Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/7/1766/Septembre

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (7p. 102-130).

SEPTEMBRE.

1er septembre 1766.

Jamais les productions théâtrales n’ont été plus rares que cette année. La Comédie-Française, depuis l’ouverture de son théâtre après Pâques, n’a pas donné la moindre nouveauté. Elle s’était flattée pendant quelque temps d’obtenir la permission de jouer la Partie de chasse de Henri IV, par M.  Collé, et il est certain que le nom seul de Henri IV aurait fait porter cette pièce aux nues, quelque médiocre et quelque mal faite qu’elle soit d’ailleurs. Mais la question ayant été agitée dans le conseil d’État du roi, et les avis s’étant trouvés partagés, Sa Majesté s’en est réservé la connaissance, et il a été décidé depuis que la pièce ne serait pas jouée. La tragédie de Barnevelt ayant été également défendue, son auteur, M.  Lemierre, en a présenté une autre, intitulée Artaxerce, et imitée du poëme lyrique du célèbre Metastasio. Cette tragédie, qui vient d’être jouée sur le théâtre de la Comédie-Française[1], est sans contredit une des plus belles lanternes magiques que jamais Savoyard ait portées sur son dos. Un roi massacré dans son lit lorsqu’il y pense le moins ; son fils, soupçonné de ce meurtre, et immolé par son frère, qui est cependant un garçon vertueux, et qui ne se prête pas sans regret à ces petits expédients, qui en est même un peu fâché lorsqu’il découvre que ce frère, trop promptement expédié, est innocent, mais qui n’en aime pas moins l’auteur et l’exécuteur de ces conseils ; celui-ci, tranchant toujours toutes les difficultés par un petit crime, et n’étant contrarié que par un benêt de fils qui ne se sent pas la vocation de son père ; deux ou trois complots, une coupe empoisonnée, une bataille, deux victoires remportées sans coup férir ; enfin, un bon coup de poignard dans le ventre d’un coquin : voilà certainement une suite de tableaux des plus récréatifs, et M.  Lemierre ne manquerait pas de faire fortune en les portant, pendant les soirées de l’hiver, de maison en maison, pour faire venir la chair de poule à tous les enfants et à toutes les bonnes. Les enfants du parterre doivent l’encourager à ce parti. Ils ont bien applaudi sa pièce, et je parie pour huit représentations au moins, et peut‑être pour onze. Il est vrai que tous ces effrayants tableaux ne causent pas la plus légère émotion, et que, malgré le mouvement continuel des acteurs, le spectacle reste froid comme glace ; mais les nourrices et les sevreuses, et leurs nourrissons, ne seront pas aussi difficiles à émouvoir.

Je ne prétends pas laver l’illustre Metastasio de toutes les fautes de M.  Lemierre. Je sais que son plan est presque aussi vicieux que celui de son imitateur. C’est un grand malheur que dans les pièces d’un poëte divin, doué de tout le charme de l’harmonie, de la plus séduisante magie de coloris, la contexture de la fable soit presque toujours puérile, et que la partie des mœurs, la plus essentielle de toutes, celle qui donne à un drame de l’importance et le véritable pathétique, y soit entièrement négligée. M.  Lemierre ne peut se vanter au fond que d’avoir relevé tous ces défauts par une versification dure et faible, par un style prosaïque et incorrect, qui lutte toujours avec la difficulté de trouver l’expression propre, et qui ne peut la surmonter. Que la paix soit avec M.  Lemierre et M.  de Belloy ! Voilà deux terribles colonnes sur lesquelles la gloire du théâtre français repose[2]. Artaxerce peut faire le pendant de Zelmire. Je souhaite toute sorte de prospérité à M.  Lemierre. On dit que c’est un honnête garçon, et qu’il est fort pauvre. Que ne dépend-il de moi de lui donner le talent de Racine !

J’ai appris, le jour de la première représentation d’Artaxerce, à mes dépens, que Mlle  de La Chassaigne, qui a débuté l’hiver dernier, et que je croyais renvoyée, a été reçue à l’essai. C’est une maussade créature de plus. Elle a joué dans la petite pièce. Le temps de ces essais est un temps d’épreuves bien dures de la patience des spectateurs.

— Vous avez pu voir, dans le Salon de M.  Diderot, que M. de Loutherbourg, peintre de l’Académie, a une fort belle et fort aimable femme. Voyons maintenant si M.  Lemierre est plus heureux en chantant les grâces de la beauté qu’en maniant le poignard de Melpomène.


vers de m. lemierre à madame de loutherbourg.

Qui, ne Quel est, dis-moi, charmante Églé,
Qui, ne Cet adorateur de province,
Qui, ne se doutant pas que son talent soit mince,
S’en vient te haranguer de ce ton emmiellé ?
Qui, ne Bon Dieu, quel fatras de louanges !
L’amour-propre lui-même en serait ennuyé ;
Qui, ne Et tu me fais presque pitié
Qui, ne D’être belle comme les anges.
La cour fait tant d’édits ! Eh bien, j’en voudrais un
Qui, ne D’une forme toute nouvelle :
De par le roi, défense à tout sot importun
Qui, ne De faire bâiller une belle
Qui, ne Avec un éloge commun,
Ainsi qu’aux mal bâtis de se mêler de danse,
Aux voix fausses de chant, au-peintre de faubourg
Qui, ne De prendre en sa main pesante
Qui, ne Le pinceau qui nous enchante
Qui, ne Sous les doigts de Loutherbourg.

— On donne depuis environ un mois, sur le théâtre de la Comédie-Italienne, avec beaucoup de succès, un petit opéra‑comique intitulé la Clochette, en un acte et en vers[3] ; les paroles de M.  Anseaume, la musique de M.  Duni. Le poëte a choisi pour sujet de sa pièce le conte de La Fontaine qui porte le même nom. Ce conte n’est pas un des meilleurs du bonhomme. Il n’a rien de piquant. Remarquez qu’il est tout entier de l’invention du bonhomme, et que l’invention était sa partie faible ; il n’est original, charmant, divin, que dans ses détails. Aussi ne manque-t-il jamais d’allonger son sujet tant qu’il peut, et dans ses fables et dans ses contes ; mais c’est alors qu’il montre tout son génie. Je ne serais pas surpris qu’aux critiques d’un goût un peu sévère, sa manière de narrer ne parût pas exempte de reproche, surtout dans les fables : car, pour les contes, comme le genre en lui-même est frivole, le nigaudage et cette facilité avec laquelle le poëte s’abandonne à son imagination naïve et piquante leur donnent un charme et une grâce inexprimables ; mais, quelque raison qu’on se crût de blâmer en quelques occasions la manière du poëte, je doute qu’on eût jamais le courage de retrancher une ligne de ses ouvrages ; jusqu’aux défauts, tout y est précieux.

Quoique le conte de la Clochette soit peu de chose dans l’original, il était charmant à mettre sur la scène ; mais M.  Anseaume s’y est bien mal pris et y a bien mal réussi. Sa pièce est froide, plate et mal faite. Sedaine en aurait fait une pièce charmante ; mais ce Sedaine ne donne son secret à personne, et aucun de nos faiseurs ne cherche à le lui dérober. Malgré cela, la pièce de M.  Anseaume, quoique froide et sans aucun intérêt, a réussi, grâce au jeu de théâtre que la Clochette ne pouvait manquer de produire. La musique en est jolie, quoique d’un goût un peu vieux et d’un style un peu faible. Notre bon papa Duni n’est plus jeune ; les idées commencent à lui manquer, et il ne travaille plus que de pratique. Il vient de se mettre en route pour l’Italie ; j’ignore si c’est pour y rester ou pour s’y rafraîchir simplement la mémoire. Ce qu’il y a de plus joli, à mon sens, se réduit à l’air de Colinette : Mon cher agneau, quel triste sort ! et aux couplets en reproches entre Colin et Colinette : À la fête du village. Le poëte a fait une bévue assez plaisante, dont le parterre ne s’est point aperçu. La scène se passe au milieu des champs, et lorsque Colinette se brouille avec son amant, elle lui dit : Sortez. Il faut croire que lorsqu’elle se brouillera dans sa cabane, elle lui ordonnera de rentrer. Cette observation ne porte, je le sais, que sur une misère ; mais elle prouve combien nos représentations théâtrales sont dénuées de vérité, puisque cette platitude n’a choqué personne. On dirait que chaque spectateur, en entrant dans nos salles de spectacle, s’est engagé à laisser la vérité à la porte, à ne lui rien comparer, et à n’exiger, dans ce qu’il verra et ce qu’il entendra, rien qui lui ressemble.

M.  Falconet, sculpteur du roi et professeur de l’Académie royale de peinture et sculpture, vient d’être appelé par l’Impératrice de Russie pour exécuter la statue équestre de Pierre le Grand. Cette statue doit être érigée à Pétersbourg, en bronze. Quel monument et quelle entreprise ! c’est, de toutes celles qu’un souverain pourrait proposer dans ce siècle, la plus belle, la plus grande, la plus digne d’un homme de génie. Ce que Pierre le Grand a de sauvage et d’étonnant, cet instinct sublime qui guide un prince encore barbare lui-même dans la réformation d’un vaste empire, le rend plus propre au bronze qu’auçun des souverains qui aient jamais existé. Je désire que le génie de M.  Falconet soit au niveau de son entreprise. Je désire que M.  Thomas, occupé d’un poëme épique dont Pierre le Grand doit être le héros, érige à ce grand homme un monument aussi durable que le bronze de M.  Falconet. Le génie de Pierre aura ainsi servi à immortaliser deux Français ; et ceux-ci, en transmettant à la postérité les honneurs rendus par Catherine à la mémoire du fondateur de l’empire de Russie, apprendront aux générations suivantes par quels monuments il convient de consacrer la mémoire de l’auguste princesse qui a osé porter à sa perfection l’ouvrage commencé par Pierre le Grand.

M. Falconet emmène avec lui une jeune personne de dix‑huit ans, appelée Mlle  Collot, son élève depuis plus de trois ans, et qui fait le buste avec beaucoup de succès. C’est un phénomène assez rare et peut-être unique. Elle a fait plusieurs bustes d’hommes et de femmes très-ressemblants, et surtout pleins de vie et de caractère. Celui de notre célèbre acteur Préville, en Sganarelle, dans le Médecin malgré lui, est étonnant. Je conserverai celui de M.  Diderot, qu’elle a fait pour moi[4]. Celui de M. le prince de Galitzin, ministre plénipotentiaire de Russie, est parlant comme les autres. Je ne doute pas que, si ces différents bustes avaient été présentés à l’Académie, Mlle  Collot n’eût été agréée d’une voix unanime ; et c’est un honneur que son maitre aurait dû lui procurer avant son départ pour Pétersbourg. Cette jeune personne joint à son talent une vérité de caractère et une honnêteté de mœurs tout à fait précieuses. Elle ne manque point d’esprit, assurément, et cet esprit est relevé par une pureté, une vérité, une naïveté de sentiments, qui le rendent très-piquant, et qu’elle m’a promis de conserver religieusement. Le jour de son départ, je me ferai dévot, et je prierai jour et nuit Celui qui tient dans ses mains le cœur des souverains, afin qu’il touche celui de l’auguste souveraine de Russie, et qu’il le porte à permettre à Marie-Victoire Collot de faire son buste, et à lui ordonner, quand il sera fait, de l’envoyer à Paris embellir la retraite d’un homme obscur, mais tout rempli de la gloire de Catherine. Et, à chaque répétition de cette prière, j’aurai soin de faire le signe de la croix selon le rite de l’Église grecque, et de m’écrier, avec componction et frémissement d’entrailles : Seigneur, ne punis point l’audace et la témérité des vœux de ton serviteur, et regarde en pitié l’excès de sa confiance.

— Nous avons fait depuis peu une perte qui mérite d’être remarquée. Mlle  Randon de Malboissière vient de mourir à la fleur de son âge[5]. Elle avait environ dix-huit ou dix-neuf ans. M. de Bucklay, officier dans un de nos régiments irlandais, arriva quelques jours avant sa mort, dans le dessein de l’épouser, mais, dans le fait, pour lui rendre les derniers honneurs. Le jour marqué pour la célébration du mariage fut celui de l’enterrement. Cette jeune personne avait été destinée en mariage au jeune du Tartre, fils d’un célèbre notaire de Paris, et sujet de distinction pour son âge. Ce jeune homme, qui donnait les plus grandes espérances, fut enlevé l’année dernière par une maladie courte et vive, secondée de tout le savoir-faire du médecin Bouvart. On dit que la tendresse de Mlle  de Malboissière pour ce jeune homme, et la douleur qu’elle ressentit de sa perte, n’ont pas peu contribué à abréger ses jours. Elle était déjà célèbre à Paris par ses connaissances. Elle entendait et possédait parfaitement sept langues, savoir : le grec, le latin, l’italien, l’espagnol, le français, l’allemand et l’anglais ; elle parlait les langnes vivantes dans la perfection. On dit ses parents inconsolables de sa perte, et c’est aisé à comprendre.

— Cette perte en rappelle une autre non moins sensible : c’est celle du chevalier James Macdonald, baronnet, chef de la tribu des montagnards d’Écosse de son nom, décédé à Frascati en Italie, le 26 juillet dernier, à l’âge d’environ vingt-quatre ans. Ce jeune homme vint à Paris après la conclusion de la dernière paix, et y passa près de dix-huit mois. Il étonna tout le monde par la variété et l’étendue de ses connaissances, par la solidité de son jugement, par la justesse et la maturité de son esprit. Pendant tout le temps que je l’ai connu, je n’ai jamais entendu traiter une matière à laquelle il fût, je ne dis pas étranger, mais sur laquelle il n’eût des connaissances rares. Tant de savoir et de mérite dans un jeune homme de vingt ans, de la plus noble simplicité de caractère, et exempt de toute espèce de pédanterie, ne laissait pas de choquer un peu, non‑seulement nos agréables à talons rouges, qui, lorsque le chapitre des chevaux, des cochers et de la pièce nouvelle est épuisé, n’ont plus rien à dire, mais en général nos gens du monde, qui, pour avoir vécu cinquante ou soixante ans, n’en sont pas moins ignorants. Mais leur humeur n’empêchait pas le chevalier Macdonald de vivre dans la meilleure compagnie de Paris, et d’y jouir d’une considération qui ne semblait pas faite pour son âge. Le chevalier Macdonald était roux et laid de figure ; il n’avait point de grâce ni d’agrément dans l’esprit ; l’effet qu’il faisait malgré cela prouve le pouvoir des qualités solides. Ce caractère d’esprit sérieux ne l’empêchait pas d’aimer la poésie, la peinture et la musique, et d’en avoir les meilleurs principes avec un goût naturel, excellent et de la meilleure trempe. Il est mort d’un anévrisme au cœur. L’état de sa santé ne lui a jamais permis d’espérer une longue carrière. Sa passion pour l’étude, et les fatigues d’esprit qu’elle entraîne, peuvent avoir contribué à abréger ses jours. Après avoir passé dix-huit mois à Paris, il s’en retourna en Écosse, respirer son air natal. Il en revint il y a précisément un an, et nous trouvâmes sa santé meilleure. Il partit pour l’Italie, où il vient de succomber, aux regrets de tous ceux qui l’ont connu. C’est un homme rare de moins. Il nous disait quelquefois qu’il avait un frère cadet qui valait mieux que lui, en quelque sens qu’on voulût prendre ce mot. Nous ne connaissons pas ce frère ; ainsi il ne peut nous consoler de la perte de sir James.

— Les pièces qui ont concouru pour le prix de la poésie que l’Académie française distribue tous les deux ans paraissent successivement. Vous savez que le choix du sujet est abandonné à chaque poëte ; et ce n’est que le sujet du prix d’éloquence que l’Académie se réserve de donner. Elle a choisi pour sujet du discours à couronner l’année prochaine, l’éloge du roi de France Charles V, surnommé le Sage. Quant au prix de poésie de cette année, c’est M.  de La Harpe qui l’a remporté par une épître en vers, intitulée le Poëte. Son poëme, la Délivrance de Salerne et la fondation du royaume des Deux-Siciles, avait été couronné l’année dernière par l’Académie de Rouen. Ces couronnes académiques sont malheureusement de faibles dédommagements des disgrâces essuyées au théâtre ; c’est à la Comédie-Francaise qu’il eût été doux d’être couronné. On trouve dans l’épître couronnée par l’Académie française des vers bien faits, du style, de la correction, de la sagesse et un ton soutenu ; mais on n’y trouve ni chaleur, ni force, ni enthousiasme. Il n’y a là certainement ni ingenium, ni mens divinior, ni os magna sonaturum, ailleurs que dans le passage d’Horace mis en épigraphe sur le titre[6]. Cependant, quel sujet que de tracer le portrait du poëte ! et comment est-il possible de rester froid quand on parle à l’être le plus chaud qui existe ? Comment ne se détache‑t-il pas une étincelle de ce feu qui pénètre et dilate toutes les veines du poëte, pour se glisser dans l’âme de celui qui ose lui donner des préceptes ? C’est là le principal défaut de l’épître couronnée. M.  de La Harpe n’est certainement pas un homme sans talent ; mais il manque de sentiment et de chaleur : deux points essentiels sans lesquels il est impossible de se promettre du succès dans la carrière de la poésie. Mais quand on lui pardonnerait de ne s’être pas laissé gagner par la chaleur de son sujet, quand on regarderait son épître comme un ouvrage purement didactique, on n’en serait guère plus content. Ce n’est pas que tout ce qu’il y dit ne soit sensé ; mais tout cela est si superficiel et si faible que, quand un poëte aurait, dans le plus éminent degré, toutes les qualités que M.  de La Harpe exige de lui, il serait encore un assez pauvre homme.

L’Académie a accordé un accessit à une Épitre aux malheureux, présentée par M.  Gaillard, si injustement couronné l’année dernière avec M.  Thomas. Tout ce qu’on peut dire de cette épître, c’est que M.  Gaillard est un gaillard bien triste : il ne voit partout qu’horreur, douleur et maux sans remède. Il saute d’objets en objets, et, à force de toucher à tout, il n’en rend aucun touchant. Son Épître finit par déplorer la perte d’une maîtresse que la mort lui a enlevée. On est un peu étonné de cette chute, après avoir vu le poëte occupé de tous les grands maux de l’univers. Ce morceau est bien faible.

Un autre accessit a été accordé à une pièce en vers intitulée la Rapidité de la vie. On la dit de M.  Fontaine, nouvelle recrue pour renforcer tout cet essaim de petits poëtes qui s’est formé à Paris depuis quelques années. Ce morceau est encore plus faible que l’Épître de M.  Gaillard. Morale triviale et commune que les bavards, qui se décorent du titre d’orateurs sacrés, ont coulée à fond depuis qu’il est d’usage de monter dans une chaire en forme de tonneau renversé, et de débiter une suite de lieux communs au peuple chrétien. Quelques beaux vers cependant. Ce M. Fontaine avait envoyé à l’Académie, pour concourir au prix, un autre Discours en vers sur la philosophie, et il vient de le faire imprimer. Tout ce qu’on en peut dire, c’est que M.  Fontaine a de bons principes et de bonnes intentions. Il voudrait faire rougir le genre humain de l’ingratitude dont il a toujours payé ses bienfaiteurs, ceux qui ont osé l’éclairer et combattre les préjugés funestes de leur siècle, dont le peuple, aveuglé et stupide, est à la fois le défenseur et la victime. Ce sujet est grand et beau. Pourquoi faut-il que le poëte qui a osé le choisir ne soit pas au niveau de son sujet ! Malheureusement les fautes d’un siècle ne tournent pas à l’amendement d’un autre. Ce n’est jamais que la postérité qui fait justice des Mélitus et Anitus ; et, lorsque les cendres du bon et du méchant, du sage et du fanatique, sont confondues, qu’importe au bonheur du genre humain cette justice inutile et tardive, si elle ne sert du moins à effrayer les Omer sur le jugement de la postérité ?

Un poëte qui ne se nomme pas a concouru au prix par une Épître à une dame qui allaite son enfant. Bavardage trivial, lieux communs qu’on sait par cœur, et que le coloris du poëte ne rend assurément pas intéressants. L’Académie a d’ailleurs publié un extrait de plusieurs pièces qui ont concouru pour le prix[7] ; et cet extrait prouve ou qu’il n’y a pas un seul sujet d’espérance parmi nos jeunes poëtes, ou, s’il y en a, qu’il ne daigne pas prendre l’Académie pour juge. Elle a mis à la tête de ces extraits deux pages d’une poétique bien mince. Quand le plus illustre corps de la littérature se permet de parler poésie, et de dire ce qu’il désire dans les pièces qu’on lui a adressées, il me semble qu’on devrait remarquer dans ses jugements un sens, une profondeur, une sagesse qui inspirât du respect pour son goût et pour ses lumières. Quand Catherin Fréron dira d’une pièce qui manque de liaison et de succession dans les idées, que c’est comme un cercle qui tourne sur lui‑même, que c’est du mouvement sans progrès, je le trouverai très-bon ; mais quand c’est l’Académie française qui parle si mesquinement, je hausserai les épaules. Elle pourrait ajouter que le poëte ressemble, dans ce cas, à Arlequin courant la poste à s’essoufler sans bouger de sa place.


15 septembre 1766.

L’empire de la Chine est devenu, de notre temps, un objet particulier d’attention, d’étude, de recherches et de raisonnement. Les missionnaires ont d’abord intéressé la curiosité publique par des relations merveilleuses d’un pays très-éloigné qui ne pouvait ni confirmer leur véracité ni réclamer contre leurs mensonges. Les philosophes se sont ensuite emparés de la matière, et en ont tiré, suivant leur usage, un parti étonnant pour s’élever avec force contre les abus qu’ils croyaient bons à détruire dans leur pays. Ensuite les bavards ont imité le ramage des philosophes, et ont fait valoir leurs lieux communs par des amplifications prises à la Chine. Par ce moyen, ce pays est devenu en peu de temps l’asile de la vertu, de la sagesse et de la félicité ; son gouvernement, le meilleur possible, comme le plus ancien ; sa morale, la plus pure et la plus belle qui soit connue ; ses lois, sa police, ses arts, son industrie, autant de modèles à proposer à tous les autres peuples de la terre. Quelle vue sublime ! s’est-on écrié, quel ressort puissant que celui qui constitue l’autorité paternelle comme le modèle de l’autorité du gouvernement ! Tout l’État, grâce à ce principe, n’est plus qu’une vaste famille où l’équité et la douceur règlent tout, où les gouverneurs, les administrateurs, les magistrats, ne sont que des chefs d’une même famille d’enfants et de frères. Quel pays que celui où l’agriculture est regardée comme la première et la plus noble des professions, et où l’empereur lui-même, à un certain jour de l’année, se met derrière la charrue et laboure une portion d’un champ, afin d’honorer publiquement la condition du laboureur ! On sait en quelle recommandation l’étude des lois, de la morale et des lettres est à la Chine ; elle seule peut frayer le chemin aux places du gouvernement, depuis la plus petite jusqu’à la plus importante. La morale de Confutzée, que nous nommons vulgairement Confucius, mérite, de l’aveu de tout le monde, les mêmes éloges que les chrétiens ont donnés à la morale de l’Évangile. Si le peuple a ses superstitions, si ses bonzes le repaissent de fables et d’absurdités, tout le corps des lettrés, tout ce qui tient au gouvernement est très-éclairé, n’admet que l’existence d’un Être suprême, ou est même absolument athée, La population prodigieuse de cet empire, en comparaison duquel notre Europe n’est qu’un désert, suffit pour prouver infailliblement que ce peuple est le plus sage et le plus heureux de la terre. Il n’est pas guerrier, à la vérité, et il a été subjugué ; mais voyez la force et le pouvoir de ses lois et de sa morale ! les vainqueurs ont été obligés de les adopter et de s’y soumettre : en sorte que, vu ces avantages, si le peuple chinois, à l’exemple de la horde juive, voulait se regarder, par fantaisie, comme le peuple choisi de Dieu, à l’exclusion de toutes les autres nations, il ne serait pas aisé de lui disputer cette prérogative.

Il faut convenir qu’un esprit solide, accoutumé à réfléchir, formé par l’expérience, et qui ne s’en laisse pas imposer par des phrases, ne sera pas séduit par ce tableau brillant ; il sait trop combien les faits diffèrent ordinairement de la spéculation. Il ne s’inscrira pas précisément en faux contre les dépositions des panégyristes de la Chine ; mais il en doutera sagement. Il ne se prévaudra ni de l’autorité de l’amiral Anson, dans son Voyage autour du monde[8], parce qu’enfin il peut avoir eu un peu d’humeur d’avoir été mal accueilli et trompé par les Chinois ; ni de cet autre témoignage du bonhomme John Bell, dont on a traduit la relation l’hiver dernier[9], et dont l’autorité paraît d’un poids d’autant plus grand qu’il se défie davantage de ses lumières, et qu’il demande à chaque instant pardon d’avoir vu les choses comme elles sont. Un esprit sage voudra simplement suspendre son jugement ; il désirera de passer une vingtaine d’années à la Chine, et d’examiner un peu les choses par lui-même, avant de prendre un parti définitif. Il dira : Quel est le gouvernement dont les principes ne soient fondés sur l’équité, sur la douceur, sur les plus beaux mots de chaque langue ? Lisez les édits de tous les empereurs et de tous les rois de la terre, et vous verrez qu’ils sont tous les pères de leurs peuples, et qu’ils ne sont occupés que du bonheur de leurs enfants. Cependant les injustices et les malheurs couvrent la terre entière. C’est une belle institution que celle qui établit des surveillants aux surveillants, qui fait garder ainsi la vertu des uns par la vertu des autres ; il est seulement dommage que ceux qui surveillent les surveillants soient des hommes, par conséquent accessibles à toutes les corruptions, à toutes les faiblesses de la nature humaine. Il ne serait donc pas physiquement impossible que tous les mandarins, revêtus de l’autorité paternelle sur les peuples, fussent des hommes intègres et vertueux ; mais il est moralement à craindre que, ne pouvant prendre avec l’autorité des pères leurs entrailles, il n’y en ait beaucoup qui ne consultent, dans leurs places, que leur intérêt particulier, et qu’ils ne soient souvent fripons, méchants, rapaces, très-indifférents au moins sur le bien et sur le mal, comme on en accuse certains mandarins en Europe : ce qui n’empêche pas que sur cent il ne se trouve quelquefois un honnête homme, qui soit même assez benêt pour se faire chasser plutôt par ses confrères que de se faire le compagnon de leurs iniquités.

C’est une belle cérémonie, il faut l’avouer, que celle qui met tous les ans l’empereur derrière une charrue ; mais il se pourrait qu’à l’exemple de plusieurs étiquettes de nos cours en Europe, elle ne fût plus qu’un simple usage, sans aucune influence sur l’esprit public. Je vous défie de trouver une plus belle cérémonie que celle par laquelle le doge de Venise se déclare tous les ans l’époux de la mer Adriatique. Quelle élévation, quelle activité, quel orgueil utile cette cérémonie devait inspirer aux Vénitiens, lorsque ce peuple était effectivement le souverain des mers ! Aujourd’hui elle n’est plus qu’un jeu presque ridicule, et sans autre effet public que celui d’attirer une foule d’étrangers à la foire de l’Ascension.

Il serait aisé d’examiner, suivant ces principes d’une saine critique, les autres avantages de la Chine, et d’en tirer du moins des raisons de douter très-légitimes. La morale de Confucius n’est pas plus parfaite que celle de Zoroastre, celle de Socrate. Quel est le peuple policé qui n’ait eu ses sages et ses législateurs ? Si le peuple de la Chine est plein d’idées et de pratiques superstitieuses, quel avantage a-t-il sur le nôtre ? Il en résulte que le peuple est partout peuple. Cet empire a été subjugué ; mais le vainqueur a été obligé d’adopter ses lois et ses usages. Oui, comme les Romains adoptaient les dieux des provinces conquises : ils n’en étaient pas moins les maîtres absolus. Le petit nombre est bien obligé de se conformer aux usages du grand nombre ; mais que lui importe de respecter des usages indifférents, pourvu qu’on respecte sa domination ? Il n’y a jamais eu que les chrétiens d’assez absurdes pour aimer mieux dépeupler et dévaster un pays de fond en comble, et de régner sur des déserts, que de laisser aux peuples conquis leur religion et leurs usages. Je parlerai une autre fois de la population, et nous verrons si elle est une marque aussi infaillible de la bonté du gouvernement et de la prospérité publique, que la plupart de nos écrivains politiques voudraient nous le faire croire. Il suffit d’observer ici qu’en retranchant de la population chinoise les exagérations que tout homme sensé regardera comme suspectes, elle n’aura rien de merveilleux, si l’on veut avoir égard à la douceur d’un climat chaud et au peu de besoins des habitants d’un tel climat. Je croirai sans peine qu’il périt moins d’enfants à la Chine que dans nos contrées européennes, quoique la constitution de ceux qui ont résisté parmi nous à la rigueur du climat soit en général plus forte que celle des peuples qui vivent sous un ciel plus doux. Mais je me moquerai un peu de ceux qui voudront me persuader qu’à la Chine on abandonne les enfants à peu près comme nous jetons nos petits chats ou nos petits chiens quand la portée de leur mère a été trop nombreuse. La population de l’Inde est immense, mais je ne l’ai jamais entendu citer comme un signe de bonheur de ces peuples et de la bonté de leur gouvernement. C’est que nous connaissons mieux l’Inde que la Chine, dont le peuple méfiant, rusé et fourbe, ne se laisse jamais approcher par les étrangers, et se refuse à tout commerce qui ne regarde pas le trafic, tout exprès pour donner occasion à nos faiseurs de systèmes de déployer les ressources de leur belle imagination. Remarquez que depuis Bacchus jusqu’à nos jours, tous ceux qui ont attaqué l’Inde l’ont conquise, sans changer ni la religion ni les mœurs, ni les lois, ni les usages de ces peuples ; et dites-nous si vous regardez cela comme un signe de leur bonté.

Pour oser s’assurer de quelques vérités concernant la Chine, sans l’avoir vue et examinée de ses propres yeux, il faudrait que nous eussions plus de monuments de leur littérature. Un seul de leurs livres, même mauvais, nous en apprendrait plus que toutes les relations des missionnaires ; mais nous n’avons que quelques extraits informes, fournis par le P. du Halde, dont le plus considérable est celui de la tragédie de l’Orphelin de la maison de Tchao, que M.  de Voltaire a mise depuis sur le Théâtre-Français[10].

Il vient de paraître un roman chinois complet, et avec tous les caractères de l’authenticité. Ce roman a été traduit originairement en anglais par un homme au service de la Compagnie anglaise des Indes, qui, ayant résidé longtemps à Canton, s’y était appliqué à l’étude de la langue chinoise, et, pour s’y exercer avec quelque fruit, avait entrepris cette traduction. Elle est de 1719. Le traducteur repassa alors en Angleterre, où il mourut en 1736. On n’a publié ce roman à Londres que depuis peu de temps, et M.  Eidous vient de le translater en très-mauvais français, suivant son usage[11].

Ce roman est extrêmement curieux et intéressant. Ce n’est assurément pas par le coloris, car il n’y en a pas l’ombre ; malgré cela, il attache, il entraîne, et l’on ne peut s’en arracher. Il y règne même une sorte de platitude tout à fait précieuse pour un homme de goût : cela fait mieux connaître le génie et les mœurs des Chinois que tout le P. du Halde ensemble. On a mis des extraits de celui-ci, et d’autres voyageurs, en notes, pour expliquer les usages, sans la connaissance desquels le lecteur se trouverait arrêté à chaque page ; et c’est ce qui achève de rendre cette lecture instructive et intéressante. Tiehchung-u est une espèce de Don Quichotte chinois, un redresseur de torts, un réparateur d’injures ; mais vous verrez quels sont le génie et la tournure de l’héroïsme chinois. La chasteté et la continence paraissent y entrer nécessairement. L’héroïne du roman, l’aimable Shuey-ping-sin, est une personne charmante. Outre la chasteté et les vertus qui sont particulières à son sexe dans tous les pays du monde, elle possède au suprême degré le jugement, la pénétration, la ruse, toutes qualités dont les Chinois font un cas infini ; c’est une personne à tourner la tête. Je ne reproche pas à son persécuteur, Kwo-khe-tzu, de l’aimer à la fureur ; je lui reproche seulement les moyens odieux qu’il emploie pour l’obtenir. Au reste, quand vous aurez lu ce livre, vous déciderez de la bonté du gouvernement chinois et de la beauté de ses mœurs, et vous verrez si nous autres, pauvres diables de l’Europe, devons souffrir qu’on nous propose sans cesse de telles gens pour modèles. Il ne s’agit pas ici de dire que ce roman est peut-être un fort plat et mauvais ouvrage, et dont les Chinois ne font aucun cas. Sans compter qu’il n’est guère vraisemblable qu’un étranger choisisse un ouvrage sans mérite et sans réputation pour le traduire de préférence, il est égal pour la connaissance des mœurs et de l’esprit public du pays que l’ouvrage soit bon ou mauvais. Le chevalier de Mouhy remplira ses romans des fictions les plus impertinentes ; il m’excédera d’ennui par ses platitudes ; à cinq ou six mille lieues, ou à cinq ou six mille ans d’ici, ses ouvrages seront sans prix, parce qu’ils apprendront une foule de choses précieuses sur les mœurs, sur le culte, sur le gouvernement, sur la vie privée des Français. Quelque impertinent qu’il soit dans ses fictions, il n’introduira jamais un gentilhomme qui se laisse donner des coups de bâton, parce qu’il est contraire aux mœurs d’un gentilhomme de le souffrir.

Je ferai quelque jour une apologie dans les formes des plats et mauvais livres ; ils sont sans prix pour un bon esprit. Pour la connaissance de l’esprit public de Rome, immédiatement après la perte de la liberté, esprit d’avilissement si incompréhensible, même en le comparant à l’époque de la liberté expirante à laquelle il touche immédiatement ; pour cette connaissance, dis-je, s’il fallait opter entre Tacite d’un côté, et Suétone et quelques écrivains de sa trempe de l’autre, je ne balancerais pas : c’est Tacite que je sacrifierais. Quoi, le plus profond génie ! et contre qui ! Oui, parce que l’homme de génie se rend maître de son tableau, et lui donne la face qu’il veut, au lieu que l’homme plat en est maîtrisé et en représente fidélement l’ordonnance véritable. Et puis, tout ce qu’un plat livre apprend de vérités importantes sans y tâcher ! Tous ceux qui font quelque cas des progrès de la saine critique doivent faire des vœux pour la conservation des mauvais livres.

Au reste, si ce que j’ai lu dans quelques voyages en Russie est vrai, ce peuple observe dans le mariage plusieurs cérémonies qui ressemblent à celles qui se pratiquent en Chine en pareille occasion : observation qui n’est pas peut-être à négliger. Mais peut-être tout ce roman chinois dont on vient de nous donner la traduction, n’est-ce qu’un ouvrage supposé. Ma foi, en ce cas, que l’imposteur se montre, et si c’est un Européen, je le regarderai comme un des plus grands génies qui ait jamais existé. Il aura créé un système de mœurs tout à fait étranger à l’Europe : système vrai, et qui se tient dans toutes ses parties ; et ce n’est certainement pas une petite chose.

On a ajouté à ce roman l’argument d’une comédie jouée à Canton en 1719. Cette comédie est passablement mauvaise, au moins à en juger par cette esquisse ; mais c’est toujours du côté des mœurs et des inductions qu’on en peut faire sur la vie privée et sur les usages des Chinois qu’il faut regarder ces pièces : ce sont des pièces servant utilement à l’instruction du procès. Après cette esquisse, on lit quelques fragments de poésie chinoise, et puis un recueil assez considérable de proverbes et d’apophthegmes chinois ; et cette lecture vous confirmera dans l’idée que le peuple chinois est sans élévation et sans énergie, et sa morale pratique très-convenable à un troupeau d’esclaves vexés et craintifs.

— L’Académie royale de musique, d’ennuyeuse commémoration, vient de donner trois actes détachés et nouveaux, sous le titre de Fêtes lyriques[12]. Le premier, intitulé Lindor et Ismène, est du plus grand tragique. Vous y trouvez une victime, un orage, des combats, un tapage effroyable, enfin l’apparition d’un dieu pour mettre le holà. C’est un chef-d’œuvre de platitude dont les paroles sont de feu M.  de Bonneval[13], intendant des Menus-Plaisirs du roi, et la musique d’un violon de l’Opéra qui s’appelle Francœur, et qui est neveu du directeur. Cet acte est tombé. Le second est un ouvrage posthume de Rameau. C’est peu de chose. Cet acte s’appelle Anacréon. On y voit ce poëte, dans sa vieillesse, s’amuser des amours de deux jeunes enfans dont le sort dépend de lui. Il fait croire à Chloé qu’il est épris d’elle, et Chloé n’a rien à refuser à son bienfaiteur ; mais cela la rend excessivement malheureuse, ainsi que son amant, le jeune Bathylle. Anacréon, après avoir joui quelque temps de leur inquiétude, les unit. Cela est froid, plat, sans finesse et sans grâce. Il fallait donner ce canevas à l’illustre Metastasio, qui en aurait fait une fête théâtrale charmante ; mais feu Cahusac, qui est mort fou sans avoir vécu poëte, n’est pas un Métastasio français. Il y a cependant des gens qui lui contestent la propriété de cet acte, parce qu’ils l’ont trouvé un peu mieux écrit que ses autres platitudes. Le troisième acte, c’est Érosine, qu’on a donné l’année dernière à la cour, pendant le voyage de Fontainebleau. Le poëme est de M.  de Moncrif, lecteur de la reine, et la musique de M.  Berton, frappe-bâton de l’Académie royale de musique. Cet acte est le meilleur des trois, et, grâce à des danses qui ne finissent point, il a réussi. M.  Berton n’entend pas trop mal ce mauvais genre, dont le moindre tort est de ressembler à un centon rapporté de pièces et de morceaux. En mêlant des passages italiens, dont l’effet et l’harmonie font plaisir, au genre que Rameau a perfectionné, et qu’on nomme ballet dans le dictionnaire de ce théâtre, M.  Berton réussit, mais ce n’est pas auprès de ceux qui savent ce que c’est que la musique.

— Lorsque les premières nouvelles d’une race de géants découverte à l’autre extrémité du globe nous sont venues, l’été dernier, à Londres, M.  de Bougainville, qui a fait deux voyages de ce côté-là, en a nié l’existence. En effet, ces Patagons n’ayant pas passé en revue à bord de son navire, il n’est pas obligé de les reconnaître en leur qualité de géants. Quoique M. Maty, secrétaire de la Société royale de Londres, nous en ait rapporté quelques titres assez authentiques, et que M.  Maty ne soit pas précisément un idiot, je pense qu’un bon Français n’osera croire à l’existence de ces géants, que depuis quelques jours qu’elle vient d’être confirmée par un Français qui a été de l’expédition anglaise. Ce Français rapporte qu’il a vu et fréquenté plusieurs centaines de Patagons, dont la taille commune est entre huit et neuf pieds de France. Il a présenté au roi une fronde dont cette nation se sert, et avec laquelle elle lance des pierres monstrueuses. Cette fronde n’est certainement à l’usage d’aucun peuple connu, et M.  de Bougainville, tout vaillant qu’il est, aurait de la peine à la soulever. Notre voyageur prétend que ce peuple de Patagons est fort doux, qu’ils se sont laissé mesurer sans humeur, qu’ils ont donné toutes sortes de marques de bonté à l’équipage, et que les Anglais se disposent à établir un commerce avec eux. Comme l’existence des géants est vraie depuis cette relation faite au roi, je parie que M.  de Bougainville ne tardera pas à les avoir aperçus dans un de ses précédents voyages.

L’Avant-Coureur, qui n’est pas le moins bête de nos journalistes, remarque finement, à ce qu’on m’a dit, que les Anglais n’ont fait courir ce bruit que pour couvrir un armement de quatre vaisseaux qu’ils veulent envoyer de ce côté-là. En effet, ces pauvres Anglais sont si bas, surtout sur mer ; ils ont si grand’peur des forces navales de la France et de l’Espagne, qu’ils ne peuvent risquer un petit armement qu’à force de ruses et de subtilités. Ils seront peut-être obligés de découvrir l’année prochaine une race de géants parmi les morues pour faire leur pêche de Terre-Neuve plus à leur aise. Ces pauvres Anglais, ils font pitié ! Au reste, puisqu’un dogue danois et un petit épagneul d’Espagne sont de la même race, je ne comprends pas la répugnance de M.  de Bougainville à reconnaître pour confrère un Patagon de neuf pieds, tandis qu’il accorde cet avantage sans difficulté à un petit Lapon aveugle et rabougri.

M.  l’abbé Arnaud et M.  Suard, directeurs et auteurs de la Gazette de France, viennent de donner le dernier cahier de la Gazette littéraire, pompeusement surnommée de l’Europe. Ce journal se faisait sous la protection immédiate du gouvernement, et c’est peut-être ce qui a le plus nui à son succès. Les lettres, comme le commerce, n’ont besoin pour prospérer que de faveur et de liberté, et se passent très-bien de grâces particulières, qui souvent ne font que gêner. La Gazette littéraire a eu toutes les peines du monde à se soutenir pendant deux années, et, la dernière, elle n’a fait que languir. J’en suis fâché, car il y régnait un très-bon esprit, et c’était le seul journal de ce pays-ci qu’on pût lire. Les auteurs se proposent de faire un choix des meilleurs morceaux, tant de la Gazette littéraire que du Journal étranger, que M.  l’abbé Arnaud faisait précédemment, et de le publier en quatre volumes in-12[14]. Cela fera un recueil tout à fait intéressant et agréable.

M.  de Chamfort, qui remporta il y a deux ans le prix de poésie de l’Académie française, n’a pas eu le même bonheur cette année, où M.  de La Harpe lui a disputé et enlevé la couronne. M.  de Chamfort avait concouru par un discours philosophique en vers, intitulé l’Homme de lettres, qui vient d’être imprimé. Tout cela est assez ennuyeux à lire. Nos jeunes poëtes moralistes sont tristes à mourir ; et, si cela continue, je ne sais ce que deviendra la gaieté française. Ne peut-on donc prêcher la vertu sans tomber dans cet excès de tristesse, et sans faire bâiller tous ses lecteurs d’ennui ? Je suis le serviteur de ces prédicateurs-là.

J’aime mieux ce cher M.  Gaillard, qui a concouru par cinq pièces pour accrocher le prix d’autant plus sûrement. Ce sera pour une autre fois. L’Académie n’a accordé un accessit qu’à la plus triste de ces pièces : c’est une Épître aux malheureux, et c’est la seule imprimée. Eh ! pourquoi M.  Gaillard ne nous fait-il pas présent de son poëme sur l’Art de plaire, qui est un des cinq qu’il a envoyés à l’Académie ? C’est à celui-là que je donne un accessit, parce qu’il nous aurait divertis par sa platitude. Il débute par ces deux beaux vers :

Il est un art d’aimer, il est un art de plaire :
Je vais vous l’enseigner sans art et sans mystère.

Assurément Horace n’aurait pas tracassé M.  Gaillard comme cet autre qui commençait son poëme pompeusement : Fortunam Priami, etc.[15] M.  Gaillard ne s’appellera jamais le pompeux Gaillard. Il y a encore quelques traîneurs qui ont aussi fait imprimer les pièces par lesquelles ils ont concouru pour le prix de l’Académie ; comme un M.  Mercier par le Génie, poëme de seize pages, et un avocat au Parlement par une Épître sur la recherche du bonheur[16]. Si vous voulez faire un fagot de toutes ces pièces rimées, vous n’oublierez pas d’y ajouter le Génie, le Goût et l’Esprit, poëme en quatre chants, par M.  du Rozoy, auteur du poëme sur les Sens, et les Dangers de l’amour, poëme en deux chants, par un poëte gardant l’incognito. Ce dernier morceau, c’est le roman de Manon Lescaut, de l’abbé Prévost, mis en vers en forme d’héroïde. Quoique M.  du Rozoy et le poëte anonyme n’aient pas concouru pour le prix, ils méritent bien l’honneur de grossir le fagot.

— Et ce vieux radoteur de Piron, de quoi s’avise-t-il ? Il vient de faire imprimer un poëme qui a pour titre : Feu M.  le Dauphin à la nation en deuil depuis six mois. Ce deuil est fini, seigneur Piron.

Laïus n’est plus, seigneur ; laissez en paix sa cendre[17].

Je vous assure d’ailleurs qu’il ne dit plus un mot de ce que vous lui faites dire, et qu’il sait actuellement à quoi s’en tenir. Le sermon que Piron met dans la bouche du prince défunt commence ainsi :

France, rosier du monde, agréable contrée,
Qui ne m’as, dans les temps, qu’à peine été montrée !

Il recommande aux Français de l’oublier, et de chanter Louis vivant.

Chantez en Louis Quinze un autre Louis Douze ;
Aimez son sang, mes sœurs, la reine et mon épouse,
Veuve en qui je revis par les trois nourrissons
Qu’Henri, les trois Louis, elle et moi, vous laissons.

Si l’on fait de tels vers en paradis, M.  Piron y aura sûrement le pas sur M.  de Voltaire. Qu’on fasse des vers durs et plats en paradis, le mal n’est pas grand, surtout pour des oreilles de bois ; mais qu’on y soit intolérant, tout comme dans ce bas monde, cela est très-punissable. Le prince défunt conseille aux Français, entre autres :

De contempteurs Et purgez vos contrées
Des contempteurs de l’ordre et des choses sacrées,
Esprits perturbateurs, dont l’orgueil impuni
Sèmerait dans vos champs l’ivraie à l’infini.


Voyez-moi un peu ce vieux coquin qui, pour obtenir de Dieu le pardon de ses péchés, croit n’avoir rien de mieux à faire que d’exterminer tout homme qui ne pense pas comme lui !

Fréquentez mes autels, et respectez mes prêtres.
Croyez, pensez, vivez comme ont fait vos ancêtres !


C’est un moyen sûr de rester aussi sots qu’eux. On pourrait observer à M.  le Dauphin qu’il a oublié une chose essentielle au rosier du monde. Unum porro est necessarium[18]. Que Piron se fasse capucin sans perte de temps, et qu’il se taise.

— Ma foi, j’aime mieux ce fou de Rameau le neveu que ce radoteur de Piron. Celui-ci m’écorche l’oreille avec ses vers, m’humilie et m’indigne avec ses capucinades ; l’autre n’a pas fait la Métromanie à la vérité, mais ses platitudes du moins me font rire. Il vient de publier une Nouvelle Raméide[19]. C’est la seconde, qui n’a rien de commun avec la première que le but de l’ouvrage qui est de procurer du pain à l’auteur. Pour cela il avait demandé un bénéfice dans la première Raméide, comme chose qui ne coûterait rien à personne, et tout disposé à prendre le petit collet. Dans la seconde, il insiste encore un peu sur le bénéfice, ou bien il propose pour alternative de rétablir en sa faveur la charge de bouffon de la cour. Il montre très-philosophiquement dans son poëme combien on a eu tort d’abolir ces places, de les faire exercer par des gens qui n’en portent pas le titre et qui n’en portent pas la livrée. Aussi tout va de mal en pis depuis qu’il n’y a plus de bouffon en titre auprès des rois. Le Rameau fou a, comme vous voyez, quelquefois des saillies plaisantes et singulières. On lui trouva un jour un Molière dans sa poche, et on lui demanda ce qu’il en faisait. « J’y apprends, répondit-il, ce qu’il ne faut pas dire, mais ce qu’il faut faire. » Je lui observerai ici qu’il fallait appeler son poëme Ramoïde, et non Raméide ; la postérité croira qu’il s’appelait La Ramée.

M.  Bouchaud, docteur agrégé de la Faculté de droit, connu par un Essai sur la poésie rhythmique, et par un autre sur quelques points de jurisprudence criminelle, traduit de l’anglais, entreprend aujourd’hui d’éclaircir toute l’affaire de l’impôt chez les Romains, et, pour faire preuve de son savoir-faire, il vient d’en publier un échantillon en deux Essais historiques : un, sur l’impôt du vingtième sur les successions ; l’autre, sur l’impôt sur les marchandises, chez les Romains ; ces essais, dédiés à l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres, forment un gros volume grand in-8o de près de cinq cents pages, dans lequel il y a plus de notes et de citations que de texte. Je crains que l’ouvrage du célèbre Burmann, De Vectigalibus populi Romani, n’ait été la principale source où M.  Bouchaud ait puisé ses connaissances, et qu’il n’ait grossi son ouvrage en rapportant tous les passages que l’autre s’est contenté d’indiquer ; je ne blâme pas qu’on mette à profit les recherches immenses des savants des xvie et xviie siècles, mais, bien loin d’imiter leur prolixité, il faudrait tâcher de les réduire à des résultats courts, précis et clairs, afin qu’on sût à quoi s’en tenir sur chaque matière. D’ailleurs ces sortes d’ouvrages devraient être écrits en latin, parce qu’on est obligé d’y employer à tout moment des termes impossibles à traduire, et qu’il en résulte un style chamarré et à moitié barbare. M.  Bouchaud s’est jeté dans l’érudition depuis quelques années qu’il s’est marié. Il était autrefois libertin, vaporeux et mordant. Avec sa grosse figure mafflée, il déchirait toute la journée à belles dents amis et ennemis. Ses vapeurs le prenaient surtout en hiver, et alors il mourait de peur que les feuilles ne reparussent plus au printemps prochain, et que la nature n’oubliât de se réveiller. Dans le temps de la querelle sur la musique, il était partisan outré de la musique italienne et un des plus redoutables piliers du coin de la reine. Les partisans de la musique française l’avaient appelé dans quelques brochures le lourd agrégé du coin, et le lourd agrégé était trop mordant lui-même pour aimer à être mordu. D’ailleurs, hanter les philosophes n’était pas un moyen bien sûr de plaire à une Faculté toute composée de jansénistes. Aussi M.  Bouchaud a-t-il prudemment renoncé aux spectacles, aux philosophes, à la créature, et s’est-il mis à faire des dissertations. Malgré cette réforme, il n’a pu encore obtenir de sa Faculté une chaire de professeur.

— Un certain M.  de Saint-Marc, de l’Académie de la Rochelle, a entrepris, il y a quelques années, un Abrégé chronologique de l’histoire générale d’Italie[20], à l’imitation de tous ces abrégés historiques dont M.  le président Hénault a fourni le premier modèle en France. M.  de Saint-Marc, en commençant son abrégé à l’époque de la chute de l’empire romain en Occident, qui date de l’an 476 de notre ère, avait laissé l’histoire d’Italie dans ses deux premiers volumes à l’année 1027. Il vient de publier le troisième tome de son ouvrage partagé en deux parties faisant ensemble plus de treize cents pages. Dans ce nouveau tome, l’histoire d’Italie est poussée jusqu’à l’an 1137. Cette période est une des plus intéressantes, puisqu’elle comprend cette guerre mémorable du sacerdoce et de l’empire, soutenue avec tant de fureur par le pape Grégoire VII contre les Henri. Il faut un esprit non‑seulement profond et philosophique, mais versé dans l’étude des usages et des mœurs de ces siècles barbares, pour bien développer des événements aussi incroyables et qui déposeront éternellement de la force d’un empire uniquement fondé sur l’opinion. Je n’ai pas eu le temps de m’assurer que M.  de Saint‑Marc ait cet esprit-là.

— Les compilateurs nous poursuivent encore du fond de leur tombeau. Un polisson d’Irlande qui s’appelait tantôt l’abbé, tantôt le chevalier de Méhégan, suivant qu’il portait l’épée ou le petit collet, quoique enterré depuis plus de six mois, vient de nous gratifier d’un abrégé historique sous le titre de Tableau de l’histoire moderne depuis la chute de l’empire d’Occident Jusqu’à la paix de Westphalie. Trois volumes in-12, d’environ cinq cents pages chacun.

M.  l’abbé de C***[21], dont je ne trahirai pas le nom, attendu que je ne le sais pas, vient de publier et de dédier à l’archiduc Ferdinand un Discours sur l’histoire ancienne, pour faciliter aux jeunes personnes de l’un et l’autre sexe l’intelligence des auteurs anciens et modernes, et pour les mettre en état de se former un système général du gouvernement des peuples de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe. Volume in-12 de deux cents pages. On croirait que le Discours sur l’histoire universelle par le célèbre Bossuet aurait pu dispenser M.  l’abbé de C*** de faire une nouvelle paraphrase sur cette matière. Une autre sorte de lecteurs aimera mieux consulter là-dessus la Philosophie de l’histoire de feu M.  l’abbé Bazin, quelque superficielle qu’elle soit au fond. Il est vrai que les résultats de M.  Bazin et de M. de C*** ne sont pas les mêmes. Celui-ci trouve, dans tous les bouleversements d’empires, pour cause immédiate une Providence toujours attentive à ce qui se passe sur la terre pour récompenser les bons et pour punir les méchants. Il est bien consolant de voir ce qui se passe avec les yeux de M.  l’abbé de C***, car on serait souvent tenté de jurer que le projet de la Providence est de punir les bons et de récompenser les méchants. M. l’abbé de C*** nous promet un Discours sur l’histoire moderne qui nous prouvera sans doute que les peuples barbares ont tout bouleversé, et que les papes avec leur milice monacale ont abruti le genre humain pendant tant de siècles, pour le profit des bons et la punition des méchants. Je doute que de tels discours dédiés aux archiducs soient propres à former le cœur et l’esprit de jeunes princes.

— Il vient de paraître une Histoire et Anecdotes de la vie, du règne, du détrônement et de la mort de Pierre III, dernier empereur de Russie, en forme de lettres, publiées par M.  de La Marche. Volume in-12 de deux cent vingt-six pages. L’officier allemand qui doit avoir écrit ces lettres de Pétersbourg dans le temps de la révolution me paraît quelque polisson affamé, errant en Allemagne ou en Hollande, avec des talents peu propres à gagner son pain. On n’apprend dans sa rapsodie que ce que tout le monde sait, et, quant aux faits particuliers, son caractère est trop apocryphe pour qu’un homme sensé puisse lui accorder quelque croyance.

Manuel des tapissiers, contenant : 1° un état de la largeur et du prix de chaque marchandise ; 2° ce qu’il entre de marchandise dans chaque espèce de meuble ; 3° le montant des pouces en pieds et aunage ; 4° le montant des pieds en aunage, etc., par M. Bimont, maître tapissier à Paris. Brochure in-12 de quatre‑vingt‑treize pages. Dieu merci, la manie d’écrire gagne dans tous les états. M.  Bimont me paraît un grand homme, En nous exposant le technique de son art, il n’a cependant rempli son but qu’à moitié ; ses calculs peuvent tout au plus servir à nous préserver de quelques friponneries de ses confrères. Mais c’est à la partie idéale que je l’attends ; c’est en développant les éléments de goût et les principes de la poétique tapissière qui conduisent le tapissier de génie dans l’arrangement de ses ameublements, même à son insu, que M.  Bimont érigera à sa gloire un monument plus durable que l’airain. C’est lorsque les mites et les vers auront mangé tout ce qu’il a tendu de tapisseries dans Paris que son nom sera cher à la postérité par la lumière qu’il lui aura transmise sur son art important.

L’Heureuse Famille[22] est un conte moral fort insipide dans le goût de ceux de M.  Marmontel.

— On vient d’imprimer en Suisse un Recueil nécessaire, en deux volumes à ce qu’on assure, car je ne l’ai point vu, et je ne crois pas qu’il y en ait encore un seul exemplaire à Paris. Ce Recueil nécessaire contient, outre la tragédie de Saül, le Catéchisme du Caloyer et plusieurs, morceaux de ce genre connus et imprimés depuis quelques années, un grand nombre d’autres morceaux qui n’ont jamais vu le jour. Le plus considérable de ces morceaux est un écrit intitulé Examen important par milord Bolingbroke. Cet écrit, qui, ainsi que tout le Recueil nécessaire, sent la fabrique de Ferney du plus loin qu’on le flaire, examine avec une grande naïveté les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, et les résultats de cet examen ne sont rien moins que favorables à l’autorité du Saint-Esprit et de ses inspirations. Les Pères de l’Église sont épluchés avec la même sévérité. Il faut convenir que voilà une furieuse nuée de flèches qu’on tire sur cette pauvre infâme de tous côtés, et que si elle ne succombe pas à la longue, il sera bien manifeste que les portes de l’enfer ne prévaudront jamais ; mais je crains toujours que le fanatisme, avant d’expirer, ne frappe quelque coup d’éclat et n’immole à sa rage quelque illustre victime.

— On a imprimé à Nancy un écrit de quarante pages intitulé De la Désertion. C’est l’article Transfuge tiré de l’Encyclopédie et qui est de M.  de Saint-Lambert. On remarque dans ce morceau, écrit un peu sèchement, de bonnes vues et en général un esprit philosophique. L’auteur insiste fortement sur l’abolition de la peine de mort, qu’on inflige en France aux déserteurs. Il prétend que la peine capitale, bien loin de diminuer le nombre des déserteurs, n’a fait que l’augmenter, et cela pourrait bien être. Il paraît du moins instant de s’occuper des remèdes propres à arrêter les progrès de cette maladie, qui a gagné depuis quelques années avec une espèce de fureur. M.  de Saint-Lambert en indique les principales causes, et ce n’est qu’en remédiant à ces causes qu’on peut espérer d’arrêter la contagion ; mais on a plutôt pendu ou passé par les armes deux cents malheureux que réformé le plus petit abus. En toute occasion, le mal est aisé à faire, le bien presque impossible. On prétend que ce sont les officiers du régiment du roi qui ont fait imprimer cet écrit dans un format à portée de tout le monde.

M.  Dutens, dont je n’ai jamais entendu parler, vient de publier des Recherches sur l’origine des découvertes attribuées aux modernes, où l’on démontre que nos plus célèbres philosophes ont puisé la plupart de leurs connaïssances dans les ouvrages des anciens, et que plusieurs vérités importantes sur la religion ont été connues des sages du paganisme. Deux volumes grand in-8°, chacun de plus de deux cents pages. Je pense que toutes les découvertes qui ont changé la face du genre humain sont dues au hasard ou à une sorte d’instinct tout à fait différent du raisonnement. Les découvertes de spéculation, au contraire, qui peuvent faire honneur au génie de l’homme et déposer de sa hardiesse et de son étendue, mais qui sont certainement indifférentes au bonheur du genre humain, ces découvertes de spéculation me paraissent assez bornées, et je crois qu’il y en a peu dont on ne trouve des vestiges dans les anciens. Je crois aussi avec M.  Dutens que la plupart des idées métaphysiques, les plus saines comme les plus extravagantes, ont passé par la tête de nos ancêtres. Cela prouve que le cercle de nos sottises n’est pas moins borné que le peu de sagesse qui est départi aux hommes. L’anguillard Needham joue un grand rôle dans le livre de M. Dutens ; mais les facéties de M.  le Proposant et de M.  Covelle ont rendu ce pauvre Needham plus célèbre que le rapport que M. de Buffon nous a fait de ses observations microscopiques, et je doute que M.  Dutens puisse ajouter à la réputation de cet illustre faiseur d’anguilles.

Recueil des oraisons funèbres prononcées par M.  l’abbé Le Prévost, chanoine de l’église de Chartres et prédicateur ordinaire du roi. Volume in-12 d’environ quatre cent cinquante pages. On assure que cet abbé Le Prévost, qu’il ne faut pas confondre avec l’auteur de Cléveland et de tant d’autres ouvrages, était un homme fort célèbre à Paris sous la régence, et qu’il a fait plus de trois cents sermons, dont sa petite-nièce, établie à Chartres, a fait un commerce fort lucratif. J’en fais mon compliment à l’oncle et à la nièce ; mais telle est la corruption du siècle qu’il se trouvera cent, mille lecteurs du Cléveland et du Doyen de Killerine, contre un lecteur des sermons ou oraisons funèbres du chanoine de Chartres.

— On vient de traduire du latin les Éléments d’agriculture physique et chimique de M.  Wallerius, célèbre professeur de l’Université d’Upsal. Volume in-8o de plus de deux cents pages. Cette traduction nous vient de Suisse. La Minéralogie de ce savant naturaliste, traduite par M.  le baron d’Holbach, il y a dix ou douze ans, eut beaucoup de succès en France. C’est un préjugé en faveur de ce nouvel ouvrage.

La Cacomonade, histoire politique et morale, traduite de l’allemand du docteur Pangloss[23], est une brochure remplie de sottises et de platitudes, car le goût des obscénités n’empêche pas d’être bête ; c’est l’histoire de la sœur aînée de la petite vérole. On y trouve cependant une chose curieuse : ce sont des statuts donnés à un couvent de filles de joie à Avignon, par la reine Jeanne Ier de Naples.

  1. Elle fut représentée pour la première fois le 20 août 1766.
  2. Cette réflexion nous rappelle l’anecdote suivante. Lorsque Voltaire vint, en 1778, à Paris, un concours immense se porta à l’hôtel du marquis de Villette, où était logé le patriarche. Lemierre et de Belloy, en leur qualité d’auteurs tragiques, se crurent dans l’obligation de rendre visite à l’auteur de Zaïre. Ils furent très‑bien reçus. « Messieurs, leur dit Voltaire, ce qui me console de quitter la vie, c’est que je laisse après moi MM. Lemierre et de Belloy. » Lemierre racontait souvent cette anecdote, et il ne manquait jamais d’ajouter : Ce pauvre de Belloy ne se doutait pas que Voltaire se moquait de lui. (T.)
  3. Cette pièce fut représentée pour la première fois le 24 juillet 1766.
  4. Voir sur ce buste la note qui lui est consacrés dans l’Iconographie de Diderot, tome XX, p. 109 des Œuvres complètes.
  5. Mme  la marquise de La Grange a publié un intéressant recueil des lettres de Laurette de Malboissière (Didier, 1866, in-12). — Du Tartre était fils d’un très‑riche traitant ; son père était-il ce du Tartre dont Raynal (voir t. I, p. 255) cite une cruelle répartie à Ballot de Sauvot ? Nous avouons que nous n’avons aucune certitude à cet égard, ni sur la véritable orthographe du nom.
  6. Ingenium cui sit, cui mens divinior atque os
    Magna sonaturum,

  7. Extrait de quelques pièces présentées à l’Académie Française, etc. Paris, Regnard, 1766, in-8o.
  8. À Voyage round the World, in the years 1740 to 1745, by Georges lord Anson, compiled from his papers, by Richard Walter, London, 1746, in-4o. Traduit en français par Gua de Malves, Amsterdam, 1749, in-4o.
  9. Voyez tome VI, pages 454 et 506.
  10. Voir tome III, p. 82 et note.
  11. Hau Kiou Choan, tel est le titre du roman chinois, traduit en anglais par le révérend Percy. (B.)
  12. Représentées pour la première fois le 29 août 1766.
  13. L’Almanach des Muses de 1767 attribue au comte de Bonneval le second acte, et non le premier de ce divertissement, (T.)
  14. Variétés littéraires, ou Recueil de pièces tant originales que traduites, concernant la philosophie, la littérature et les arts (par l’abbé Arnaud et Suard), Paris, 1768-69, 4 vol. in-12 ; réimprimées avec quelques différences, Paris, 1804, 4 vol. in-8o.
  15. Fortunam Priami cantabo et nobile bellum.
  16. Épître à un ami sur la recherche du bonheur, par M.  D***, avocat au Parlement, Paris, Cuissart, 1766, in-8o.
  17. Œdipe de Voltaire, acte IV, scène ii.
  18. Luc, x. 42.
  19. Voir précédemment, p, 61.
  20. Paris, 1761-1770, 6 vol. in-8o. Voir tome IV, page 493.
  21. Pernin de Chavanettes.
  22. (Par Lezay-Marnézia.) Nancy, 1766, in-8o.
  23. Voir sur cette facétie de Linguet, maintes fois réimprimée, la note de la Bibliographie des ouvrages relatifs à l’amour. Les prétendus statuts de la reine Jeanne y sont reproduits.