Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/15/1789/Mars

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (Volume 15p. 405-432).
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MARS.

Le samedi 7 février, on a donné au Théâtre-Français la première et dernière représentation d’Astyanax, tragédie en cinq actes. L’auteur, M. de Richerolle, est d’Avalon en Bourgogne ; c’est tout ce que nous en avons pu savoir.

Plusieurs de nos poètes avaient déjà traité ce sujet ; Châteaubrun est le seul qui l’ait tenté avec quelque succès dans sa tragédie des Troyennes, imitée de la Troade de Sénèque. C’est, comme on sait, l’Andromaque d’Euripide qui a fourni au poëte latin l’idée vraiment dramatique de faire cacher le fils d’Hector dans le tombeau de son père, et de forcer ensuite sa mère à le livrer elle-même à ses persécuteurs plutôt que de le voir périr sous les ruines de ce monument que leur vengeance menace de renverser à ses yeux… Mais Châteaubrun, comme Sénèque, a bien senti que toute pathétique que pouvait être cette situation, elle ne suffirait pas seule à l’intérêt de cinq actes ; il n’en a donc fait qu’un épisode de son plan, et cet épisode, qui n’occupe guère que le troisième acte, est précédé et suivi du tableau de tous les malheurs qui accablèrent la famille de Priam après la prise de Troie. L’Euripide d’Avalon a pensé différemment ; il a préféré de refaire l’Andromaque française, mais en homme de génie ; pour simplifier l’action, il en a changé l’époque, et n’a pas craint de renoncer à toutes les ressources que Racine crut avoir besoin de chercher dans les rôles d’Oreste et d’Hermione ; c’est dans la nuit même où les Grecs s’emparèrent de Troie qu’il a placé l’action de son Astyanax.

La situation qui forme le dénoûment, ayant paru absolument imitée du dénoûment de l’opéra d’Andromaque, a excité des murmures, soit qu’on n’ait voulu croire que Pyrrhus eût pu tromper les Grecs, ainsi qu’il le raconte, en faisant substituer un autre enfant à Astyanax ; soit que cette transition dramatique ait été peu préparée par ce qui la précède. Ces murmures, qui avaient commencé dès le second acte, n’ont pas permis d’achever la pièce, et les spectateurs ont ignoré si, grâce à son stratagème, Pyrrhus vient à bout de fléchir Andromaque, ou si ce prince, moins emporté dans son amour, et par respect pour un des chefs-d’œuvre de notre théâtre, consent à renvoyer son hymen à son retour en Épire.

C’était une entreprise hardie que d’oser lutter contre Racine, et combien de talents divers n’eût-il pas fallu réunir pour le faire avec succès ! l’extrait rapide que nous venons de vous offrir de la tragédie d’Astyanax suffit pour prouver que l’auteur aux défauts du plan en a joint un autre encore, celui de respecter trop peu dans l’exécution les convenances naturelles et reçues, de manquer trop souvent de cette connaissance du cœur humain, sans laquelle on ne saurait inspirer un véritable intérêt dans les situations même les plus dramatiques. Il ne faut donc pas s’étonner que l’amour de Pyrrhus, si intéressant dans Andromaque, le soit si peu dans Astyanax ; dans la première pièce, c’est loin de Troie, c’est après un certain laps de temps que Pyrrhus parle d’amour et d’hymen à la veuve d’Hector ; dans l’autre, c’est à la vue même des remparts de Troie embrasée, au pied même du tombeau de son époux, que ce vainqueur, teint du sang de toute sa famille, ose proposer à cette princesse de lui donner sa main ; comment ce qui révolte pourrait-il intéresser ?

Le style de cette tragédie, sans annoncer un grand talent, offre quelques beautés de détail, et c’est à ce mérite seul que l’auteur doit probablement l’indulgence avec laquelle le public a permis que la représentation en fût presque achevée.

La Double Feinte, ou le Prêté rendu, comédie en trois actes et en vers libres de M. Desforges, n’a pas été plus heureuse au Théâtre-Italien que ne l’a été Astyanax au Théâtre-Français : on l’a représentée pour la première et dernière fois le 24 février.

Mme de Morsan aime tendrement son époux, et en est aimée de même ; mais quelque chose manque à son bonheur, c’est de voir son mari jouir moins paisiblement du sien. Désolée de ce qu’il n’est point jaloux, pour obtenir enfin de lui cette dernière preuve d’un véritable amour, Mme de Morsan engage une jeune personne élevée avec elle au couvent, et que son mari ne connaît point, quoiqu’on la destine à son neveu, à venir la voir habillée en homme sous le nom du chevalier d’Arnouville ; elle imagine ensuite de faire tomber entre les mains de son mari une lettre fort tendre, dans laquelle elle donne au prétendu chevalier un rendez-vous bien prononcé. Le moyen de ne pas devenir jaloux ! Le comte de Morsan, au lieu d’aller à la campagne comme il en avait formé le projet, reste chez lui et se cache dans un cabinet où il est témoin des caresses que M. le chevalier fait à sa femme ; elles deviennent même assez vives pour l’obliger à sortir brusquement du cabinet. La comtesse et son amant disparaissent. Un vieux valet, Fabrice, ne tarde pas à venir apprendre à son maître que l’objet de sa jalousie est une femme. Pour prendre sa revanche, le comte imagine alors de feindre la jalousie la plus violente ; il fait appeler sa femme et lui annonce que, dans son désespoir, il s’est empoisonné. Cette seconde feinte, moins usée que la première, mais beaucoup plus ridicule, a fort déplu, et le public l’a témoigné sans feinte à l’auteur.

La négligence avec laquelle cette pièce est écrite et versifiée a paru d’autant plus insupportable qu’elle fourmille encore d’expressions du plus mauvais goût, et souvent même d’un ton peu convenable à la décence de nos mœurs théâtrales.

— Il est quelquefois de notre métier de parler longuement d’une méchante petite brochure, et d’annoncer en peu de lignes un grand et bon ouvrage. Quant aux Œuvres posthumes du roi de Prusse, en quinze volumes in-8o, nous croyons aujourd’hui devoir nous borner à dire avec notre liberté accoutumée la sensation qu’elles nous ont paru faire ici. L’Europe entière les avait déjà lues et relues lorsqu’en France l’on était encore fort incertain si elles échapperaient ou non aux liens de la chambre syndicale ; enfin l’on s’est déterminé à les délivrer, et les cartons qu’on a exigés de l’éditeur de Strasbourg sont peu importants ; il n’y a pas, je crois, sur les quinze volumes, beaucoup plus de soixante lignes d’altérées. Toute la partie historique, l’Histoire de mon temps et celle de la guerre de Sept ans, a été regardée généralement comme un des plus précieux monuments du siècle ; ce n’est pas que cette histoire, dont l’auteur et le héros avoue si souvent ses propres fautes avec la plus noble franchise, ait toujours paru exempte d’erreur et de partialité, mais l’on ne pense pas que depuis les Commentaires de César il existe un seul ouvrage qui puisse offrir aux militaires de plus hautes et de plus utiles leçons. Les plans du grand Frédéric et des illustres compagnons de ses victoires, leurs dispositions générales et les détails les plus importants de l’exécution, les difficultés et les ressources, tout y est développé avec autant de rapidité que de précision, et souvent avec une simplicité si lucide, que le lecteur le plus ignorant, pourvu qu’il y porte une attention soutenue, peut se flatter de comprendre même ce qu’il était le moins facile de mettre à sa portée. On trouve presque autant d’instruction et d’intérêt dans ce qui concerne les négociations du héros que dans ce qui n’a de rapport qu’à ses campagnes. Le style des ouvrages historiques, pour être quelquefois trop nu, trop négligé, n’en a pas moins le mérite suprême d’être toujours infiniment clair, facile, attachant et naturel. Il y a plus de négligence dans l’Histoire de la guerre de Sept ans que dans la première ; mais dans l’une et l’autre il en est bien peu, de celles du moins dont une oreille française est nécessairement blessée, qu’il n’eût été facile de faire disparaître, comme, par exemple, la phrase où l’on dit que les ministres de l’empereur jouèrent le cardinal de Fleury sous la jambe, etc. C’est dans les morceaux détachés, recueillis dans le cinquième et le sixième volume, qu’on trouve plus fréquemment des expressions et des images qui ne pouvaient manquer de blesser le goût de ce pays-ci, et l’on ne peut s’empêcher d’avouer que ces défauts ne sont pas toujours rachetés par des idées bien neuves ou bien piquantes. On a passé légèrement sur les trois volumes de poésies, mais la correspondance a paru généralement d’un extrême intérêt, parce qu’on y retrouve sans cesse l’empreinte la plus vive et la plus originale du caractère, de l’âme et des pensées du grand homme et du grand roi. Ô combien de fois sa philosophie l’élève encore plus que son trône et toute sa gloire au-dessus de ces grands philosophes si prodigues de louanges, si vains de quelques faibles lumières, si sensibles aux plus légères persécutions, et si disposés à devenir eux-mêmes les plus ardents persécuteurs de quiconque n’était pas de leur parti !

— La séance publique de l’Académie française, pour la réception de M. le duc d’Harcourt à la place de M. le maréchal de Richelieu, eut lieu le jeudi 26 février. M. le comte d’Oëls l’honora de sa présence ; il était entouré de toutes les beautés contemporaines de l’illustre récipiendaire, Mmes de Brionne, d’Harcourt, de Coaslin, etc., etc.

L’éloge du maréchal de Richelieu pouvait fournir sans doute une foule de traits ingénieux, de contrastes et de rapprochements peu communs ; mais la dignité du lieu, bien plus encore celle du caractère personnel de l’orateur et l’auguste ministère dont il se trouve chargé, semblaient lui interdire également le seul moyen de conserver à son sujet tout l’intérêt, toute l’originalité dont il était susceptible : aussi M. le duc d’Harcourt s’est-il borné à rappeler d’une manière élégante et précise les différentes campagnes du maréchal de Richelieu, sans oublier aucun événement de sa carrière militaire, depuis l’époque où il fit ses premières armes dans les mousquetaires, en 1712, jusqu’à la fameuse convention de Closter-Seven, après laquelle il reçut du roi de Prusse cette lettre remarquable, que l’orateur a cru devoir citer tout entière, et qui paraît être en effet un des titres les plus glorieux à la mémoire du maréchal :

« Je sens, monsieur le duc, que l’on ne vous a pas mis dans le poste où vous êtes pour négocier ; je suis cependant très-persuadé que le neveu du grand cardinal de Richelieu est fait pour signer des traités comme pour gagner des batailles. Je m’adresse à vous par un effet de l’estime que vous inspirez à ceux qui ne vous connaissent pas même particulièrement. Il s’agit d’une bagatelle, de faire la paix, si on le veut bien… Celui qui a mérité des statues à Gênes, celui qui a conquis l’île de Minorque malgré des obstacles immenses, celui qui est sur le point de subjuguer la Basse-Saxe, ne peut rien faire de plus glorieux que de procurer la paix à l’Europe ; ce sera sans contredit le plus beau de vos lauriers. Travaillez-y, monsieur, avec cette activité qui vous fait faire des progrès si rapides, et soyez persuadé que personne ne vous en aura, monsieur le duc, plus de reconnaissance que votre fidèle ami. »

« Souvent, ajoute M. le duc d’Harcourt, on n’accorde pas à un général malheureux l’occasion de se relever d’un échec ; mais il est rare qu’un État se prive d’un chef que trois expéditions éclatantes paraissent destiner à commander plus longtemps. Son ambition aurait été satisfaite, s’il eût pu mesurer ses armes avec le prince qui soutint souvent et releva même le sceptre de Frédéric ; s’il eût eu le bonheur de faire balancer la victoire qu’aucun rival n’a pu ravir au premier des généraux de l’Europe, et beaucoup l’ont tenté… »

M. Gaillard, dans sa réponse, a commencé par assurer l’illustre récipiendaire que ce n’était ni son nom, ni son rang, ni sa place, mais son mérite personnel qui avait été le principal motif des suffrages de l’Académie. Il a dénoncé ensuite à l’assemblée le mystère injuste (ce sont ses propres termes) que M. le duc d’Harcourt avait fait jusqu’à présent au public d’un excellent Traité de la décoration des jardins et des parcs, composé longtemps avant que la théorie des jardins irréguliers fût connue en France[1]. De l’éloge de cet ingénieux ouvrage il a passé à celui du maréchal de Richelieu, qu’il nous a peint tantôt comme l’Alcibiade français, tantôt comme un demi-dieu, dont la foi partout offerte est reçue en cent lieux. « Les Hélènes, les Péribées, les Arianes, tant d’autres dont les noms lui sont même échappés, éblouies de sa gloire, alarmées de ses grâces, briguent sa conquête, déplorent son inconstance ; toutes le préfèrent, toutes sont préférées… » Ce mélange de galanterie et d’érudition n’a pas toujours paru également heureux.

À la fin de la séance, M. de Rulhière a lu une très-jolie fable ou plutôt une très-agréable allégorie, intitulée l’À-Propos ; on lui en a demandé une seconde lecture. M. de Florian avait lu auparavant cinq ou six fables de sa composition, qui ont eu aussi le plus grand succès.

On vient de voir comment M. le comte d’Oëls a été loué au théâtre, à l’Académie ; il faut donner encore un échantillon des hommages qu’il a reçus au Lycée et au Palais. Dans une leçon d’histoire, après avoir tracé le portrait des deux Gracques ; après avoir dit, d’après Plutarque, que si tous deux avaient paru en même temps, s’ils avaient pu concerter et commencer ensemble l’exécution de leur dessein, aucun obstacle, aucun ennemi n’auraient résisté sans doute aux talents et à la puissance réunie de ces deux frères, M. Garat a ajouté :

« Plusieurs exemples de l’histoire prouvent en effet que des desseins concertés entre deux frères reçoivent une force prodigieuse des sentiments qui les unissent l’un à l’autre ; et de nos jours le monde a admiré un grand exemple de ce genre, celui d’un roi qui était un grand homme, et de son frère, à qui, pour être en tout son égal, il n’a manqué qu’une couronne ; opposant leur double génie à la puissance de presque toutes les nations de l’Europe liguées contre leur puissance ; s’envoyant l’un à l’autre les nouvelles de leurs victoires, et à la paix restant dans l’opinion publique de l’Europe aussi grands l’un que l’autre, quoique l’un eût sa gloire et son trône, et que l’autre n’eût que sa gloire… »

M. Duverrier, dans le premier plaidoyer prononcé pour le sieur Kornmann, après avoir parlé du prince de Nassau, a continué ainsi :

« Je pourrais placer devant lui le portrait du véritable héros, d’un homme élevé par sa naissance au premier rang des hommes, et qui, déposant les lauriers dont sa patrie reconnaissante a surchargé sa tête, s’honore dans sa retraite de toutes les vertus tranquilles qui font l’homme aimable et le bon citoyen. Mon modèle est devant moi. Quel événement heureux, pour ajouter à la solennité du jour, a fait descendre parmi nous le frère auguste et le rival heureux d’un roi que la voix de l’univers a déjà placé parmi les plus grands hommes ? Est-il ici pour échapper un instant à l’admiration de son pays, aux hommages de ses anciens guerriers, nobles compagnons de ses travaux, qu’une disgrâce injuste allait plonger dans la détresse et l’infamie, s’ils n’eussent été garantis par ses bienfaits et par les marques publiques de son estime ? Vient-il se dérober aux actions de grâces des habitants de Rupin et de Strassen, que sa bienfaisance empressée et ses largesses immenses ont sauvés des horreurs de l’incendie et de la famine ? Vient-il se soustraire aux vœux de ces jeunes époux dont il couronne tous les ans la sagesse, et qui reçoivent de ses mains augustes le gage de leur union dans les jardins même de Reinsberg ? Ô Reinsberg ! retraite des héros, où le charme des vertus et des beaux-arts se mêle au souvenir des victoires ! Est-il fatigué des acclamations guerrières dont son palais a retenti lorsque vingt après une action mémorable il a rassemblé autour de lui tous ceux qui en avaient partagé le danger pour célébrer avec eux leur ancien courage, et les décorer tous, chefs et soldats, du signe glorieux qui atteste leur valeur et sa magnificence ? Ou plutôt vient-il recevoir lui-même dans le temple de la justice et des lois le prix de cette protection glorieuse accordée aux lois, à la justice, dans une circonstance célèbre, lorsqu’il a mis sous sa sauvegarde ce magistrat infortuné, le chancelier Furst, dépouillé parce qu’il avait bien jugé, victime d’une erreur que Frédéric avait reconnue, mais qu’il n’avait pas réparée ? Action généreuse et bien digne d’un prince qui révère le plus grand magistrat dont la France s’honore, et qui place les œuvres de Daguesseau au nombre de ses lectures chéries. À ces traits reconnaît-on le plus grand homme de guerre, le héros dont Frédéric lui-même exaltait le génie infaillible, célèbre par la délivrance de Breslau, par les campagnes de Dresde, par l’invasion de la Bohême, par les lauriers cueillis aux champs de Collins et de Prague, par les victoires de Torgau, de Freyberg ? Mais ce souvenir du carnage déplaît à son âme bienfaisante et sensible. J’aime mieux le placer en Bohême, dans ce village que toutes les horreurs de la guerre ont dévasté, au milieu de ces femmes, de ces enfants, de ces vieillards affamés, au milieu d’un peuple ennemi auquel il dispense son or et celui de tous les officiers qui l’environnent. J’aime mieux le placer sur ce champ de bataille où, blessé lui-même, remettant au lendemain le soin de sa blessure, il prodigue à tous ceux que la guerre a frappés les soins les plus touchants ; il donne ses chariots, ses équipages, ses propres voitures aux officiers, aux simples soldats, et ces officiers, ces soldats étaient Français ! Il ne nous reste de cette triste journée que le souvenir de sa générosité, mais ce souvenir est ineffaçable. Que les liens qui nous unissent aujourd’hui soient indissolubles ! Qu’il jouisse longtemps, au milieu d’un peuple admirateur de ses vertus, du sentiment qu’elles inspirent, et qu’il daigne accorder quelque estime à des hommes jaloux d’y prétendre et dignes de l’obtenir… »

Des Droits et des Devoirs du citoyen, par M. l’abbé de Mably. À Kehl. Un vol.  in-12. Ce qui rend surtout cet ouvrage infiniment remarquable, c’est qu’il est bien constaté qu’il fut fait en 1758. Ce sont huit Lettres dans lesquelles l’auteur rend compte à son ami de différents entretiens qu’il eut à cette époque avec mylord Stanhope[2] dans les jardins de Marly.

La première n’offre que des réflexions générales sur la soumission que le citoyen doit au gouvernement sous lequel il vit. On présume bien que cette soumission ne peut pas être aux yeux de mylord d’une obligation trop rigoureuse.

Dans la seconde, on établit les moyens que tout citoyen doit employer pour aider le gouvernement à faire le bonheur public, et qu’il est de son devoir de l’établir. On indique les moyens qu’il doit employer.

Dans la troisième, mylord répond aux objections qu’on lui propose, et cherche surtout à lever les scrupules de son disciple, effrayé de tous les fléaux d’une guerre civile ; il l’assure avec beaucoup de candeur que c’est souvent un grand bien, qu’il entre certainement du préjugé dans la différence qu’il nous a plu d’établir entre la guerre domestique et la guerre étrangère. « Un ennemi étranger, dit-il, qui veut subjuguer un peuple ou qui refuse de réparer les torts qu’il lui a faits, est-il plus coupable qu’un ennemi domestique qui veut l’asservir ou qui méprise ouvertement ses lois ?… Est-il plus avantageux pour une nation de disputer, aux dépens du sang de cent mille hommes, une ville en Europe et quelques déserts en Amérique, ou de faire respecter son pavillon sur mer et ses ambassadeurs dans une cour étrangère, qu’il ne lui importe d’avoir un gouvernement sous lequel le citoyen jouisse en sûreté de sa fortune, et ne craigne rien quand il n’a pas violé les lois ? etc. »

La quatrième Lettre est le commentaire d’un passage du Traité de Cicéron sur les Lois, qu’on ne doit point obéir aux lois injustes. On y discute avec beaucoup de sagesse les rapports naturels de la morale et de la politique.

Après avoir rappelé dans la cinquième quelques idées générales sur les devoirs du bon citoyen dans les États libres, on examine quelle doit être sa conduite dans les monarchies pour éviter une plus grande servitude et recouvrer la liberté.

Ce plan de conduite est développé avec plus de détail dans la sixième Lettre, où l’on est surtout étonné de l’esprit prophétique avec lequel l’auteur expose les moyens qui pourront rétablir les états généraux en France. « J’ai vu, dit mylord, dans vos derniers démêlés du Parlement avec la cour, le moment où vous auriez été libres si vous aviez voulu l’être, et ce moment, soyez-en persuadés, renaîtra plus d’une fois… En supportant l’exil avec courage, n’a-t-il pas forcé la cour à le rappeler aux conditions qu’il exigeait ?… Ce même Parlement, que je ne crois pas fait pour gouverner la nation, pouvait lui rendre sa liberté s’il avait cru quelques mois auparavant qu’il était de son devoir de montrer la même magnanimité lorsqu’on établit chez vous un second vingtième… J’aurais voulu que le Parlement déclarât formellement que ni son honneur ni sa conscience ne lui permettaient d’y consentir… qu’il eût avoué tout franchement qu’il avait outrepassé son pouvoir en consentant de nouveaux impôts, qu’il eût établi comme une vérité incontestable le principe, très-vrai et très-facile à prouver, que la nation seule a le droit de s’imposer, qu’en conséquence il eût demandé la tenue des états généraux… Vous auriez vu, continue mylord, l’effet prodigieux qu’auraient fait sur le public de pareilles remontrances : vos plus petits bourgeois se seraient subitement regardés comme des citoyens ; le Parlement se serait vu secondé par tous les ordres de l’État ; un cri général d’approbation aurait consterné la cour, et il n’y a pas jusqu’à ce que vous appelez vos grands seigneurs qui, reprenant une sorte de courage, n’eussent senti qu’on allait leur rendre quelque dignité, et les mettre en état de se venger de l’humiliation où les tiennent trois ou quatre ministres… Croyez-vous que le Parlement de Paris n’eût pas été vigoureusement secondé par tous les autres parlements ?… Croyez-vous que les justices subalternes, encouragées par l’exemple des premiers magistrats et par les éloges et l’admiration du public, eussent cru n’avoir pas d’héroïsme ? Croyez-vous qu’on puisse se passer des parlements et de l’administration de la justice ? Ce que vous appelez la robe du conseil[3] serait terriblement embarrassé. Vos ministres méprisent le jugement du public, mais ils craignent ses murmures ; il n’y a point de monarque, point de sultan sur terre qui ne soit obligé de céder à l’opinion générale de ses esclaves quand elle est connue, etc., etc. »

Le bon abbé de Mably ne paraît plus aussi grand prophète lorsqu’il essaye de prévoir quelle doit être naturellement la conduite des magistrats après que leur résistance patriotique aura rendu la tenue des états généraux indispensable ; mais on trouve encore d’excellentes vues, quoique toujours infiniment hardies, dans ses deux dernières Lettres, où il examine le partage qu’il convient de faire de la puissance législative et de la puissance exécutrice, d’abord pour affermir la liberté, ensuite pour donner à une constitution libre toute la stabilité dont elle peut être susceptible.

Le Petit Almanach de nos grandes femmes, accompagné de quelques prédictions pour l’année 1789[4]. C’est le même cadre que l’Almanach de nos grands hommes, mais ce n’est assurément ni le même esprit, ni la même gaieté. Il suffit d’être méchant pour réussir ; mais encore, méchant, ne l’est pas qui veut.

— Je n’ai vu M. le baron d’Holbach que les dernières années de sa vie, mais pour le connaître, pour partager les sentiments d’estime et de vénération que lui avaient voués tous ses amis et que ne pouvait manquer d’inspirer le caractère de son âme et de son esprit, il n’était pas nécessaire d’avoir avec lui des liaisons fort intimes ou fort anciennes. J’essayerai donc de le peindre tel qu’il s’est montré à mes yeux, et j’ose m’assurer que si ses mânes pouvaient m’entendre, la franchise et la simplicité de mon hommage ne sauraient leur déplaire.

Je n’ai guère rencontré d’homme plus savant et plus universellement savant que M. d’Holbach, je n’en ai jamais vu qui le fût avec si peu d’ambition, même avec si peu de désir de le paraître. Sans le sincère intérêt qu’il prenait au progrès de toutes les lumières, de toutes les connaissances, sans le besoin véritable qu’il avait de communiquer aux autres tout ce qu’il croyait pouvoir leur être utile, on aurait pu toujours ignorer le secret de sa vaste érudition. Il en était de sa science comme de sa fortune, elle était pour les autres comme pour lui, mais jamais pour l’opinion… on ne lui eût soupçonné ni l’une ni l’autre, s’il avait pu se dispenser de les montrer sans nuire à ses propres jouissances et surtout à celles de ses amis.

On doit en grande partie au baron d’Holbach les progrès rapides que l’histoire naturelle et la chimie ont faits parmi nous il y a environ trente ans ; c’est lui qui traduisit les meilleurs ouvrages que les Allemands avaient publiés sur ces sciences, presque inconnues alors en France, ou du moins fort négligées ; ces traductions sont enrichies d’excellentes notes, on en profita dans le temps sans savoir à qui l’on en était redevable ; à peine le sait-on aujourd’hui.

Il n’y a plus d’indiscrétion à dire qu’il est l’auteur du livre qui fit tant de bruit en Europe, il y a dix-huit ou vingt ans, du fameux Système de la nature. Tout l’éclat dont jouit cet ouvrage ne put séduire un instant son amour-propre, et s’il eut longtemps le bonheur d’être à l’abri même du soupçon, sa modestie le servit encore mieux à cet égard que toute la prudence de ses amis. Je ne puis aimer la doctrine enseignée dans cet ouvrage avec tant de fanatisme, tant d’audace, tant de prolixité ; mais tous ceux qui ont connu l’auteur lui doivent la justice d’avouer qu’aucune considération, qu’aucune vue personnelle n’avait pu l’attacher à ce triste système. Il s’en était fait l’apôtre avec une pureté d’intention, avec une abnégation de soi-même qui eût honoré aux yeux de la foi les apôtres de la plus sainte de toutes les religions.

Son Système social et sa Morale universelle firent beaucoup moins de sensation que le Système de la nature[5] ; mais ces deux ouvrages démontrent également qu’après avoir voulu renverser l’antique barrière que la faiblesse humaine avait cru devoir opposer jusqu’alors aux vices et aux passions qui la déshonorent, l’auteur n’en sentait que plus vivement la nécessité d’en élever de nouvelles ; c’est dans les progrès d’une raison éclairée par une bonne éducation, et par de bonnes lois, qu’il se flatte de trouver toutes les ressources qui peuvent affermir l’empire de la vertu, et, grâce à son heureuse influence, nous procurer tout le repos et tout le bien-être dont notre nature est susceptible.

La différence si remarquable du succès de ces deux derniers ouvrages au succès du premier ne serait-elle pas une des meilleures objections à faire contre l’ensemble et surtout contre l’effet moral de ce système ? Tant que l’on se borne à détruire les principes qui servirent longtemps à contraindre les habitudes et les passions des hommes, on réussit facilement à leur plaire ; mais lorsqu’à ces principes, dont sans doute on a souvent abusé, l’on veut essayer d’en substituer d’autres, la tâche devient incomparablement plus difficile, et l’on risque de perdre bientôt toute la faveur qu’on s’était acquise d’abord.

Nous conviendrons d’ailleurs que si ces derniers ouvrages diffèrent beaucoup du premier relativement à l’intérêt du sujet, ils n’en diffèrent pas moins par le talent. Le Système de la nature est fort inégalement écrit, chargé de redites ennuyeuses et de vaines déclamations, mais il y règne en général un ton d’enthousiasme, de philosophie et d’éloquence assez imposant ; il y a des pages entières, et il y en a un grand nombre, où l’on reconnaît aisément la plume d’un écrivain supérieur, et cela est fort simple, car ces pages sont de Diderot. Il a eu beaucoup moins de part au Système social et à la Morale universelle, où l’on trouve la même prolixité que dans le Système de la nature, beaucoup d’excellents principes, mais aussi beaucoup de lieux communs, une méthode pesante, peu de mouvement dans le style et peu de variété dans les idées comme dans l’expression.

Concitoyen, ami dès l’enfance du célèbre Lavater, on voudra bien me pardonner de partager un peu sa physiognomonie : j’ai toujours été frappé du rapport qu’il y avait entre le caractère de la figure de M. d’Holbach et celui de son esprit. Il avait tous les traits assez réguliers, assez beaux, et ce n’était pourtant pas un bel homme. Son front large et découvert, comme celui de Diderot, portait l’empreinte d’un esprit vaste, étendu ; mais, moins sinueux, moins arrondi, il n’annonçait ni la même chaleur, ni la même énergie, ni la même fécondité ; son regard ne peignait pas la douceur, la sérénité habituelle de son âme[6].

M. le baron d’Holbach devait croire sans peine à l’empire de la raison, car ses passions (et les nôtres sont toujours celles d’après lesquelles nous jugeons celles de nos semblables), ses passions étaient précisément telles qu’il les faut pour faire valoir l’ascendant des bons principes. Il aimait les femmes, il était fort sensible aux plaisirs de la table, mais sans être l’esclave d’aucun de ses goûts. Il ne pouvait haïr personne ; cependant ce n’était pas sans effort qu’il dissimulait son horreur naturelle pour les prêtres, pour tous les suppôts du despotisme et de la superstition ; en parlant d’eux, sa douceur s’irritait malgré lui, sa bonhomie devenait souvent amère et provocante. Une des plus violentes passions peut-être qui l’ait occupé toute sa vie, mais surtout dans ses dernières années, c’était la curiosité ; il aimait les nouvelles comme l’enfance aime les joujoux, et par cette espèce d’aveuglement si naturel à toute habitude passionnée, il y mettait même fort peu de choix ; bonnes ou mauvaises, fausses ou vraies, il n’y en avait point qui n’eût quelque attrait pour lui, il n’y en avait même point qu’il ne fût disposé à croire. Il semblait véritablement que toute la crédulité qu’il avait refusée aux nouvelles de l’autre monde, il l’eût réservée tout entière pour celles de la gazette et des cafés. Il se plaisait à faire raconter dans le plus grand détail le fait même dont toutes les circonstances démontraient la fausseté. « Vous savez l’histoire qu’on a faite hier ? — Non. — Elle n’est pas croyable. Ah ! dites toujours… » Combien de fois il s’est fâché contre M. de Grimm, qui d’un mot à dîner bouleversait toute une histoire dont il s’était délecté le matin sous les arcades du Palais-Royal ! « Voilà comme vous êtes, lui disait-il avec l’humeur de l’amitié ; jamais vous ne dites rien, et jamais vous ne voulez rien croire. »

M. d’Holbach eut pour amis les hommes les plus célèbres de ce pays-ci, tels que MM. Helvétius, Diderot, d’Alembert, Condillac, Turgot, Buffon, Rousseau, et plusieurs étrangers dignes de leur être associés, tels que MM. Hume, Garrick, l’abbé Galiani, etc.[7]. Si le charme d’une société si distinguée fut bien propre à donner à son esprit plus de force et plus d’étendue, on a remarqué avec la même vérité qu’il n’y avait pas un seul de ces hommes illustres à qui il n’ait pu apprendre beaucoup de choses utiles et curieuses. Il possédait une fort belle bibliothèque[8], et l’étendue de sa mémoire suffisait à toutes les

connaissances dont ses études l’avaient enrichie ; il se rappelait sans effort et tout ce qui méritait et tout ce qui ne méritait guère d’être retenu. « Quelque système que forge mon imagination, m’a dit plus d’une fois M. Diderot, je suis sûr que mon ami d’Holbach me trouve des faits et des autorités pour le justifier. »

C’est de lui que Mme Geoffrin disait avec cette originalité de bon sens qui caractérisait souvent ses jugements : Je n’ai jamais vu d’homme plus simplement simple.

Un des traits les plus estimables du caractère de M. d’Holbach était sa bienfaisance ; on ne peut rien ajouter à l’exemple touchant qu’en a rapporté M. Naigeon dans le Journal de Paris ; et nous nous bornons à le transcrire ici.

« Il y avait dans sa société un homme de lettres[9] qui lui paraissait depuis quelque temps rêveur, silencieux et profondément mélancolique. Affligé de l’état où il voyait son ami, M. d’Holbach court chez lui : « Je ne veux point, lui dit-il, aller au-devant d’une confidence que vous ne croyez pas devoir me faire ; je respecte votre secret, mais je vous vois triste et souffrant, et votre situation m’inquiète et me tourmente. Je connais votre peu de fortune, vous pouvez avoir des besoins que j’ignore ; je vous apporte dix mille francs dont je ne fais rien, que vous ne refuserez pas d’accepter si vous avez de l’amitié pour moi, et que vous me rendrez un peu plus tôt, un peu plus tard, quand la fortune vous viendra… » Cet ami, touché, ému comme il devait l’être, l’assure qu’il n’a aucun besoin d’argent, que son chagrin a une autre cause, et n’accepte point le service qui lui était offert ; mais il ne l’a point oublié, et c’est de lui-même que je tiens le fait. »

Paul Thiry, baron d’Holbach, membre des Académies de Pétersbourg, de Manheim, de Berlin[10], était né dans le Palatinat. Élevé dès sa plus tendre jeunesse en France, il y a passé la plus grande partie de sa vie ; il est mort à Paris, le 21 janvier 1789, âgé de soixante-six ans[11]. Ayant perdu fort jeune sa première femme, Mlle d’Aine, il obtint de la cour de Rome la permission d’en épouser la sœur, qui lui a survécu. Il laisse deux fils et deux filles, dont l’une a épousé le marquis de Châtenay, et l’autre le comte de Nolivos.

— Il n’est parvenu ici qu’un fort petit nombre d’exemplaires des prétendus Mémoires de Mme la comtesse de La

Motte-Valois[12] ; on doit même espérer que ce misérable écrit sera toujours infiniment rare. Mais l’odieuse célébrité que ces Mémoires ont obtenue même avant d’avoir été publiés n’en était pas moins faite pour exciter beaucoup de curiosité, et il n’y a véritablement que ce motif qui puisse faire surmonter le dégoût dont on ne saurait se défendre en parcourant ce tissu d’horreurs également absurdes, également révoltantes.

Les papiers publics ont annoncé que la dame de La Motte avait cherché à vendre ce libelle à la cour de France ; que M. de Calonne avait cru se rendre intéressant en se mêlant de ce marché ; que la reine avait eu l’excellent esprit de s’y refuser, bien sûre que la publication de l’ouvrage suffirait seule pour le faire tomber dans le mépris et ferait par là même une impression moins fâcheuse que l’attente dans laquelle on entretenait le public depuis l’évasion vraiment inconcevable de Mme de La Motte du lieu où elle avait été si justement renfermée.

Nous ne raconterons point ce que dit Mme la comtesse de La Motte-Valois de sa descendance de Henri II, des hasards heureux qui l’ont fait reconnaître et accueillir par la pitié généreuse, mais peut-être peu éclairée, de Mme la marquise de Boulainvilliers ; cette partie de son histoire est conforme à celle que contiennent les Mémoires imprimés durant le cours de son procès ; mais ce qu’on ne trouvait pas dans ces premiers Mémoires et qu’elle confesse dans ceux-ci avec une ingénuité assez gaie, ce sont ses amours avec le cardinal de Rohan. Une révélation plus audacieuse et, s’il est possible, plus incroyable encore qu’elle n’est audacieuse, est celle des goûts d’une grande souveraine dont elle ose assurer qu’elle fut longtemps l’objet préféré. Cette insolente fiction par laquelle Mme de La Motte a cru devoir commencer son roman est à peu près la seule circonstance de son histoire qui ne soit pas démentie par l’évidence même des faits rapportés et constatés dans la procédure qui a décidé sa condamnation ; aussi est ce sur les détails de ces amours imaginaires qu’elle s’étend avec le plus de complaisance. Elle dit que l’accident[13] qui lui arriva chez une des femmes de chambre de Madame ayant fait du bruit à Versailles parvint jusqu’aux oreilles de la reine. Sans avoir été ni belle ni jolie, Mme de La Motte avait alors tout l’éclat de la jeunesse et beaucoup de fraîcheur. Elle prétend qu’elle s’aperçut bientôt que la reine, toutes les fois qu’elle se trouvait sur son passage, la considérait avec un intérêt qui ne tarda pas à mériter l’attention de tous ceux qui connaissaient l’intérieur de la cour. Le cardinal en fit compliment à Mme de La Motte et lui prédit la haute faveur à laquelle elle était destinée ; il lui annonça même qu’il était instruit que ces signes du goût très-vif qu’elle inspirait à la reine donnaient déjà de la jalousie à la duchesse de Polignac, et qu’elle ne devait plus compter sur la protection de cette dame pour être présentée à Sa Majesté. Il l’engagea à essayer pour elle et pour lui jusqu’à quel point le succès pourrait justifier ses conjectures et ses espérances. En conséquence, cette femme hardie attendit un jour la reine sur son passage, se laissa tomber à ses pieds, et lui tendit d’une main défaillante un papier qu’elle soulevait à peine. La reine s’empressa de la relever avec bonté et lui dit avec l’expression de l’intérêt le plus tendre qu’elle lirait son mémoire et lui ferait donner de ses nouvelles. Une dame de Mizery, première femme de chambre de la reine, ne tarda pas à faire dire à Mme de La Motte de passer chez elle. Cette femme l’introduisit secrètement chez la reine ; elle en reçut l’accueil le plus séduisant et le plus flatteur. « La reine, dit-elle, ne dissimula qu’à peine, dès cette première entrevue, le genre des sentiments que je lui inspirais ; elle déploya pour moi toutes les grâces qui lui sont si naturelles et me promit que ma demande serait accueillie par le ministre, mais qu’elle m’engageait à la faire solliciter par mon frère, parce qu’elle avait des raisons pour ne pas paraître s’intéresser personnellement à moi. » Mme de La Motte ajoute que la reine lui avoua que la jalousie de Mme de Polignac était le motif de cette précaution et la congédia après l’avoir embrassée tendrement. Une seconde femme de la reine lui ménagea bientôt après plusieurs rendez-vous successifs tantôt à Versailles, tantôt à Trianon.

Cette femme impudente ne borne pas encore là toute son audace : dans un de ses récits, elle la porte au point de lever le voile sur des charmes que le respect doit couvrir aux yeux mêmes de l’imagination ; elle la porte au point de les profaner par des peintures d’une lubricité digne des prêtresses de Lesbos ; en un mot, Mme de La Motte ose dire que la reine l’adorait et qu’elle l’adorait de même. Mais ce sentiment n’empêchait pas qu’elle ne cultivât toujours celui que le cardinal conservait pour elle ; on veut même nous faire croire qu’elle ne s’enivrait des faveurs dont la comblait la reine que pour servir mieux les projets de son amant. La manie du cardinal était de devenir premier ministre. Mme de La Motte prétend qu’il entretenait une correspondance secrète avec l’empereur et qu’il espérait parvenir à son but par le crédit du frère de la reine et par les sentiments qu’il se flattait de faire renaître dans le cœur de cette princesse si Mme de La Motte parvenait à le réconcilier avec elle : « Car, dit-elle, le cardinal ne m’avait point dissimulé qu’à Vienne il avait osé élever ses vœux jusqu’à cette princesse et qu’elle n’y avait point paru insensible. » Ce n’est pas, sans doute, une des moindres absurdités de ce roman, puisque Son Éminence ne fut envoyée à Vienne qu’à l’époque où Mme la Dauphine était déjà venue en France[14]. Mais suivons encore quelques moments les extravagances de ce misérable conte.

Mme de La Motte assure qu’elle parvint à disculper le cardinal auprès de la reine des imputations que lui avait faites une cabale ennemie, celle des Polignac, et qu’elle réveilla bientôt les sentiments de cette princesse pour lui. Occupée de réunir deux cœurs qu’il était si fort de son intérêt de séparer, M. de La Motte engage enfin la reine à recevoir le cardinal ; elle le conduit déguisé chez elle, les laisse tête-à-tête dans un appartement, tandis que, placée dans une pièce voisine, elle entend s’exhaler de la bouche de deux amants qui lui sont également infidèles l’expression du bonheur dont ils s’enivrent presque sous ses yeux. Cette horrible imposture devient beaucoup plus incroyable encore lorsqu’on voit de quelles preuves on cherche à l’appuyer. Ce sont vingt lettres, tant de la reine que du cardinal, que cette femme veut que nous croyions avoir été soigneusement copiées par elle. Le style seul suffirait pour en constater la fausseté ; ces lettres sont du goût et du ton dont on pourrait imaginer la correspondance amoureuse d’un lieutenant d’infanterie, qui n’aurait aucun usage du monde, avec une jeune ouvrière de sa garnison ; et telles sont les preuves que Mme de La Motte donne de la vérité de cette partie de son histoire, sans faire attention que la moindre connaissance de la cour, du ton qui y règne et surtout de celui des grands personnages qu’on n’a pas craint de mettre en scène, doit forcer la malignité la plus déterminée et la plus crédule à convenir de la supposition de ces prétendues pièces justificatives. On pourrait présumer que Mme de La Motte, après avoir établi d’abord l’intimité de la reine et du cardinal, serait embarrassée ensuite à rendre raison de la disgrâce sous laquelle il est avéré que le cardinal continuait de gémir ; eh bien, voici comment elle explique cette contradiction. Le cardinal, d’un âge si différent de celui de la reine, atteint déjà de quelques infirmités assez graves, n’avait eu la bonté de se prêter aux désirs de sa jeune souveraine que sous la condition qu’elle lui rendrait en public une partie de cette faveur qu’elle lui prodiguait en tête-à-tête et qu’elle le ferait nommer premier ministre. Telles étaient les conditions que la reine avait acceptées, mais qu’elle ne se hâtait pas d’exécuter. Son Éminence se lassait des voyages multipliés qu’il faisait à Versailles et à Trianon, et cependant la reine, sous divers prétextes, continuait de conserver en public, avec lui, ce ton d’indifférence et de dédain qui caractérisait depuis si longtemps la défaveur dans laquelle il était auprès d’elle. Mme de La Motte ne justifie encore des assertions si extravagantes que par des copies de lettres ; le cardinal s’y plaint des lenteurs qui font mourir de douleur l’esclave soumis et la reine invite le fidèle esclave à prendre patience. Les tu et des toi ajoutent un ridicule de plus à la prétendue autorité de ces lettres. C’est après avoir ainsi filé l’espace de plusieurs mois que Mme de La Motte imagine de faire demander par la reine au cardinal sept millions qu’elle veut envoyer à l’empereur sans que le roi et ses ministres en sachent rien. Mme de La Motte ajoute bientôt aux inculpations d’une folie si criminelle une autre plus coupable encore, celle d’un projet concerté entre la reine et le cardinal pour livrer la Lorraine à l’empereur. Quant aux sept millions, le cardinal, sans crédit, ne pouvant les trouver, la reine, au même instant, ne balance plus a se débarrasser d’un serviteur qui ne peut lui fournir l’argent qu’elle désire ; ses lettres deviennent froides ou pleines de reproches ; les courriers que le cardinal recevait de Vienne cessent d’être aussi fréquents. Enfin Mme de La Motte voit arriver un soir chez elle Son Éminence furieuse. C’est ici qu’on n’a pas craint de mettre dans la bouche du cardinal les expressions de la colère la plus outrageante. Ces charmes, que la dame de La Motte s’était plu à dépeindre au commencement de ses Mémoires d’une manière tout à la fois si insolente et si voluptueuse, sont traités par le cardinal avec un mépris qu’il serait sans doute impossible de soupçonner un instant, si le roman eut jamais pu avoir quelque ombre de réalité. Il déclare à Mme de La Motte qu’il vient d’en finir avec cette femme. L’audace et l’absurdité de toutes ces impostures sont trop révoltantes pour qu’on ne soit pas pressé de savoir enfin de quelle manière on a imaginé de les lier à l’histoire du fameux collier ; le voici.

Mme de La Motte dit que, malgré toutes les plaintes du cardinal, elle n’avait jamais renoncé a l’espoir de le rapprocher de la reine ; elle assure même ensuite que cette prétendue rupture n’était qu’une feinte, que le cardinal la trompait, que la reine et lui continuaient à se voir à son insu, et que c’est dans ces entrevues secrètes que la reine chargea le cardinal de lui faire acheter le fameux collier ; que Son Éminence en fit un mystère à Mme de La Motte jusqu’au moment ou les joailliers s’adressèrent à elle pour l’engager à le faire acheter par la reine et lui apprirent que M. le cardinal le marchandait. On est confondu de la multiplicité des mensonges accumulés par cette femme pour prouver que la reine voulait tromper également le cardinal, les joailliers et même sa prétendue confidente, car, afin de se disculper du crime de faux dont elle a été convaincue au procès, il lui coûte peu d’avancer que c’est la reine elle-même qui lui a ordonné de laisser contrefaire par le nommé Villette son écriture et de signer de son auguste nom le marché que le cardinal remit aux joailliers. Rien n’est plus étrangement pitoyable que la torture que Mme de La Motte donne à son imagination pour rapprocher cette partie de son histoire des faits contenus dans ses premiers aveux et dans les écrits publiés par elle-même pendant le cours de son procès ; mais ces ridicules combinaisons ne sont pas susceptibles d’un extrait. Parmi cette foule de fictions d’un esprit en délire, il en est une cependant qui mérite d’être distinguée, c’est l’épisode de la demoiselle Oliva, de cette fille que Mme de La Motte avait choisie pour représenter la reine dans les bosquets de Versailles, et dont la découverte presque miraculeuse a jeté un si grand jour sur toute cette abominable intrigue. Mme de La Motte prétend que c’est encore la reine qui, pour jouer le cardinal et sans autre motif que celui de s’amuser à ses dépens, voulut qu’elle lui donnât en son nom un rendez-vous dans le parc de Versailles et chargeât quelqu’un de la représenter ; que le cardinal, instruit par Mme de La Motte de cette ingénieuse supercherie, ne s’y prêta que parce qu’il ne voulait pas contrarier cette fantaisie de la reine et crut lui plaire en faisant semblant de croire à la réalité de sa présence à ce rendez-vous. La reine, cachée derrière des charmilles, entendit le cardinal se répandre, aux pieds de la demoiselle Oliva, en excuses sur sa conduite, sur ses emportements, et lui promettre de solliciter à l’avenir avec moins d’impatience l’accomplissement de ses projets ambitieux. Elle vit dans cet instant la demoiselle Oliva tendre son pied au cardinal qui le couvrit de baisers, et ce fut au moment où l’esclave soumis voulut obtenir des gages plus certains de sa réconciliation que la reine fit du bruit et envoya Mme de La Motte pour prévenir Son Éminence, qui paraissait vouloir mettre à fin l’aventure, que Madame et Mme la comtesse d’Artois s’approchaient. C’est avec des moyens de cette vraisemblance que Mme de La Motte tâche de concilier l’absurdité des faits qu’elle invente avec les dépositions de la demoiselle Oliva, principal instrument de son détestable complot.

Mme de La Motte ne se tire pas mieux du fait des diamants qu’il est prouvé que son mari vendit en Angleterre. Ce fait, si constant au procès, était aussi trop difficile à pallier, et nous croyons que ce n’est pas la partie de son roman qui lui a coûté le moins à imaginer. Mme de La Motte déclare que jusque-là tous les bienfaits de la reine s’étaient montés seulement à une somme de vingt mille livres une fois payée ; que depuis quelque temps elle s’était aperçue que le goût de la reine pour elle s’éteignait, lorsqu’un jour cette princesse la fit mander, la reçut avec une froideur encore plus marquée, lui remit une boîte dans laquelle étaient renfermés cent mille écus de diamants, et la congédia en lui conseillant d’aller passer quelque temps dans sa terre pour faire cesser quelques bruits qui perçaient sur l’intimité de leur liaison. En faisant ainsi dépecer par la reine ce collier de diamants dont la possession ne lui avait tenu si fort à cœur que pour en gratifier la prétendue agente de ses plaisirs, Mme de La Motte a voulu sans doute que ses lecteurs ne pussent soupçonner cette princesse de l’avoir renvoyée sans lui avoir payé ses gages. C’est un pareil acte de générosité qui termine dignement de tous les contes le plus ridicule. On revient ensuite au cardinal, à qui l’on attribue le conseil donné au sieur de La Motte d’aller vendre en Angleterre cette quantité de diamants pour dérober aux joailliers la connaissance du dépècement du collier. Nous ne suivrons plus ces Mémoires dans ce qui a rapport à l’arrestation de Mme de La Motte à Bar-sur-Aube ; il y a peu d’invention dans ce récit. Mais un trait rare et sublime qu’il ne faut point oublier, c’est l’intrépidité avec laquelle cette femme ose protester qu’elle eut le temps de brûler toutes les lettres originales de la reine à elle, mais que son mari a retrouvé les copies de celles de cette princesse et du cardinal, comme par miracle, dans un secrétaire à double fond. Enfin, de mensonges en mensonges, de contradictions en contradictions, Mme de La Motte arrive à la catastrophe qui a fait le dénoûment de sa lamentable histoire. Mais, vraisemblablement pour ne pas dégoûter ses lecteurs, elle passe sur son supplice un peu plus légèrement que ne le fit M. Charlot[15], et se plaint seulement dans une apostrophe très-pathétique de ce que la reine a pu laisser flétrir par la main du bourreau un corps qu’elle avait si souvent couvert des plus tendres caresses.

Mme de La Motte cède ensuite la plume à son mari pour nous raconter ses courses en Angleterre, en Irlande, en Écosse ; comme on a voulu l’assassiner une fois à Londres ; comme il a été empoisonné en Irlande, etc. Enfin il n’a dû la conservation de ses jours qu’à la protection immédiate du Dieu qui protège l’innocence et la vertu. La continuation de ces Mémoires ne rend point compte des moyens qui ont été employés pour faire sauver sa digne épouse de l’hôpital. Ces détails auraient été cependant plus curieux et plus piquants que ceux qu’il a imaginés avec tant de peine pour détruire les dépositions des témoins que l’on fit venir de Londres à Paris, et surtout plus intéressants que tous les rendez-vous que M. de La Motte assure sur son honneur lui avoir été donnés par l’ambassadeur de France, M. d’Adhémar, pour retirer la correspondance sur laquelle Mme de La Motte a fondé toute la fable de son roman. Ces deux époux infortunés terminent leur ouvrage par une invocation au roi, dont ils implorent la justice et même la pitié. Ils ne dissimulent point la profonde misère à laquelle ils sont réduits, et l’on se persuade aisément qu’il faut qu’elle soit aussi extrême que leur infamie pour les avoir aveuglés sur l’effet d’un libelle où les gens mêmes qui ont le plus de penchant à la malignité ne peuvent se donner le plaisir d’apercevoir comme une ombre de vraisemblance.

Quant au style, quoique d’un très-mauvais genre, il annonce un talent beaucoup plus exercé que ne pouvait l’être celui de M. et de Mme de La Motte. On a soupçonné M. de La Tour[16], ci-devant rédacteur du Courrier d’Europe, et à qui la cour de France a fait interdire, il y a quelques années, la rédaction de cette feuille. Mais, quelle que puisse être la réputation de M. de La Tour, on n’oserait garantir qu’il l’ait crue assez avilie pour prêter sa plume à la plus la plus ridicule, à la plus infâme production que le besoin d’argent, plus encore que la vengeance, ait jamais fait sortir de la presse. Sans compter les notes marginales ajoutées, dit-on, par M. de Calonne pour adoucir le scandale du texte, on a cru y reconnaître deux ou trois manières d’écrire bien distinctes.



  1. Ce livre n’a pas paru.
  2. Lord Chesterfield.
  3. Conseillers d’État, maîtres des requêtes, etc. (Meister.)
  4. Par Rivarol.
  5. On sait que M. d’Holbach a fourni encore aux éditeurs de la première Encyclopédie un grand nombre d’articles d’histoire naturelle, de politique et de philosophie (Meister.)
  6. Nous ne connaissons du baron d’Holbach que deux portraits médiocres : l’un d’après un dessin de Carmontelle (appartenant alors à M. Walferdin) et qui a été gravé par M. Ad. Varin (chez Vignères), l’autre à l’aqua-tinte, gravé à Londres par Robinson d’après La Tour : cette estampe deux fois apocryphe, selon nous, par le nom du peintre et celui du modèle, représente celui-ci de face, les yeux couverts par d’épais sourcils, le nez long, la bouche sarcastique. Au salon de 1789 figurait un buste en plâtre de feu M. le baron d’Olback (sic) par Félix Lecomte ; nous ignorons son sort.
  7. Sa maison fut longtemps un des plus doux hospices des initiés de l’Encyclopédie et leur plus célèbre synagogue. Il est trop vrai qu’elle perdit un peu la faveur dont elle avait joui lorsque l’établissement de ses enfants eut forcé M. d’Holbach à restreindre la dépense de son cuisinier. (Meister.)
  8. Le catalogue de sa bibliothèque, imprimé en 1789 et rédigé par Debure l’aîné, forme un gros volume de 288 pages, comprenant 2,777 numéros, plus les livres allemands qui en comportent 179. « Le temps de la vente sera indiqué par des affiches », dit un avis au verso du titre ; cette vente eut lieu seulement l’année suivante, le 14 juin 1790 et jours suivants, dans l’hôtel même du défunt. Meister ne parle point ici de la galerie du baron. Elle méritait bien une mention et nous allons tâcher de suppléer à son silence.

    Le Catalogue des tableaux des trois écoles, estampes en volumes et en feuilles, figures de bronze, vases de marbre, porcelaines, bronzes dorés, histoire naturelle et autres objets, formant le cabinet de M. d’Holback (sic), rédigé par Le Brun et dont la vente eut lieu le lundi 16 mars 1789 et jours suivants, ce catalogue est des plus rares. L’exemplaire que nous avons sous les yeux est celui qui, de la bibliothèque de M. F. Reiset, est passé dans la collection particulière de M. Georges Duplessis, et c’est à l’obligeance de celui-ci que nous en devons la communication.

    Les morceaux capitaux de la vente sont : deux pastels de Raphaël Mengs qui se vendent 1,200 livres ; un Téniers (composition de 52 figures, gravée par Daullé, sous le titre des Plaisirs flamands), vendu 250 livres ; un Wouwermans (« paysage sablonneux et pittoresque…, tableau d’un ton clair brillant et argentin et du plus beau faire du maltre »), vendu 7,000 livres ; une Rencontre de cavaliers de Berghem (gravée à l’eau-forte par Weisbrood) 4,340 livres ; Diogène tenant sa lanterne, par Van Moll, 4,761 livres ; le Siége de Mastrechth (sic), par Van der Meulen, 441 livres ; dans l’école française, deux Le Nain (une Femme endormie sur un tonneau et une Maîtresse d’école, qui ont échappé aux consciencieuses recherches de M. Champfleury sur ces maîtres austères), vendus ensemble 1,200 livres ; un Poussin (Jupiter et Calisto, gravé par Fray et par Daullé), vendu 4,950 livres ; le Triomphe de la beauté, par Lesueur, 2,450 livres ; Suzanne au bain, par Sébastien Bourdon, 526 livres ; une Chienne avec ses petits, par J.-B. Oudry, tableau acheté par d’Holbach au Salon de 1753 (voir tome II, p. 383) et revendu 380 livres ; l’inévitable Tempête de Vernet (gravée par Avril), 2,200 livres ; les recucils d’estampes, qui vont du o 35 au No 81, montaient également assez haut, ainsi que les curiosités : deux bronzes de J. de Boulogue, représentant des femmes enlevées par des centaures, 571 livres ; Latone et ses enfants, bronze, 219 livres ; l’Hercule Farnèse, bronze d’après Coustou, 100 livres ; doux vases de marbre « genre Lumaquelle, forme Médicis, garnis de bronze doré sur leurs gaines de marbre blanc à panneaux, plaque de vert campan, enrichie de bronze de forme chantournée, hauteur totale, 76 pouces », 220 livres ; deux seaux « fond blanc à dessins coloriés montés en bronze doré d’or moulu » en porcelaine du Japon, 31 livres seulement, tandis que deux autres vases de porcelaine de Chine « fonds coloriés à panneaux blancs et dessins coloriés, montés en bronze doré », trouvaient acheteur à 96 livres ; enfin un microscope dans sa boëte avec toutes ses pièces » montait à 90 livres, et un curieux dont le nom revient plusieurs fois sur les marges de cet exemplaire, M. Desmarets, poussait jusqu’à à 84 livres la suite de « corraux, madréports, fossiles, plantes marines, échantillons de marbre, minéraux, cristallisations et autres objets d’histoire naturelle », sans laquelle un cabinet du XVIIIe siècle eût été incomplet. Le produit total de la vente fut d’environ 44,000 livres ; il manque quelques prix à l’exemplaire de M. Georges Duplessis.

  9. M. S., dit l’édition de 1813 ; Suard, disent nos prédécesseurs. Or Suard avait précisément publié la troisième partie de la Correspondance et il ne se serait pas désigné ainsi sans un sentiment de reconnaissance qui l’honore. Le trait de bienfaisance cité par Naigeon n’est pas le seul qui ait été rappelé à cette époque. Le Journal de Paris du 12 juin 1789 renferme une autre lettre (anonyme) où est donnée tout au long une autre preuve de la générosité de d’Holbach, durant un de ses séjours à Contrexéville. Le baron lui-même a parlé de ces saisons de santé dans une lettre qu’on trouvera au tome Ier, p. 340, du Journal de lecture de Lizern (1774). L’anecdote du paysan de Contrexéville est également reproduite dans la préface du Catalogue des tableaux.

    La lettre de Naigeon contient une autre particularité que nous n’avons vue mentionnée que par lui : « L’impératrice de Russie, dit-il, fit demander il y a quelques années à M. d’Holbach ses idées sur la législation ; il s’empressa de répondre à la marque d’estime que cette auguste souveraine daignait lui donner et elle eut la bonté de lui faire dire qu’elle avait mis son ouvrage à côté de celui de Montesquieu. » Les rapports directs de Catherine avec d’Holbach ne sont pas connus jusqu’à ce jour, et il n’est pas une seule fois question du baron dans ses lettres à Grimm ni dans celles de Grimm à Catherine, publiées par M. Grot en 1878 et en 1880.

  10. Le Journal de Paris, du 23 janvier 1789, en annonçant le décès de d’Holbach, en son hôtel, rue Royale, B. S. R. (Butte Saint-Roch), lui donne, outre ces titres, celui de baron de Héese et de Léende ; l’acte de décès, publié par M. Paul Boiteau dans les appendices des Mémoires de Mme d’Épinay, l’indique également.
  11. Voilà encore un de ces nombreux exemples d’hommes vertueux qui ne crurent pas en Dieu, mais qui crurent fermement à la morale, et pour qui l’athéisme était la base de toute vertu. C’est le caractère de d’Holbach, sous le nom de Wolmar, que Rousseau, quoique déiste, a retracé avec autant de bonheur que de vérité dans la Nouvelle Héloïse ; c’est de d’Holbach que Julie a dit : Il fait le bien sans espoir de récompense ; il est plus vertueux, plus désintéressé que nous.

    Nous empruntons cette observation judicieuse à une notice placée dans les Œuvres de Diderot, tome XII, page 115 (Paris, 1821a). L’auteur de cette notice annonce qu’il s’occupe depuis longtemps à rassembler les matériaux qui doivent servir à venger d’Holbach des outrages dont ce philosophe bienfaisant a été l’objet. Nous croyons enfin arrivé le moment où l’on pourrait publier (sans danger l’ouvrage qu’il annonçait alors et qui doit avoir pour but de réhabiliter la mémoire du philosophe le plus impie et le plus bienfaisant de son siècle.

    Nous empruntons aussi à cette notice le relevé des ouvrages dont le baron d’Holbach est aujourd’hui reconnu l’auteur, d’après les témoignages les plus authentiques. Il nous paraît utile de mettre sous les yeux du public l’indication de ces ouvrages, lorsque nous voyons qu’on s’attache encore à prêter aux idées religieuses une importance qu’elles ont perdue à jamais, et à tenter de reconstituer la société sur des données que tout esprit positif rejette impitoyablement quand il est une fois parvenu à l’âge où s’éteignent les préjugés dont on entoure notre enfance.


    LISTE DES OUVRAGES DE D’HOLBACH.
    § I. ouvrages philosophiquesb.

    1* Le Christianisme dévoilé, ou Examen des principes et des effets de la religion chrétienne. Londres (Nancy, Leclerc), 1767c. — Dans le moment où l’on fait tant d’efforts pour débarrasser le christianisme de ce qu’il a de plus absurde, et pour le rétablir en lui donnant une nouvelle forme que nous ne croyons pas plus rationnelle que l’ancienne, nous engageons les personnes qui partagent nos opinions à lire cet ouvrage.

    2. L’Esprit du clergé, ou le Christianisme primitif vengé des entreprises et des excès de nos prêtres modernes. Londres (Amsterdam), 1767, 2 vol. 

    3. De l’imposture sacerdotale, ou Recueil de pièces sur le clergé. Londres, 1767.

    4. La Contagion sacrée, ou Histoire naturelle de la superstition. Londres, 1768, 2 vol.  ― Réimprimé en l’an V (1797) avec des notes remarquables de Lemaire.

    5. Les Prêtres démasqués, ou des Iniquités du clergé chrétien. Londres, 1768.

    6. David, ou l’Histoire de l’homme selon le cœur de Dieu.

    7. Examen des prophéties qui servent de fondement à la religion chrétienne, avec un Essai de critique sur les prophètes et les prophéties en général. Londres, 1768.

    8. Lettres à Eugénie, ou Préservatif contre les préjugés. Londres, 1768, 2 vol. 

    9. Lettres philosophiques sur l’origine des préjugés, du dogme de l’immortalité de l’âme, etc. Londres, 1768.

    10* Théologie portative, ou Dictionnaire abrégé de la religion chrétienne, par M. l’abbé Bernier, licencié en théologie. Londres, 1768. — Réimprimé sous le même titre en 1773, 1776 et 1802. Il y a une réimpression sous le titre de Manuel théologique, en forme de Dictionnaire ; au Vatican, de l’Imprimerie du Conclave, 1785, avec un avertissement et des additions curieuses, mais qui ne sont probablement pas de d’Holbach.

    11. De la cruauté religieuse. Londres, 1766.

    12. L’Enfer détruit, ou Examen raisonné du dogme de l’éternité des peines. Londres, 1769.

    13. L’Intolérance convaincue de crime et de folie. Cet ouvrage fait partie du volume publié par Naigeon sous le titre : De la tolérance dans la religion, ou de la liberté de conscience, par Crellius. Londres, 1769.

    14. Système de la nature, ou des lois du monde physique et du monde moral. Londres, 1770, 2 vol.  Quelques exemplaires, aujourd’hui fort rares, renferment un Discours préliminaire très-curieux que l’auteur n’osa point publier en même temps que son ouvrage ; six mois après, Naigeon le fit imprimer à Londres à 25 exemplaires seulement. Il forme une feuille in-8o de 16 pages.

    15. Histoire critique de Jésus-Christ, ou Analyse raisonnée des Évangiles. Sans date. (Amsterdam, vers 1770).

    16. Tableau des saints, ou Examen de l’esprit, de la conduite, des maximes et du mérite des personnages que le christianisme révère et propose pour modèles. Londres, 1770, 2 vol. 

    17. L’Esprit du judaïsme, ou Examen raisonné de la loi de Moise, et de son influence sur la religion chrétienne. Londres, 1770.

    18. Essai sur les préjugés, ou de l’influence des opinions sur les mœurs et le bonheur des hommes, ouvrage contenant l’apologie de la philosophie. Londres, 1770. Réimprimé à tort en 1822, sous le nom de Dumarsais.

    19. Examen critique de la vie et des ouvrages de saint Paul. Londres, 1770.

    20. Le Bon Sens, ou Idées naturelles opposées aux idées surnaturelles. Londres, 1722. — Souvent réimprimé, mais à tort, même de nos jours, sous le nom du curé Meslier.

    21. De la Nature humaine, ou Exposition des facultés, des actions et des passions de l’âme, et de leurs causes, déduites d’après des principes philosophiques qui ne sont communément ni reçus ni connus ; traduit de l’anglais de Hobbes. Londres, 1772.

    22. Système social, ou Principes naturels de la morale et de la politique, avec un examen de l’influence du gouvernement sur les mœurs. Londres, 1773, 3 vol. 

    23. La Politique naturelle, ou Discours sur les vrais principes du gouvernement. Londres, 1773, 2 vol. 

    24. La Morale universelle, ou les Devoirs de l’homme fondés sur sa nature. Amsterdam, 1776, 3 vol. 

    25. Théocratie, ou le Gouvernement fondé sur la morale. Amsterdam, 1776.

    26. Éléments de la morale universelle, ou Catéchisme de la nature. (Ouvrage posthume refait par Naigeon.) Paris, 1790, in-18.


    On doit aussi à d’Holbach le dernier chapitre du Militaire philosophe, ou Difficultés sur la religion proposées au P. Malebranche, ouvrage refait et publié par Naigeon, Londres, 1768, et les ouvrages suivants, insérés dans le Recueil philosophique, ou Mélanges de pièces sur la religion et la morale, Londres, 1770, 2 vol.  Dans le tome premier : Réflexions sur les craintes de la mort. Dans le tome second : Dissertation sur l’immortalité de l’âme. — Dissertation sur le suicide. — Problème important : La religion est-elle nécessaire à la morale et utile à la politique ?Extrait d’un livre anglais de Tindal, qui a pour titre : Le Christianisme aussi ancien que le monde.

    Il a refait l’Antiquité dévoilée par ses usages (Londres, 1766, in-4o), sur le manuscrit qu’a laissé Boulanger. Presque toutes les notes qui se trouvent au premier livre des Lettres de Sénèque, traduites par Lagrange, sont du baron d’Holbach.

    § II. Ouvrages scientifiques.

    1. L’Art de la verrerie de Neri, Merret et Kunckel ; traduit de l’allemand. Paris, 1752.

    2. Minéralogie, ou Description générale des substances du règne minéral, traduit de l’allemand de Wallerius. Paris, 1753, 2 vol. 


    3. Introduction à la minéralogie ; traduit de l’allemand de J.-F. Henkel. Paris, 1756, 2 vol. 

    4. Chimie métallurgique, dans laquelle on trouvera la théorie et la pratique de cet art ; traduit de l’allemand de Gellert. Paris, 1758, 2 vol. 

    5. Essai d’une histoire naturelle des couches de la terre ; traduit de l’allemand de Lehmann. Paris, 1779.

    6. L’Art des mines ; traduit de l’allemand de Lehmann. Paris, 1759, 3 vol. 

    7. Œuvres de M. Henkel ; traduites de l’allemand (en société avec Charas), contenant la Pyritologie, ou l’Histoire naturelle de la Pyrite, le Flora saturnisans, etc. Paris, 1760, 2 vol. 

    8. Œuvres métallurgiques de Jean Christian Orschall, traduites de l’allemand. Paris, 1760.

    9. Recueil des Mémoires les plus intéressants de chimie et d’histoire naturelle, contenus dans les Actes de l’Académie d’Upsal et dans les Mémoires de l’Académie de Stockholm ; traduits de l’allemand et du latin. Paris, 1764.

    Une partie seulement de ces Mémoires a été traduite par le baron d’Holbach.

    10. Traité du soufre ; traduit de l’allemand de Stahl. Paris, 1766.

    11. L’Agriculture réduite à ses vrais principes ; traduit de l’allemand de Wallerius. Paris, 1774.

    § III. Ouvrages divers.

    1. Lettre à une dame d’un certain age sur l’état présent de l’Opéra. En Arcadie, aux dépens de l’Académie royale de musique, 1752, in-8o.

    2. Arrêt rendu à l’amphithéâtre de l’Opéra, contre la musique française, 1752.

    3. Les Plaisirs de l’imagination, poëme en trois chants, par M. Akenside ; traduit de l’anglais. Amsterdam, 1769.

    4. On trouve dans les Variétés littéraires, sous le nom du baron d’Holbach, la traduction en prose d’un Hymne au soleil, et d’une Ode sur la vie humaine ; la première de ces pièces passe pour être de sa composition. On lui doit l’article Prononciation des langues, dans l’Encyclopédie méthodique (Dictionnaire de grammaire). Il a travaillé avec Diderot et Pechméja à la partie philosophique de l’Histoire de Raynal, et a fourni à la première Encyclopédie, sous le voile de l’anonyme, un grand nombre d’articles de philosophie, de politique et d’histoire naturelle. Enfin, on avait attribué au baron d’Holbach la version allemande de l’Histoire ancienne de Russie de Lomonossow, traduite en français par Eidous, 1768, mais cela n’est pas certain.

    On voit, en rapprochant les dates de publication des ouvrages de d’Holbach, la direction qu’a prise cet esprit judicieux pour arriver aux doctrines de philosophie positive auxquelles il a consacré ses derniers travaux. C’est en étudiant l’histoire naturelle des couches de la terre qu’il aperçut d’abord, et l’un des premiers, l’évidente contradiction qu’il y a entre les notions géologiques aujourd’hui les plus certaines et les assertions fondamentales de nos textes sacrés. C’est par l’observation rigoureuse des faits qu’il parvint ensuite à opposer les idées naturelles aux idées surnaturelles, puis à démontrer l’inutilité du dogme de mortalité de l’âme et de l’existence de Dieu pour l’établissement de la morale ; et enfin, le dégageant de toute donnée théologique et métaphysique, à ne plus fonder le bonheur que sur les rapports humains. (Ch.)


    a. Cette notice, que M. Assézat a reproduite intégralement tome III, p. 586, des Œuvres complètes de Diderot, est de M. Walferdin. Le travail qu’il annonçait alors n’a jamais paru, et nous croyons même qu’aucun fragment n’en a été retrouvé dans ses papiers. M. Chaudé a complété et rectifié ici sur quelques points la nomenclature bibliographique de l’édition Brière.

    b. Les ouvrages condamnés, par arrêts du Parlement des 18 août 1770 et 16 février 1776, à être brûlés de la main du bourreau, et ceux condamnés par nos tribunaux pour les réimpressions faites depuis notre prétendue Restauration, sont marqués d’un astérisque. (Ch.)

    c. On trouvera dans le Dictionnaire des ouvrages anonymes une notice curieuse où Barbier prouve que cet ouvrage, que l’on attribuait à Damilaville, est bien du baron d’Holbach. (Ch.)

  12. Mémoires justificatifs de la comtesse de Valois de La Motte, écrits par elle-même. Imprimés à Londres, 1788, in-8o, 232 et 46 pages contenant les pièces Justificatives. P. 232, l’exemplaire de la Bibliothèque nationale porte la signature autographe de la comtesse, libellée ainsi qu’elle est portée sur le titre.
  13. Une fausse couche. (Meister.)
  14. Il y a, dit-on, une édition où, pour éviter un anachronisme si manifeste, on a rapporté à une autre époque les liaisons de Son Éminence, c’est-à-dire au passage de la princesse à Strasbourg. Mais le fond de la fable en est-il moins absurde ? (Meister.)
  15. L’exécuteur des hautes œuvres, qui avait marqué la comtesse.
  16. Serres de La Tour. Mme Campan affirme dans ses Mémoires qu’elle a vu entre les mains de Marie-Antoinette un exemplaire du libelle de Mme de La Motte sur lequel M. de Calonne avait corrigé de sa main tous les passages « où l’ignorance totale des usages de la cour avait fait commettre à cette misérable de trop grossières erreurs ». — Voir sur la question toujours obscure de la paternité de ses Mémoires le long article des Supercheries littéraires sur les époux La Motte-Valois, et surtout les notes que M. Léon de La Sicotière a jointes au texte de Quérard.