aucun point, égalité de confiance. C’est qu’on ne peut se former une idée juste d’une nation qu’après avoir longtemps vécu au milieu d’elle, ou du moins il faut posséder parfaitement sa langue et avoir longtemps étudié ses écrivains de toute espèce avant de se permettre de juger ses lois, ses mœurs, son génie. La vérité n’est pas ce qui résulte du témoignage d’un voyageur véridique, ni même de plusieurs voyageurs véridiques ; elle est le résultat d’un grand nombre d’écrits véridiques et menteurs, faits par des gens de toute espèce, de toute profession, de différents âges, de différentes époques ; elle pénètre quelquefois à travers le mensonge d’un écrivain passionné ou corrompu, et devient d’autant plus évidente qu’il a pris plus de soin pour nous la dérober. Or, de bonne foi, avons-nous, je ne dis pas tous ces moyens, mais un seul de ces moyens pour connaître le véritable état de la Chine ? Nous en avons malheureusement assez pour trouver les voyageurs les plus véridiques en contradiction avec eux-mêmes. Il conviennent tous, par exemple, de la subtilité, de la finesse, des ruses du peuple chinois, et ils vantent son bonheur et la douceur de son gouvernement. Mais un peuple rusé et un peuple esclave sont synonymes aux yeux d’un philosophe ; la ruse est le bouclier sous lequel le faible se dérobe aux coups du puissant. Jamais un peuple heureux et libre ne s’est servi de ce bouclier. Allez en Grèce, vous trouverez à ses peuples une souplesse, une subtilité, de si heureuses dispositions à la ruse et à la fourberie, que vous conviendrez que les Alcibiade et les Périclès n’étaient que des sots et des malotrus auprès d’eux ; j’en dis autant de la souplesse italienne comparée à la finesse des siècles les plus corrompus de Rome libre. Reste à savoir auquel des deux périodes vous accorderez votre estime.

Disons la vérité. Nous souffrons des abus, des mauvaises lois, des vices de notre siècle et de notre nation ; ils nous blessent les yeux, ils nous heurtent et nous froissent à tout instant, et nous laissent enfin une impression douloureuse et déplaisante. Les abus d’un temps ou d’un peuple éloigné ne nous choquent que par ouï-dire, et ne nous causent aucune sensation fâcheuse : voilà pourquoi les temps passés sont toujours meilleurs que les nôtres ; les peuples éloignés, plus vertueux et plus sages que nous. Ç’a été en tout temps l’écueil des plus grands et des meilleurs esprits ; leur siècle et leur nation ont toujours perdu leur procès à leur tribunal. Leur admiration pour les siècles passés et pour les peuples éloignés s’accroît même en raison inverse de leur distance. En effet, plus cette distance est grande, plus l’imagination a un champ libre de supposer et de créer tout ce qu’il lui plaît. On nous affirme tous les jours que depuis plus de quatre mille ans le gouvernement et les mœurs de la Chine n’ont pas éprouvé la moindre révolution, et cela est vrai pour tout œil qui examine la Chine de l’Observatoire de Paris. Il y a plus de quatre mille ans que nous observons la lune sans y découvrir le moindre changement. C’est bien pis quand nous portons nos regards sur le soleil ou sur d’autres étoiles encore plus éloignées ; pas la moindre innovation, pas la moindre nouvelle de la plus légère révolution. Consolez-vous cependant, peuple français, vous à qui l’on peut reprocher depuis cent ans seulement cinq révolutions de mœurs différentes, vous qui vous ressemblez si peu sous Louis XIV jeune et conquérant, et sous Louis XIV vieux, battu et mari de cette triste bégueule de Maintenon, et sous la régence de cet aimable vaurien Philippe d’Orléans, et sous la tutelle bourgeoise de l’avare et étroit cardinal de Fleury ; et après lui, lorsque la lumière répandue par les Voltaire, les Montesquieu et quelques autres philosophes, a commencé à frapper vos yeux, qui ont tant de peine à s’y faire, consolez-vous. Tandis que vos philosophes vous reprochent vos variations, les Voltaire et les Poivre de la Chine, s’ils daignent jeter les yeux sur vous, vous voient invariables ; et je vous assure qu’un tremblement de terre renverserait la moitié de l’Europe que l’aspect de notre globe n’en éprouverait pas le moindre changement aux yeux des habitants de la lune. Je recommande à tout bon esprit la lecture du roman chinois qu’on nous a si mal traduit il y a quelques années[1]. Ce petit roman lui en apprendra plus que tous les voyageurs ensemble. Je voudrais bien savoir ce que M. Poivre pense de ce roman. Je conviens avec lui que c’est une belle loi que celle qui enjoint aux vice-rois de chaque province de l’empire chinois d’envoyer tous les ans à la cour une liste des laboureurs qui se sont le plus distingués dans leur profession ; cette liste est présentée à l’empereur, qui les récompense et les encourage à force d’honneurs et de distinctions. Mais j’observe à M. Poivre que nous avons en France quantité de lois tout aussi belles ; que le roi, par exemple, n’a pas un seul officier dans ses troupes dont les services, les talents, les bonnes ou mauvaises qualités, ne soient parfaitement connus au bureau de la guerre. Malgré cette inquisition vraiment admirable, M. Poivre voudrait-il assurer que jamais le mérite n’a été oublié ou négligé au bureau de la guerre, que jamais la médiocrité ou même le démérite ne lui a enlevé ses récompenses ? C’est qu’une belle loi qui ne fait qu’ordonner une belle chose ressemble à un beau lieu commun de morale : cela est bon à lire si l’on veut, mais l’un et l’autre ne font pas le moindre effet réel sur les mœurs du peuple. Une bonne loi est celle qui, en ordonnant une bonne chose, en assure en même temps les moyens d’exécution. M. Poivre aurait dû nous apprendre comment on empêche à la Chine que les favoris du vice-roi, les protégés de ses commis et de ses secrétaires, ceux qui secondent ses vues particulières, souvent opposées au bien général, ceux enfin qui ont le moyen d’acheter des certificats d’un mérite qu’ils n’ont pas, ne soient placés sur la liste préférablement à ceux qui n’ont que du mérite sans intrigue, sans faveur et sans protection.

Je ne nie pas à M. Poivre que nos grandes routes ne soient trop larges et trop multipliées en France, qu’on n’emploie à cet usage, avec beaucoup trop de légèreté, une étendue considérable d’un terrain très-précieux ; je ne lui dispute pas l’utilité des canaux, trop peu multipliés dans notre Europe ; mais quand il regrette le terrain que nous semons en fourrage pour la nourriture des chevaux au lieu de l’ensemencer en blé ; quand il nous dit que les Chinois aiment mieux nourrir des hommes que des chevaux, je ne puis m’extasier avec lui sur cette préférence. Je ne regretterai jamais que les hommes qui, parmi nous, remplaceraient le travail des chevaux et des bêtes de somme, ne soient pas nés. Il y aurait deux millions de porteurs de chaise et de traîneurs de brouette de plus en France que la nation n’en serait ni plus riche, ni plus heureuse, ni plus puissante, ni plus respectée. Ajoutez que l’usage des chevaux, en abrégeant le temps nécessaire au transport des personnes et des denrées, accélère toutes les opérations, hâte et presse la circulation générale, double et triple le temps, et allonge véritablement la vie de chaque citoyen. Cette considération mérite bien, ce me semble, qu’on sacrifie quelques prés à la nourriture des chevaux, et je suis étonné qu’elle ait échappé à un homme aussi sage que M. Poivre.

On ne lit point sans attendrissement la description que ce voyageur philosophe fait de la cérémonie de l’ouverture des terres, pendant laquelle l’empereur en personne conduit la charrue, et laboure un champ une fois chaque année. Cette cérémonie se fait dans les premiers jours de notre mois de mars ; chaque vice-roi l’observe dans sa province. M. Poivre l’a vue à Canton avec un plaisir singulier, et l’on peut imaginer tout ce qu’un philosophe d’Europe peut penser de noble, de pathétique et de touchant durant ce spectacle ! Reste à savoir si l’empereur qui le donne y attache une seule des idées nobles et touchantes du philosophe d’Europe. Qu’on nous envoie un Poivre de la Chine ; qu’il arrive le matin du jeudi saint à Versailles, il trouvera un des plus puissants rois de l’Europe aux pieds de douze pauvres vieillards pour les laver. Bientôt après il verra ce monarque, accompagné de tous les princes de la maison royale, servir ces douze vieillards à table. Combien ce spectacle inspirera d’idées grandes et touchantes à notre philosophe chinois, lorsqu’il saura que cette cérémonie s’observe tous les ans en commémoration du lavement des pieds que le Confucius d’Europe fit à ses disciples ! Il trouvera que c’est une des plus belles institutions humaines qu’il y ait au monde. Quoi de plus sage, en effet, que de rappeler une fois par an aux maîtres de la terre l’égalité primitive et le lien de fraternité qui lie tous les hommes ! Si ce Chinois retourne chez lui, à peu près comme nos voyageurs reviennent de son pays, il y fera une description si touchante de cette cérémonie que personne ne la lira sans attendrissement. Quel serait l’étonnement de notre philosophe d’outre-mer si on lui apprenait que cette cérémonie n’est qu’une vaine formalité consacrée par l’usage ; que le prince qui l’observe n’a jamais fait une seule réflexion au profit de l’humanité à la suite de cette touchante cérémonie ; qu’un philosophe qui s’aviserait de lui adresser pendant la cérémonie un discours pathétique et analogue au sujet serait enfermé à la Bastille, dont le gouverneur ne lui laverait pas les pieds ; que depuis tant de siècles tous les princes du rite romain remplissent tous les ans cette cérémonie, sans qu’il en soit résulté aucun bien pour personne, excepté l’argent et les vivres qu’on distribue aux douze pauvres vieillards ; que les assistants n’éprouvent pas plus d’émotion à ce spectacle que les acteurs, et que nommément M. Poivre, qui a vu à Canton la cérémonie de l’ouverture des terres avec un si grand attendrissement, a assisté vingt fois au lavement des pieds à Versailles, sans éprouver la plus légère émotion, et sans qu’elle ait pu distraire sa tête un seul instant de ses affaires dans les bureaux de la marine ! Si je rencontre jamais ce philosophe chinois et M. Poivre ensemble, je leur demanderai comment on empêche les hommes de se faire d’habitude à tout.

— Une société de négociants du port de Nantes ayant nommé un de ses vaisseaux le Voltaire, et en ayant fait part au parrain du nouveau baptisé, cet homme illustre, réservé à toutes sortes de distinctions, a adressé un discours à son vaisseau, que vous allez lire quand j’aurai transcrit ici la réponse qu’il a faite à celui qui lui a mandé cette nouvelle.


LETTRE DE M. DE VOLTAIRE À M. DE MONTAUDOIN,
de plusieurs académies.
et correspondant de l’académie royale des sciences de paris, à nantes.
« De Ferney, le 2 juin 1768.
« Monsieur
,

« Jusqu’à présent je ne pouvais pas me vanter d’avoir heureusement conduit ma petite barque dans ce monde ; mais puisque vous daignez donner mon nom à un de vos vaisseaux, je défierai désormais toutes les tempêtes. Vous me faites un honneur dont je ne suis pas certainement digne, et qu’aucun homme de lettres n’avait jamais reçu. Moins je le mérite, et plus j’en suis reconnaissant. On a baptisé jusqu’ici les navires des noms de Neptune, des tritons, des sirènes, des griffons, des ministres d’État ou des saints, et ces derniers surtout sont toujours arrivés à bon port ; mais aucun n’avait été baptisé au nom d’un faiseur de vers et de prose.

« Si j’étais plus jeune, je m’embarquerais sur votre vaisseau et j’irais chercher quelque pays où l’on ne connût ni le fanatisme ni la calomnie. Je pourrais encore, si vous vouliez, débarquer à Civita-Vecchia les jésuites Patouillet et Nonotte, avec l’ami Fréron, ci-devant jésuite. Il ne serait pas mal d’y joindre quelques convulsionnaires ou convulsionnistes : on mettait autrefois, dans certaines occasions, des singes et des chats dans un sac, et on les jetait ensemble à la mer.

« Je m’imagine que les Anglais me laisseraient librement passer sur toutes les mers : car ils savent que j’ai toujours eu du goût pour eux et pour leurs ouvrages. Ils prirent dans la guerre de 1741 un vaisseau espagnol tout chargé de bulles de la Cruzade, d’indulgences et d’Agnus Dei. Je me flatte que votre vaisseau ne porte point de telles marchandises ; elles procurent une très-grande fortune dans l’autre monde, mais il faut d’autres cargaisons dans celui-ci.

« Si le patron va aux Grandes-Indes, je le prierai de se charger d’une lettre pour un brame avec qui je suis en correspondance, et qui est curé à Bénarès sur le Gange. Il m’a prouvé que les brames ont plus de quatre mille ans d’antiquité. C’est un homme très-savant et très-raisonnable ; il est d’ailleurs beaucoup plus baptisé que nous ; car il se plonge dans le Gange toutes les bonnes fêtes. J’ai dans ma solitude quelques correspondances assez éloignées, mais je n’en ai point encore eu qui m’ait fait plus d’honneur et plus de plaisir que la vôtre.

« Je n’ai pu vous écrire de ma main, étant très-malade, mais cette main tremblante vous assure que je serai jusqu’au dernier moment de ma vie, monsieur, votre, etc.[2] »

— Il s’est trouvé dans la bibliothèque de feu M. Gaignat un manuscrit qui ne pourra pas être annoncé dans le catalogue qu’on prépare, ni être vendu avec une certaine publicité. On l’a déposé chez le libraire Debure, où je l’ai vu par la protection des héritiers de M. Gaignat : ce sont les Contes de La Fontaine, en deux volumes, grand in-4° ou petit in-folio, écrits à la main sur du vélin. Le caractère est de la plus grande beauté, et le texte de la plus grande correction. À la tête de chaque conte il y a un tableau en miniature, représentant le sujet du conte ; et, à la fin de chaque conte, on trouve des arabesques pour vignettes, traitées avec beaucoup d’esprit et de finesse. La plupart des tableaux sont très-lascifs ; d’autres ne le sont pas assez. Il me semble que lorsqu’il y a un ton donné, il faut le suivre, et que tout contraste est choquant ; quand je suis en mauvais lieu, je ne m’attends pas à voir rien d’honnête ni rien de ménagé. M. Gaignat a fait faire ce manuscrit chez lui et sous ses yeux par deux artistes distingués. Le sieur Monchaussé a parfaitement imité, dans l’écriture du texte des nouvelles, les plus beaux caractères gravés. Les tableaux, culs-de-lampe, etc., ont été peints avec une grande perfection par le sieur de Marolles, peintre d’une grande réputation. On prétend qu’il lui a coûté 18,000 livres. C’est mettre bien de l’argent à une fantaisie peu recommandable. Il n’en aurait pas fallu davantage pour établir dix-huit familles honnêtes ; mais c’est que l’esprit a ses débauches aussi. Le libraire a taxé ce manuscrit à deux cents louis ; c’est-à-dire que celui qui donnera le plus au delà de ce prix aura le livre ; mais ce marché ne pourra se faire qu’en secret. On a dit dans le public que la plupart des miniatures étaient effacées, mais cela est faux ; elles m’ont paru très-bien conservées[3].

M. de Saint-Foix vient de publier une Lettre au sujet de l’Homme au masque de fer ; c’est un écrit d’environ quarante pages in-12. M. de Voltaire a parlé de ce prisonnier d’État d’une manière aussi intéressante que sage. Le récit qu’il en fait dans le Siècle de Louis XIV est un chef-d’œuvre de narration ; mais il ajoute qu’il n’a pu savoir qui était ce prisonnier, et il s’interdit toute conjecture à cet égard. La Grange-Chancel, qui a été longtemps enfermé au château de l’île Sainte-Marguerite pour ses Philippiques contre M. le duc d’Orléans, régent, prétendit, lorsqu’il fut sorti de sa prison, avoir pris des informations très-exactes au sujet de ce prisonnier, qui y avait été longtemps détenu. Il fit insérer à cette occasion une lettre dans l’Année littéraire de Fréron. Cette lettre dit bien en passant quelques injures à M. de Voltaire, mais ne nous apprend pas sur l’homme au masque de fer la plus légère circonstance de plus que l’article du Siècle de Louis XIV, excepté que La Grange-Chancel prétend que ce prisonnier était le duc de Beaufort, grand amiral de France, qui passait pour avoir été tué au siège de Candie, où l’on ne put jamais retrouver son corps. Permis à La Grange-Chancel de penser et d’imprimer cette absurdité, qui n’a pas le sens commun ; je lui passe même sa mauvaise humeur contre M. de Voltaire. On jouait les tristes et froides tragédies de ce La Grange-Chancel avec un certain succès, quand ce petit morveux de Voltaire est venu les chasser du théâtre par les siennes, de sorte que feu La Grange-Chancel a de beaucoup survécu à feu ses tragédies. L’auteur obscur des Mémoires secrets pour servir à l’histoire de Perse[4], dans lesquels on rapporte, sous des noms persans, des anecdotes de la cour et du règne de Louis XIV, dit que ce prisonnier était le comte de Vermandois, fils naturel de Louis XIV et de Mlle de La Vallière, et que son crime consistait à avoir donné un soufflet à M. le Dauphin. Permis à l’auteur obscur et ignoré de ces Mémoires secrets d’imprimer cette impertinence, quoique M. de Vermandois mourût à l’armée, à la fleur de son âge, au su et aux regrets de toute l’armée et de toute la France. Un livre aussi méprisé que ces mémoires ne mérite pas d’être réfuté. Vient M. de Saint-Foix, auteur de l’Oracle et des Grâces, petites pièces du Théâtre-Français, et des Essais historiques sur Paris, qu’il a commencés assez agréablement en conteur d’anecdotes, et qu’il a finis avec la prétention d’historien dont il est fort loin d’avoir les talents et le mérite. Ce M. de Saint-Foix a aussi un avis sur l’homme au masque de fer, et il l’annonce avec une emphase étonnante. Il n’y a rien de si ridicule que la gravité avec laquelle il discute ce fait historique de la manière du monde la plus absurde ; c’est Arlequin faisant le docteur et le savant, ce sont les difficiles nugæ d’Horace. M. de Saint-Foix prétend que le prisonnier au masque de fer était le duc de Monmouth, fils naturel de Charles II, roi d’Angleterre, et de Lucie Valters, lequel ayant fomenté une rébellion pendant le malheureux règne de Jacques II, et ayant été pris les armes à la main, eut la tête tranchée. M. de Saint-Foix fonde son opinion sur les bruits populaires qui couraient alors, qu’un officier qui ressemblait beaucoup au duc de Monmouth avait eu la complaisance de se faire couper la tête à sa place. Permis à M. de Saint-Foix de penser, de publier une aussi insigne pauvreté. Tous ces grands hommes qui, par manière de passe-temps, ont pris la peine de nous parler de ce prisonnier extraordinaire n’ont fait que copier M. de Voltaire et y ajouter chacun une impertinence pitoyable. Mais qui était donc ce prisonnier gardé avec tant de respect et tant de rigueur à la fois ? Je le sais bien, moi, quoique Louis XIV ne me l’ait point confié ; et tout homme qui veut lire le récit de M. de Voltaire avec une certaine attention sera en état de former des conjectures très-vraisemblables ; mais elles peuvent se dire à l’oreille, et ne peuvent s’imprimer ni même s’écrire. Je me suis souvent su mauvais gré d’avoir oublié d’en parler à M. de Voltaire pendant mon séjour aux Délices ; j’aurais pu entrevoir s’il avait sur l’homme au masque de fer les mêmes idées que moi.


15 juillet 1768.

On a raison de dire que l’amour paternel est plus fort que la vie, et que c’est de toutes les affections celle qui s’éteint la dernière. Les auteurs, qui n’ont pas toujours des enfants à affectionner, portent toute leur tendresse sur leurs ouvrages, et ils ont encore cela de commun avec la faiblesse des pères, que les plus défectueux de leurs enfants ne sont pas les moins chéris. Le pauvre président Hénault a atteint et même passé le terme de quatre-vingts ans, mais c’est en végétant ; il donne tous les jours à souper, sans plus recueillir aucune jouissance de la société ; il s’éteindra un beau jour au milieu de vingt convives sans s’en apercevoir, et vraisemblablement sans que cela dérange leur digestion. Il y a déjà quelques années qu’il vit dans cette léthargie ; la passion de ses ouvrages a seule le pouvoir de le réveiller encore et de le rappeler à la vie. Ses soupers auront perdu leur réputation, parce que son palais a perdu son discernement, et que son cuisinier est assez malhonnête pour aller travailler en ville pour de l’argent tandis qu’un mauvais marmiton fait le souper de son maître ; mais le soin de ses ouvrages aura amusé ses derniers instants, et il lui aura procuré la seule sensation dont il soit susceptible, et l’unique satisfaction qu’il soit en son pouvoir de goûter.

Avec le secours de l’abbé Boudot, petit employé de la Bibliothèque du Roi et son ancien dévoué, le pauvre président a fait une nouvelle édition de son Abrégé chronologique de l’histoire de France ; mais, après avoir ainsi doté pour la dernière fois un enfant chéri, sa tendresse paternelle lui a rappelé une bâtarde, fruit ignoré d’une passion malheureuse, et sa faiblesse l’a porté à la reconnaître et à l’établir avant de mourir. Cette bâtarde c’est une vestale appelée Cornélie. Il y a cinquante-cinq ans que cette tragédie a paru sur le théâtre de la Comédie-Française son papa prétend que c’est avec succès ; cependant ni son succès ni son nom n’étaient parvenus à ma connaissance, et tous ceux que j’ai pu interroger n’en avaient jamais entendu parler. Quoiqu’en 1713, année de la représentation de cette pièce[5], le Théâtre-Français fût livré aux tragédies faibles de Campistron, aux tragédies dures de Crébillon, aux tragédies froides et alambiquées de La Grange-Chancel, aux tragédies tendres et plates de La Motte, et que par conséquent le goût du public fût bien mauvais, malgré l’Art poétique de Despréaux et malgré la versification divine des pièces de Racine, il fallait que le succès de la vestale Cornélie fût bien médiocre, puisque son papa n’a jamais osé l’exposer au grand jour de l’impression, et que personne ne s’était aperçu de cette rigueur.

Le séjour de M. Horace Walpole en France a été l’époque de plusieurs forfaits littéraires. M. Walpole est fils de ce célèbre ministre du roi George II, qui se vantait d’avoir dans son cabinet le tarif de toutes les probités d’Angleterre, et qui le prouvait assez souvent. Il passe lui-même pour un homme de beaucoup d’esprit, et je l’ai assez souvent rencontré dans le monde pour n’en faire aucun doute. Il a un grand usage du monde et un ton excellent ; et malgré l’air blême et défait que les fréquents accès d’une goutte douloureuse lui ont laissé, il m’a paru avoir beaucoup d’agrément et de gaieté dans l’esprit, et une plaisanterie-fine et piquante. C’est lui qui a fabriqué la lettre du roi de Prusse à J.-J. Rousseau, qui a joué un si grand rôle dans la querelle de David Hume[6]. Premier forfait. C’est lui qui a engagé le président Hénault à reconnaître, avant de mourir, sa bâtarde Cornélie, qui était si bien et si convenablement dans son couvent. Second forfait énorme et grave. M. Walpole a dans un de ses châteaux, à Strawberry-Hill, une imprimerie pour son usage particulier. Outre ses propres ouvrages, il y a fait imprimer magnifiquement la Pharsale de Lucain. C’est déjà un assez grand tort aux yeux d’un homme de goût d’avoir multiplié le poëme de ce poëte boursouflé, plutôt que de mettre ses soins et sa dépense à une superbe édition de Virgile ou d’Horace ; mais c’est un tort encore plus grave d’avoir arraché au président Hénault son manuscrit de Cornélie, pour le faire imprimer à l’imprimerie de Strawberry-Hill, sur de très-beau papier, en beaux caractères et fort incorrectement. Le président a dédié sa pièce à son éditeur. Il le remercie de l’établissement honorable et magnifique qu’il procure à cette orpheline. Elle l’est vraiment, car son papa avertit qu’il garde toujours l’incognito ; et comme l’édition de M. Walpole ne se vendra pas, il est à croire que la Vestale le gardera aussi. Le président ne cache pas à son éditeur que cette tragédie, fruit de sa première jeunesse, a été l’ouvrage de l’amour. Il craint qu’elle ne se ressente de l’emportement d’une première passion. Le pauvre président ! Il a pu être amant aimable, mais amant emporté ! en conscience, je ne puis lui faire cette injustice. Il prétend qu’on n’aime qu’une fois dans la vie, que les autres attachements qu’on contracte ne sont que des goûts passagers, des traités de convenance, des arrangements de société, et il pourrait bien avoir raison ; mais si dans sa première et véritable passion l’amant n’a pas été plus chaud que l’auteur, le pauvre président peut se vanter d’avoir été l’amant le plus transi de son siècle. Heureusement, pour faire preuve d’un digne. amant, on n’est pas obligé de faire une tragédie chaude. On sait que le président était en son temps un homme plein d’agréments, un peu frivole, mais très-bien venu du beau sexe. Il aurait bien fait un joli madrigal, une chanson galante ; mais une tragédie, c’est autre chose. Il dit que sa pièce, après avoir été l’accident de l’amour, finit bien plus noblement par être le prix de l’amitié dont il est honoré par son éditeur. Comme cet accident de l’amour ne sera pas vendu, il faut en tracer ici une esquisse légère en peu de lignes.

La tragédie se passe sous l’empereur Domitien, et peu de temps après son avènement à l’empire. Domitien est amoureux de Cornélie ; en l’épousant, il peut l’élever au rang suprême ; un grand obstacle s’y oppose. Cornélie s’est faite vestale ; c’est à sa prise d’habit que l’empereur l’a vue pour la première fois, et qu’il a conçu la plus forte passion pour elle. Licinien, un des flatteurs et des complaisants de Domitien, dit qu’il faut mépriser cet obstacle, déclarer les vœux de Cornélie nuls, et l’épouser en dépit de Vesta et de son culte : il ne sait pas, ni l’empereur non plus, que le cœur de Cornélie n’est pas libre ; elle aime Celer, jeune héros qui vient de se signaler par une victoire éclatante contre les Gaulois ; elle l’aime malgré elle et malgré la haine qui a longtemps subsisté entre leurs deux maisons. Il fallait que ce Celer fût bien aimable, surtout pour les vestales, car une autre de ces dames, Émilie, parente de l’empereur, en est également éprise. C’est elle qui le protège auprès de Domitien, et qui lui a obtenu les honneurs du triomphe, quoiqu’il n’ait pas encore atteint l’âge prescrit par les lois. L’amour qui tourmente l’empereur et les vestales n’a pas épargné Celer ; il brûle pour la belle Cornélie ; mais la haine qui divisait les deux familles ne lui a jamais permis de faire connaître sa flamme. C’est cet obstacle, regardé comme insurmontable, qui a déterminé Cornélie à prendre le voile de Vesta, et à renoncer à tout autre engagement, ne pouvant se livrer à son amour pour ce héros. Cependant cette haine a cessé, et Celer se presse un peu d’arriver après sa victoire à Rome, dans l’espérance de faire parler en sa faveur ses exploits et sa passion. L’empereur est étonné de ce retour précipité, pour lequel le général amoureux n’avait pas attendu ses ordres ; mais comme Celer est protégé par Émilie, cette petite fredaine ne tire pas à conséquence. Domitien a besoin d’Émilie ; c’est sous le prétexte de voir sa parente qu’il peut voir l’objet de son amour. Émilie a pénétré la passion de l’empereur pour Cornélie ; elle la favorise dans l’espérance que l’exemple de Cornélie pourra faire loi pour elle. Si l’empereur peut épouser une vestale, pourquoi Celer n’obtiendrait-il pas la même dispense ? On ne sait pas trop pourquoi toutes ces vestales, si amoureuses, ont choisi un état pour lequel elles ont si peu de vocation. Quant à Domitien, il ne se doute ni de la passion d’Émilie, ni de celle de Cornélie, ni de celle de Celer. Suivant un usage établi au théâtre de temps immémorial, les tyrans sont fort bêtes ; mais si vous avez jamais occasion de lire la tragédie de Cornélie, vous trouverez que Domitien abuse de la permission.

À présent, vous jugez aisément que tout se passe en découvertes dans le cours de cette tragédie. Cornélie découvre l’amour de l’empereur moyennant sa déclaration, dont elle se serait bien passée ; elle découvre aussi la passion de Celer, à laquelle elle voudrait bien répondre. Celer découvre la passion qu’Émilie a pour lui, et ne sait qu’y faire. Domitien découvre qu’il n’est aimé de personne, et enrage. Émilie découvre la passion de Celer pour Cornélie, et s’en désespère ; mais lorsque Celer découvre enfin que Cornélie paye sa passion du retour le plus tendre, l’empereur découvre aussitôt leur mutuelle intelligence en surprenant Celer aux pieds de Cornélie. Alors se découvre le pot au noir, et toutes les furies de l’enfer en sortent pour s’emparer du cœur de Domitien. Son ami Licinien se fait délateur sur-le-champ ; il accuse la vestale Cornélie d’avoir violé le serment de Vesta. Elle est condamnée, par les pontifes, au supplice réservé aux vestales infidèles. Celer est arrêté. L’empereur met la grâce de ce couple, dont la tendresse l’offense, à deux conditions : il faut que Cornélie l’épouse, et que Celer épouse Émilie ; à ce prix il consent d’oublier le passé. Ce n’est pas qu’il se doute le moins du monde de la passion qu’Émilie a pour Celer ; mais il lui importe qu’une vestale soit épousée par un Romain quelconque, afin que cet exemple autorise son mariage avec Cornélie, tout comme Émilie se flattait auparavant que le mariage de l’empereur avec une vestale pourrait faciliter le sien. Émilie se soumet donc de grand cœur aux ordres de Domitien ; mais Celer et Cornélie n’ont pas la même docilité. Il est vrai que l’empereur n’aura pas beau jeu en usant de rigueur ; car les éléments, les cieux et les enfers, se déclarent pour les deux amants. Et d’abord, le délateur Licinien est emporté par le diable, ou, pour parler moins chrétiennement, il est tué par le tonnerre, qui aurait beaucoup mieux fait d’aller au fait, et de tomber sur Domitien. Les pontifes qui veulent frapper Cornélie sont eux-mêmes frappés de paralysie, et restent perclus de leurs membres. À voir le galant et doucereux président Hénault au milieu d’un souper, on ne se douterait pas qu’il fût capable d’user de moyens aussi violents pour se défaire des gens qui l’embarrassent. Heureusement ces petites plaisanteries se passent derrière le théâtre ; elles ne remédient à rien, car Cornélie se tue elle-même quand elle voit qu’elle ne peut être expédiée par les autres. Celer ne peut résister à ce bel exemple, et se frappe aussi. Émilie se tue de même, mais c’est en notre présence, et après avoir fait à l’empereur un récit circonstancié de tout ce qui s’est passé. Tous les acteurs étant ainsi décédés de mort violente, Domitien seul, sans compagnie, et n’ayant plus rien à nous dire, est obligé de finir la pièce.

Ce plan puéril est exécuté de la manière la plus faible et la plus froide. Voici une année qui sera marquée dans les annales de nos théâtres par les outrages faits aux vestales. M. Fontanelle, en volant au poëte Roy son acte du Feu, de l’opéra des Éléments, où une certaine Émilie, en s’entretenant trop longtemps de ses feux avec un certain Valère, laisse aussi éteindre le feu sacré, a transformé le noble chapitre des vestales en un couvent d’ursulines ; et il faut que ce pauvre président Hénault, sur le bord de sa fosse, se souvienne de ses vieux torts envers ces dames pour révéler sa misère par la confession déplacée d’un péché ignoré de tout le monde.

— La tragédie du Joueur, par M. Saurin, dont les représentations ont été interrompues à l’occasion de la mort de la reine, paraît imprimée sous le titre ridicule de Béverley, tragédie bourgeoise[7]. Elle est dédiée à M. le duc d’Orléans ; elle avait été jouée l’année dernière sur le théâtre particulier de ce prince, à Villers-Cotterets ; il était naturel qu’elle parût sous ses auspices. L’épître de M. Saurin et le court avertissement dont elle est suivie sont d’une grande simplicité. La modestie de l’auteur doit arracher la plume des mains du critique le plus sévère. Je ne puis cependant m’accommoder des principes de poétique que l’auteur expose dans son épître dédicatoire. Il se demande si le Philosophe sans le savoir est une tragédie ou une comédie, et il n’ose décider cette question. Eh bien ! monsieur Saurin, je la déciderai : non-seulement c’est une comédie, mais c’est là la vraie comédie et son véritable modèle. Quoi ! parce qu’il s’est trouvé en France, il y a cent ans, un homme d’un génie rare, d’une verve irrésistible, qui n’a fait proprement que des pièces satiriques, d’une satire déliée et souvent sublime, et parce que c’est avec une extrême délicatesse que la satire demande à être maniée dans une monarchie, où l’orgueil de la naissance, des rangs, des titres, des charges, des places, rend chaque particulier excessivement susceptible sur tout ce qui tient à cette existence extérieure et factice ; quoi, parce que cet homme unique, se soumettant aux entraves que la sotte religion et les petites mœurs mesquines et gothiques de son pays et de son siècle ont mises de toutes parts au genre dramatique pour l’empêcher d’atteindre le but véritable et glorieux pour lequel il a été institué ; parce que, dis-je, cet homme, malgré ces entraves, a su se frayer une route vers l’immortalité, tout ce qui ne sera pas dans le genre du Tartuffe et du Misanthrope ne sera pas réputé comédie ? Que la populace littéraire juge ainsi, c’est dans la règle, et elle est faite pour cela ; mais j’exige d’un académicien plus d’étendue dans les vues, sans quoi je dirai, avec Piron, qu’il est de ces Quarante qui ont de l’esprit comme quatre. La vraie comédie chez toute nation est le tableau des mœurs, et ce tableau ne peut être fait ni avec vérité, ni avec goût, s’il n’est pas permis de mettre indistinctement toutes les conditions sur la scène. Molière eût été non-seulement un excellent faiseur de comédies, mais un grand philosophe, un profond moraliste, un véritable homme d’État, si la petite police de son pays ne s’y fût opposée. Ce n’est pas aux critiques ni aux gens de lettres à rétrécir les routes ; leur réclamation continuelle doit, au contraire, faire sentir avec le temps aux gouvernements de combien d’instruments de police efficaces et puissants ils se privent par un attachement aveugle à leurs préjugés gothiques et barbares. On ferait un beau traité de poétique sur cet objet, encore peu aperçu par nos philosophes ; et si l’on était curieux de se faire lapider par la canaille des beaux esprits, on leur prouverait que, sans rien diminuer de l’admiration pour le génie de Molière, la véritable comédie n’est pas encore créée en France.

Le lendemain de la première représentation du Joueur, un anonyme a envoyé à M. Saurin les vers suivants sur le rôle de Mme Béyerley :

De Saurin, cette lemme si belle,
De Ce cœur si pur, si vertueux,

De À tous ses devoirs si fidèle,
De ton esprit n’est point l’enfant heureux ;
De Tu l’as bien peint, mais le modèle
De Vit dans ton âme et sous tes yeux.

J’observe au poëte anonyme que sa pensée n’est pas heureuse ; car si Mme Saurin ressemble à Mme Béverley, ce ne peut être que parce qu’elle a la même douceur, la même patience, la même résignation, et qu’elle est par conséquent exposée aux mêmes épreuves ; si cela est, il s’ensuit que M. Saurin est un méchant garnement, comme M. Béverley, peu digne des vertus et de l’attachement d’une telle femme. Or, M. Saurin est un très-honnête homme, comme tout le monde sait : donc, le poëte anonyme est une bête, et son vertueux madrigal une pauvreté : ce qu’il était fort peu important de prouver.

La Gageure imprévue n’est pas imprimée, et ne le sera que l’hiver prochain à la reprise[8]. Un académicien qui n’est pas un sot m’a assuré ces jours passés que la situation du conte était beaucoup plus comique et plus plaisante que celle de la pièce, en ce que c’est son amant que cette femme enferme dans le cabinet, sur la porte duquel elle tient ensuite les yeux de son mari constamment fixés, ce qui était bien autrement intéressant. Je vois bien que je n’ai pas la vocation d’un académicien. J’estimais précisément M. Sedaine de ce qu’il avait eu assez d’esprit et assez de goût pour faire de Mme de Clinville une femme à la vérité étourdie et un peu vaine de la finesse de son esprit, mais, pour cette raison même, vertueuse et d’une conduite irréprochable. Je crois que, malgré l’académicien, je resterai de cet avis. Je ne vois dans le conte qu’une femme impudique qui arrête un inconnu sur le grand chemin, couche avec lui, et, surprise par son mari, l’enferme dans son cabinet, où elle a ensuite assez d’impudence pour tenter son mari, par ses agaceries, d’y entrer, et pour l’en empêcher par une contenance artificieuse et hardie. Cela peut être plus lascif, j’en conviens, mais pour plus intéressant, c’est autre chose ; et une telle créature est meilleure à enfermer dans un hôpital qu’à montrer sur un théâtre. Je persiste dans mon estime pour M. Sedaine, singulièrement de ce qu’il a senti qu’il fallait faire de Mme de Clinville une femme sans passion, sans faiblesse et sans reproche. On a encore bien déraisonné sur le titre de cette pièce. On a dit qu’il fallait l’intituler le Chasseur. Un journaliste, je ne sais lequel, a décidé spirituellement que le véritable titre de la pièce était les Époux mystérieux. Ne faut-il pas être abandonné de Dieu pour imprimer de pareilles bêtises ? Monsieur Sedaine, moquez-vous de ces impertinences et gardez votre titre. Si vous aviez été ou Aristophane, ou Ménandre, ou Plaute, ou Térence, vous auriez intitulé votre pièce la Clef, comme Plaute a appelé une des siennes le Rudens, et ce titre aurait été d’aussi bon goût que celui que vous avez choisi de préférence.

Au reste, M. Sedaine vient d’être nommé architecte du roi et secrétaire perpétuel de l’Académie royale d’architecture à la place de feu M. Camus. Voilà une place bien donnée ; elle vaut douze cents livres d’appointements, avec un beau logement au Louvre : c’est la première grâce que M. Sedaine reçoit, il la doit à M. le marquis de Marigny. Le public a applaudi à ce choix, et M. de Marigny n’a pas été fâché, je crois, de prouver à l’Académie qu’il est en droit de donner ses places et les brevets d’architectes du roi sans la consulter ; mais c’est rappeler à cette Académie une tracasserie qu’il eût été plus généreux d’oublier. Sans cette circonstance, M. Le Roy, membre de l’Académie, célèbre par ses belles Ruines de la Grèce, aurait monté tout naturellement au secrétariat ; il en eût été très-digne ; et possédant une théorie savante et profonde, ne voulant pas d’ailleurs pratiquer son art, il eût été très-capable de cette place. Si c’est une injustice de l’en avoir privé, je suis charmé qu’elle ait servi de récompense à un autre homme de mérite ; et quand M. de Marigny aura oublié que c’est M. Le Roy qui a été le moteur principal de la résistance qu’il a éprouvée de la part de l’Académie d’architecture, il trouvera bien le moyen de le dédommager de cette petite mortification par un bon contrôle de bâtiments de quelque maison royale. Ce M. Le Roy a publié, il y a quelques mois, des Observations sur les édifices des anciens peuples, suivies de Recherches sur les mesures anciennes ; volume in-8° d’environ cent pages. Ces observations répondent à la critique qu’on a faite des Ruines de la Grèce dans un ouvrage anglais intitulé les Antiquités d’Athènes. M. Le Roy reproche à l’auteur anglais de l’avoir pillé pour le critiquer ensuite mal à propos.

De telles gens il est assez :
Priez Dieu pour les trépassés.

Le Mariage caché, interrompu également à l’occasion de la mort de la reine, n’a pas encore paru imprimé, mais en revanche on a publié une traduction du Mariage clandestin, comédie en cinq actes, par MM. Garrick et Colman. On dit cette traduction de Mme Riccoboni. Si cela est, elle a joué un mauvais tour à son amie Mlle Thérèse, qui demeure, ce me semble, chargée ou du moins véhémentement soupçonnée du péché du Mariage caché. Le traducteur dit qu’il ne publie sa traduction que pour mettre le public en état de juger du peu de ressemblance qu’il y a entre le Mariage clandestin anglais et le Mariage caché français. Il a tort. On conviendra, si l’on veut, qu’il n’y en a aucune entre les auteurs du côté du talent, mais cela n’empêche pas que la pièce française ne soit exactement prise de la pièce anglaise. L’auteur a seulement eu le talent de faire des changements sans esprit et sans goût, de rendre froidement et platement ce qui en anglais est plein de verve et d’un excellent comique. La pièce anglaise est vraiment une comédie excellente, et je ne suis point étonné du succès qu’elle a eu à Londres. Le rôle de milord Ogleby, que l’imitateur français a changé en Durval, marin insipide, est très-piquant dans l’original. Ce n’est point du tout, comme on me l’avait dit, un gentilhomme campagnard et sottement vain ; c’est un seigneur de la cour, des plus élégants, vieillard exténué par ses bonnes fortunes et surchargé d’infirmités, mais se croyant toujours appelé à la conquête des femmes. Il est très-naturel que milord Ogleby s’imagine qu’il a inspiré de la passion à une pauvre petite fille secrètement mariée, qui recherche sa protection, et très-plat que M. le marin Durval ait la même idée. Ce milord Ogleby est le duc de Richelieu de l’Angleterre. Il a un lecteur, M. Canton, Suisse qui est courtisan et flatteur. Un Suisse flatteur, cela est neuf au théâtre ; c’est un rôle très-plaisant et imaginé avec beaucoup d’esprit. Il n’y a pas un seul rôle dans cette pièce qui ne soit d’un très-bon comique. Mais je n’aime pas qu’on appelle un Suisse M. Canton, un riche marchand de la Cité M. Sterling, un vieux lord tout infatué de sa figure, exténué et moitié perclus, Ogleby. Cela est de mauvais goût ; Molière et Sedaine savent mieux baptiser leurs personnages. Passe encore que le jeune mari clandestin s’appelle M. Lovel, je le vois assez aimable pour cela, et le valet de chambre français de milord, Labrosse. Je me ravise même sur le nom de milord Ogleby ou Lorgne auprès, et le passe ; le bon goût peut aller jusque-là, mais ne va pas plus loin. Le traducteur a supprimé quelques scènes, entre autres une scène d’avocats et de notaires, que je soupçonne d’être très-plaisante. Il a eu tort ; il ne faut rien supprimer dans une traduction ; mais c’est que vraisemblablement il n’a pas été assez versé dans la jurisprudence anglaise pour entendre la scène qu’il a retranchée, ou pour en sentir le comique.

— Le vieux Piron a fait sur le vaisseau de Nantes, appelé Voltaire#1, les deux vers suivants :

Si j’avais un vaisseau qui se nommât Voltaire,
Sous cet auspice heureux j’en ferais un corsaire.

Si j’étais fâché de ces vers, ce serait pour le vieux Piron : car ils sont bien plats.

M. Paulet, docteur en médecine de la Faculté de Montpellier, vient de publier, en deux volumes in-12, une Histoire de la petite vérole, avec les moyens d’en préserver les enfants et d’en arrêter la contagion en France ; suivie d’une traduction française du Traité de la petite vérole, de Rhasès, sur la dernière édition de Londres, arabe et latine. Ce qu’il y a de vraiment précieux dans cet ouvrage, c’est ce traité arabe du médecin Rhasès : car le médecin français Paulet est un pauvre homme auprès du médecin arabe. Il dit qu’il ne faut pas inoculer, mais extirper la petite vérole ; mais n’est-ce pas l’extirper que de la réduire à rien par le moyen de l’inoculation ? et quelle platitude de dire qu’il faut travailler à l’extirper sans en indiquer un seul moyen ! Mais il n’est pas de mon ressort de faire à M. Paulet son procès, et vous aimerez mieux lire la lettre que [9] M. de Voltaire lui a écrite pour le remercier de l’hommage qu’il lui a fait de son livre ; elle est datée du 22 avril 1768, du château de Ferney, et elle lui fait son procès bien plus gaiement[10].

Histoire de France, depuis l’établissement de la monarchie jusqu’au règne de Louis XV, à l’usage des jeunes gens de qualité, deux volumes grand in-8°, chacun d’environ quatre cents pages. Le nom de ce nouveau compilateur est inconnu ; le titre dit que son livre est imprimé à Francfort-sur-le-Mein, mais je le crois fabriqué et imprimé en France[11] ; il est même assez platement fait pour mériter de paraître avec approbation et privilège. L’auteur se plaint de l’insuffisance des abrégés, où l’on ne trouve que des dates. Son Histoire de France est par demandes et par réponses, mais il fait répondre à ses écoliers des choses bien plates, et très-répréhensibles aux yeux d’un philosophe. Il insiste dans sa préface sur la nécessité d’avoir égard aux mœurs et aux lois plutôt qu’aux dates ; il dit que l’étude de l’histoire doit surtout avoir pour but de nous rendre meilleurs ; mais il peut compter que la sienne ne fera pas cet effet-là, à moins qu’un maître éclairé et honnête ne s’en serve pour montrer aux jeunes gens dans quel détestable esprit l’histoire moderne a été traitée jusqu’à présent, et combien les platitudes de nos lâches historiens sont venimeuses.



  1. Voir tome VII, page 116.
  2. Le Discours étant déjà imprimé dans les Œuvres de Voltaire, nous avons cru devoir le supprimer. (Premiers éditeurs.) Voir dans les Épîtres de Voltaire l’épître À mon Vaisseau. (T.)
  3. Ce manuscrit infiniment précieux passa, en 1769, de la bibliothèque de M. Gaignat dans celle de M. de Choiseul, ministre de la guerre, pour le prix de dix mille livres. De cette bibliothèque il passa dans les mains de M. Debure père, libraire recommandable par l’étendue de ses connaissances bibliographiques. Il le garda quelque temps et le vendit ensuite à M. Paris, parent de M. Paris de Montmartel, dont la bibliothèque, transportée en Angleterre vers la fin de l’année 1789, y fut vendue publiquement au mois de mars 1791. Le manuscrit des Contes de La Fontaine, qui en faisait partie, fut alors acheté par un riche amateur, la somme de trois cent quinze livres sterling, représentant sept mille cinq cent soixante francs. On ignore le sort ultérieur de ce chef-d’œuvre. (Premiers éditeurs.) — Racheté par M. H. de La Bédoyère, il aurait été vendu à l’amiable, par les héritiers de celui-ci, à un amateur anglais bien connu à Paris, M. J. Hankey.
  4. On lit dans les Mélanges d’histoire, de littérature, etc., tirés d’un portefeuille (et publiés par M. Crawfurd), page 592, Paris, 1809, in-4° : « Une lettre, trouvée parmi les papiers de Mme du Hausset, femme de chambre de Mme de Pompadour, porte que les Mémoires secrets sont de Mme de Vieux-Maison, une des femmes les plus méchantes qu’on puisse voir. » Il en existe plusieurs éditions, dont quelques-unes ont une clef imprimée. La seconde édition, publiée en 1746, a été revue et augmentée. (B.)
  5. Le 27 janvier. Selon Léris, Cornélie fut faite en commun avec Fuzelier.
  6. Voir t.  VI, P. 456, et t.  VII, P. 11.
  7. Paris, Duchesne, 1768, in-8°.
  8. Paris, Hérissant, 1769, in-8°.
  9. Voir précédemment page 120.
  10. Voir à cette date la Correspondance générale de Voltaire.
  11. Cet ouvrage, de l’abbé Lionnois, avait en effet été imprimé à Nancy. Il y fut réimprimé, toujours sous la même rubrique, sous le titre d’Abrégé chronologique de l’Histoire de France, à l’usage de la jeune noblesse, 1769, 2 vol.  in-8°.