Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/15/1787/Décembre

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (Volume 15p. 170-190).
DÉCEMBRE.

LE SONGE D’ATHALIE,
par M. grimod de la reynière, avocat au parlement,
(c’est-à-dire par MM. de champcenetz et de rivarol).
Épître dédicatoire
à M. le marquis ducrest, chancelier de M. le duc d’orléans, etc. etc.[1].

Monsieur le marquis,

Peut-être trouvera-t-on étrange que je vous dédie le Songe d’Athalie, tant il est rare qu’une parodie soit prise en bonne part. Il est pourtant vrai que sans moi les grands traits du caractère d’Athalie et les plus beaux vers de Racine n’auraient jamais été appliqués à madame votre sœur ; et comme sa modestie va quelquefois jusqu’à s’interdire la reconnaissance, c’est à vous que je m’adresse. La divinité elle-même aurait peut-être mal interprété mon hommage ou méconnu son image.

Vous percerez dans ma véritable intention avec cet œil d’aigle que la nature vous a donné, et que vous venez d’offrir à la France. Oui, je le dis en passant, si l’État est encore dans la crise des erreurs et des besoins, c’est sa faute. On n’a point à vous reprocher de vous être enseveli dans un indigne silence. L’État a fait l’aveu de sa faiblesse, et vous lui avez fait celui de vos talents. Puisse le prince qui, contre toutes les lois de la perspective, vient de s’agrandir en s’éloignant, ne plus hésiter entre la France et sa maison, et vous céder à l’État.

Quelques personnes mal intentionnées n’ont pas bien saisi l’objet de votre Mémoire au roi, et de l’offre que vous lui faites de vos lumières. Elles ont cru que vos amis, et surtout madame votre sœur, auraient dû s’opposer à la publicité de ce Mémoire, et que, si elle ne l’a pas fait, c’est par une sorte de vengeance, parce que vous ne l’aviez pas empêchée de publier son livre sur la Religion.

J’ai l’honneur d’être, avec un profond respect, etc.


SONGE D’ATHALIE.
L’abbé gauchat[2], Mme de genlis, M. gaillard.

M. gaillard, à Mme de Genlis qui traverse le lycée.

Savante gouverneur, est-ce ici votre place ?
Pourquoi ce teint plomblé, cet œil creux qui nous glace ?
Parmi vos ennemis que venez-vous chercher ?
De ce bruyant lycée osez-vous approcher ?
Auriez-vous dépouillé cette haine si vive ?…

Mme de genlis.

Prêtez-moi l’un et l’autre une oreille attentive.
Je ne veux point ici rappeler le passé,
Ni vous rendre raison de ce que j’ai versé.
Ce que j’ai fait, Gaillard, j’ai cru le devoir faire.
Je ne prends point pour juge un monde téméraire.
Quoi que sa médisance ait osé publier,
Un grand prince a pris soin de me justifier.
Sur de petits tréteaux ma fortune établie
M’a fait connaître à Londre et même en Italie ;
Par moi votre clergé goûte un calme profond.
La Seine ne voit plus ce Voltaire fécond,
Ni cet altier Rousseau, par d’éternels ouvrages,
Comme au temps du feu roi, dérober vos hommages.
La Sorbonne me traite et de fille et de sœur.
Enfin de ma raison le pesant oppresseur,
Qui devait m’entourer de sa secte ennemie,
Condorcet, Condorcet tremble à l’Académie.
De toutes parts pressé par un nombreux essaim
De serpents en rabat réchauffés dans mon sein,

Il me laisse à Paris souveraine maîtresse…
Je jouissais en paix du fruit de ma finesse ;
Mais un trouble importun vient depuis quelques jours
De mes petits projets interrompre le cours.
Un rêve… (me devrais-je inquiéter d’un rêve ?)
Entretient dans mon cœur un chagrin qui me crève.
Je l’évite partout, partout il me poursuit.
C’était dans le repos du travail de la nuit ;
L’image de Buffon devant moi s’est montrée,
Comme au Jardin du roi pompeusement parée[3] ;
Ses erreurs n’avaient point abattu sa fierté ;
Même il usait encor de ce style apprêté
Dont il eut soin de peindre et d’orner son ouvrage,
Pour éviter des ans l’inévitable outrage.
Tremble, ma noble fille, et trop digne de moi,
Le parti de Voltaire a prévalu sur toi ;
Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,
Ma fille… en achevant ces mots épouvantables,
L’Histoire naturelle a paru se baisser :
Et moi je lui tendais les mains pour la presser ;
Mais je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélange
De quadrupèdes morts et traînés dans la fange,
De reptiles, d’oiseaux et d’insectes affreux,
Que Bexon et Guéneau se disputaient entre eux.


— Le 10 novembre, on a donné, sur le théâtre de l’Académie royale de musique, la première représentation de la reprise de l’opéra de Pénélope, de MM. Marmontel et Piccini. Les deux auteurs y ont fait des changements assez importants[4] ?

On a substitué au chœur des Poursuivants à table, qui commençait cet opéra, un divertissement chanté et dansé, dont l’effet agréable a cependant encore le défaut de ne pas expliquer davantage l’action, dont l’exposition ne commence toujours qu’au moment où Pénélope entre sur la scène. On a supprimé les chœurs multipliés de cette foule de princes, et l’on a mis dans la bouche d’un seul les déclarations qu’il était assez étrange d’entendre dire à tous à la fois.

Au second acte, M. Marmontel a fait disparaître entièrement l’épisode inutile de Laërte. C’est encore Pénélope qui ouvre ce second acte ; elle vient confier aux fidèles pasteurs d’Ulysse le salut d’un fils que les poursuivants ont résolu d’immoler pendant la nuit ; ces pasteurs jurent de défendre Télémaque. Elle le laisse avec eux, et retourne à Ithaque épier les nouveaux projets de ses ennemis. Piccini a fait suivre la tempête qui jette Ulysse sur ces bords d’un ballet dont les airs sont d’une fraîcheur et d’une sérénité qui contrastent de la manière la plus heureuse avec l’effet de l’orage, et prépare le chœur si aimable des nymphes rassemblées pour recevoir le héros.

Le troisième acte n’offre de changement qu’au dénoûment, dont M. Marmontel a rendu le mouvement beaucoup plus rapide ; Ulysse n’ordonne plus qu’on lui élève un tombeau, le poëte a senti que cet incident ne servait qu’à prolonger gratuitement le désespoir de Pénélope ; après l’air sublime qui le peint si vivement, Ulysse demande ses armes à son fils, et attaque les poursuivants. Minerve descend ensuite des cieux environnée des Muses et des Arts, qu’elle charge d’embellir le repos du héros qu’elle protége. Le théâtre change et représente des portiques, des colonnades et des arcs de triomphe élevés à la gloire d’Ulysse. Un ballet général termine l’opéra.

Ces changements, qui tous avaient été désirés, les beaux airs, et surtout le chœur imposant des pasteurs dont M. Piccini a encore enrichi cette belle composition, n’ont pas valu à la reprise de Pénélope les succès qu’on en devait espérer ; on a rendu justice à la musique ; elle a été vivement applaudie ; mais tout le talent de M. Piccini n’a pu soutenir un intérêt que nos mœurs actuelles semblent repousser : l’amour d’une femme de quarante ans pour un époux absent depuis vingt années pouvait difficilement attacher les spectateurs de nos jours, et il a fallu peut-être que cet amour fût consacré par l’Odyssée pour ne pas nous avoir paru presque ridicule. Aussi le succès de Pénélope ne peut-il être comparé à celui que continue d’obtenir l’opéra de Tarare ; la foule s’y porte comme le premier jour, mais les spectateurs que l’on voit se renouveler à chaque représentation de cet ouvrage, et dont les figures paraissent aussi étrangères à ce spectacle que le poëme l’est au théâtre lyrique, l’écoutent avec un silence et une sorte d’étourdissement dont il n’y a peut-être jamais eu d’exemple à aucun théâtre. Ce genre de succès est bien fait, par sa singularité, pour consoler les grands artistes et les gens de goût de l’affluence qui se porte à Tarare, et pour leur faire espérer que celui de Pénélope, quoique très-inférieur assurément, n’en survivra pas moins à la gloire de ce dernier chef-d’œuvre de M. Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais.

Rosaline et Floricourt, comédie en trois actes et en vers, a été représentée pour la première fois, au Théâtre-Français, le samedi 17 novembre. Le dernier acte ayant paru exciter ce jour-là beaucoup d’impatience, on s’est déterminé à réduire la pièce en deux actes, et sous cette nouvelle forme elle a eu assez de succès pour engager l’auteur à se laisser deviner ; c’est M. le vicomte de Ségur, à qui nous devons déjà deux proverbes dramatiques : le Parti le plus fou et le Parti le plus sage.

On peut regarder le rôle de Rosaline comme une copie en miniature de celui de Céliante dans le Philosophe marié ; comme Céliante, elle aime parce qu’elle a le cœur sensible et bon ; comme Céliante, elle tourmente l’objet qu’elle aime par caprice et par humeur. Dans la première scène cependant, c’est par des remords que Rosaline annonce elle-même son caractère ; elle se reproche d’avoir désolé sans sujet l’homme du monde qu’elle aime et qu’elle doit estimer le plus, elle se décide à lui écrire pour rassurer sa tendresse. Il arrive tandis qu’elle écrit encore, et n’en est point aperçu ; trop délicat pour se permettre de lire à son insu le billet qu’elle écrit, il ne peut résister à la curiosité d’en voir au moins l’adresse. Quel transport lorsqu’il découvre qu’il est pour lui !

Il n’était pas difficile de réduire l’intrigue en deux actes ; il aurait même été assez facile de la réduire en un seul, et l’effet de l’ouvrage n’y aurait rien perdu. Le caprice de Rosaline, depuis le commencement de la pièce jusqu’à la fin, est toujours le même ; il est fort naturel qu’un amant très-épris ne s’en lasse pas, mais le public n’a pas paru disposé à la même indulgence. Mlle Contat, pour qui, dit-on, la pièce avait été faite, n’y a pas merveilleusement réussi ; elle a rendu le rôle de Rosaline avec plus de manière et de minauderie que de grâce et de légèreté ; sa taille n’est plus assez svelte pour faire ainsi l’enfant, et Molé paraît aujourd’hui beaucoup trop vieux pour en être encore agréablement la dupe.


VERS

ADRESSÉS À MONSEIGNEUR LE DUC D’ORLÉANS,
SUR LE DANGER QU’IL À COURU
EN TRAVERSANT LA PETITE RIVIÈRE D’OURCHE,
PRÈS LA FERTÉ-MILON[5].
Le cheval qu’il montait a entièrement disparu, et le jockey qui le suivait eût péri s’il ne s’était pas rejeté à l’eau pour le sauver.

Déjà trois éléments t’ont déclaré la guerre :
Le feu dans ton palais, l’air quand tu prends l’essor[6] ;
L’eau fait pour t’engloutir un inutile effort.
L’eaIl ne reste plus que la terre :
L’eNe crains rien d’elle, ô brave d’Orléans ;
L’eaDoit-on craindre une tendre mère
Quand on sauve la vie à l’un de ses enfants ?


IMPROMPTU

DE M. LE BRUN POUR S’EXCUSER DES LOUANGES
PRODIGUÉES À M. DE CALONNE
À L’OCCASION DE L’ASSEMBLÉE DES NOTABLES.

Esprits faux et malins, n’accusez plus mes vers,
Non, je n’ai point flatté Calonne ni la France.
Après avoir peint nos revers,
Au défaut du bonheur, j’ai chanté l’espérance.


QUATRAIN

SUR LES DÉMARCHES FAITES PAR Mme LA MARÉCHALE DE NOAILLES
ET PAR Mme LA MARQUISE DE SILLERY
POUR S’OPPOSER À L’ENREGISTREMENT DE L’ÉDIT
QUI ACCORDE L’ÉTAT CIVIL AUX PROTESTANTS
EN FRANGE.

Noailles, Sillery, deux Mères de l’Église,
NoaiSoulèvent tout le Parlement.
NoaiSoit qu’on les voie ou qu’on les lise,
NoaiOn est sûr d’être protestant.


CHARADE,
PAR M. LE CHEVALIER DE LOMONT.

Mon premier est égal en tout à mon second.
Sans chercher on ne peut trouver ni l’un ni l’autre.
Si, devenant amant, je devenais le vôtre,
De mon tout partagé j’aimerais bien le nom[7].

— Le mercredi 5 décembre on a donné, sur le Théâtre-Italien, la première représentation de l’Amant à l’épreuve, comédie en deux actes et en prose, mêlée d’ariettes. Les paroles sont de M. Moline, la musique de M. Berton, jeune compositeur, dont nous avons déjà eu l’honneur de vous annoncer les premiers succès.

Le sujet de l’Amant à l’épreuve est pris d’un épisode du Roman comique de Scarron. La princesse Éléonore, veuve depuis six mois, aime un jeune Napolitain nommé don Carlos, et en est adorée. Cet amant ignore l’état et le nom de sa maîtresse ; jusqu’à ce moment, il ne lui a parlé que la nuit. Après beaucoup d’autres épreuves pour s’assurer si don Carlos l’aime véritablement et n’aime qu’elle, elle le fait enlever par ses gens à la sortie du bal et conduire dans son palais, où elle a fait préparer une fête superbe. Les plus belles femmes qui composent sa cour essaient vainement de plaire à don Carlos ; on le laisse enfin seul avec Constance, jeune Française, suivante de la princesse ; celle-ci feint d’être la belle inconnue qu’il aime et qui l’a fait enlever, elle offre à don Carlos sa fortune et sa main. Don Carlos résiste à ses offres, son cœur lui dit que ce n’est point celle qu’il a choisie. Éléonore paraît alors et se fait reconnaître en offrant aux regards de don Carlos le bracelet qu’elle a reçu de lui.

Cette action, trop simple, et qu’un peu d’invention aurait pu rendre plus vive et plus intéressante, n’a pas servi trop avantageusement le talent du musicien ; on a cependant observé que dans cette nouvelle composition il avait évité la plupart des reproches que l’on avait faits à son premier ouvrage ; on a reconnu dans plusieurs morceaux cette grâce d’expression, cette clarté de dessin dont le célèbre Sacchini, son maître, avait commencé à lui apprendre le secret. Malgré le peu de succès qu’a eu l’Amant à l’épreuve, on s’est avisé de le disputer au pauvre M. Moline. Il n’en est pas moins vrai que l’ouvrage lui appartient presque tout entier ; nous le connaissions longtemps avant qu’il fût donné ; l’invention du bracelet qui sert si peu à la reconnaissance est vraiment la seule chose que puisse revendiquer l’anonyme qui a prétendu ravir à M. Moline ce nouveau titre à l’immortalité.

Natalie, drame en trois actes de M. Mercier, représenté trois ou quatre fois sur le même théâtre, étant imprimé depuis longtemps, nous croyons pouvoir nous dispenser d’en faire l’analyse. C’est cette pièce qui a été le sujet de sa brouillerie avec les Comédiens français. Elle n’a eu à la représentation qu’un succès fort équivoque ; il y a beaucoup de longueurs dans le dialogue qui font languir la marche de l’intrigue, mais il y a quelques situations, au second et au troisième acte, qui nous ont paru touchantes et d’un effet vraiment dramatique.

Mémoire sur le mariage des protestants en 1785. — Second Mémoire sur le mariage des protestants. À Londres, 1787. Deux brochures in-8o, l’une de 198 pages, l’autre de 178.

Ces deux Mémoires, d’un ministre et d’un magistrat rempli de lumières et de vertus, étaient attendus avec impatience ; on n’y a point trouvé ce qu’on y cherchait peut-être, de beaux mouvements d’éloquence, une grande élévation d’idées, des principes de législation profondément discutés ; c’est simplement le rapport d’une cause importante, tel qu’il devait être fait pour être présenté au Conseil du roi, sans faste, sans chaleur, avec beaucoup de méthode, de sagesse et de mesure. Si M. de Malesherbes s’était proposé de prouver que la tolérance civile est due incontestablement à tous les citoyens de l’État, qu’il n’y a que des préjugés fanatiques ou superstitieux qui aient pu jamais priver les hommes d’une liberté à laquelle ils ont reçu en naissant un droit imprescriptible, il lui eût été facile sans doute de faire sur ce beau sujet autant de philosophie et d’éloquence qu’il en aurait voulu ; mais son intention paraît avoir été d’embrasser un plan moins vaste, pour faire un ouvrage plus utile. Il n’a point écrit pour des hommes qui sont plus que persuadés des vérités qu’il importait d’établir ; ce sont les jurisconsultes attachés aux anciennes maximes qu’il a cherché à convaincre de l’utilité des nouvelles lois qu’il propose, et, pour arriver à ce but, il s’est attaché essentiellement à écarter le plus grand des obstacles qu’on avait opposés jusqu’ici à tous les partis qu’on avait essayé de prendre pour assurer l’état des protestants en France ; cet obstacle est le préjugé tiré de l’autorité respectable de Louis XIV, et de l’inaction dans laquelle on s’est tenu pendant tout le règne de Louis XV. M. de Malesherbes combat ce préjugé de la manière la plus victorieuse, en démontrant que jamais Louis XIV n’a eu le projet de réduire les protestants français à l’état où ils sont aujourd’hui, que son premier sentiment était de fixer leur état par une loi qui est précisément celle qu’on veut établir actuellement, et qu’il n’en a été détourné que parce que le clergé de son temps introduisit un système différent, par lequel il espérait de procurer en peu de temps l’extinction totale de l’hérésie, projet dont l’illusion est démontrée de nos jours par un siècle d’expérience, projet d’ailleurs dont il ne peut plus être question, parce que le clergé de notre siècle ne pense plus comme celui de 1685, et qu’il refuse de se prêter aux sacrilèges et aux profanations de la génération présente, dans l’espérance d’obtenir des conversions sincères de la génération future. M. de Malesherbes explique aussi l’inaction du règne de Louis XV, et prouve que Louis XV personnellement, le cardinal de Fleury, le chancelier d’Aguesseau, et tous les ministres qui sont venus depuis, eussent adopté infailliblement les premières idées de Louis XIV, si on n’avait pas craint une forte opposition des principaux corps du royaume, ce qui n’est plus à craindre dans ce temps-ci, où toutes les querelles du clergé et de la magistrature sont oubliées.

Dans son second Mémoire, M. de Malesherbes croit pouvoir regarder comme une base certaine que Sa Majesté reconnaît la justice et la nécessité de donner à tous ses sujets un état civil, et qu’elle regarde aussi comme intéressant pour son royaume d’y attirer les étrangers qui peuvent y apporter leur commerce et leur industrie. Il divise ensuite l’examen de la question en trois parties.

Dans le premier chapitre, il examine si, pour donner aux sujets du roi un état certain, et pour assurer les étrangers qu’ils jouiront de ce même état en s’établissant en France, il suffit de laisser tomber dans l’oubli les lois dont l’effet est de réduire les familles protestantes à la bâtardise, et il conclut, comme il est aisé de l’imaginer, que le roi doit prononcer sur leur état par une loi expresse.

Dans le second chapitre, il présente le projet de cette loi, et en trouve presque toutes les dispositions dans les arrêts rendus sous Louis XIV. Ce qu’il se permet d’y ajouter ne tend qu’à rendre plus efficaces les mesures prises par Louis XIV, et avant lui par Louis XIII, pour que les protestants ne soient plus une nation en quelque sorte étrangère au milieu du royaume ; ce qu’il s’est permis de retrancher n’est que relatif aux espérances que l’on avait conçues d’une conversion générale et prochaine, dans le temps de la révocation de l’édit de Nantes, espérances dont on a été désabusé, même avant la fin du règne de Louis XIV.

Nous avouerons franchement que le bill de tolérance adopté par l’État de Virginie est à nos yeux une loi beaucoup plus simple et par là même beaucoup plus parfaite ; mais peut-être sommes-nous trop vicieux en France pour oser essayer tout à coup d’un pareil régime ; le vœu de M. de Malesherbes s’est arrêté sans doute au point où doivent se borner nos espérances.

Discours à lire au Conseil, en présence du roi, par un ministre patriote, sur le projet d’accorder aux protestants l’état civil en France. En deux parties. Deux brochures in-12 de plus de 200 pages chacune.

C’est le titre de l’ouvrage qu’on appelle le Mémoire de Mme la maréchale de Noailles, parce que c’est elle qui l’a distribué, parce que c’est elle qui a été le porter elle-même de porte en porte, chez tous les pairs, chez tous les conseillers au Parlement, avec le billet circulaire que voici : « Mme la maréchale de Noailles est venue pour avoir l’honneur de vous voir, et pour vous engager à défendre la religion et l’État, dont les intérêts vous sont confiés. » Ce discours, qu’on a attribué tour à tour à l’abbé Beauregard, à l’abbé Lenfant, à l’abbé Émeri[8], est écrit avec beaucoup d’adresse et de chaleur, et l’on n’a pas été peu surpris de trouver encore dans le parti du fanatisme et de la superstition tant d’éloquence et même tant d’esprit. Voici le plan de cette violente diatribe. 1° Qu’ont fait les protestants avant la révocation de l’édit de Nantes ? 2. Que font-ils depuis cette époque ? 3° Que feraient-ils dans les circonstances actuelles si le gouvernement sanctionnait leur état ? On conçoit aisément que, dans le développement de ces trois articles, rien de ce qui pouvait rendre les protestants odieux, rien de ce qui peut alarmer sur les suites de la tolérance qu’on sollicite en leur faveur, n’est oublié. L’exagération des faits, la mauvaise foi, l’injustice, la fausseté des principes et des raisonnements, il est permis de tout employer dans la défense d’une si belle cause, et l’auteur y a souvent réussi de manière à donner la plus haute idée de son talent. Tantôt il n’y a plus d’hérétiques dans le royaume ; ce n’est pas la peine qu’on s’occupe de leur sort ; tantôt leur puissance menace de renverser le trône ; de quelque point que parte l’éloquence de l’auteur, elle arrive toujours à son but. Quel dommage que, grâce aux progrès de la philosophie et de la raison, tant de force de style, tant de chaleur d’imagination soit en pure perte ! on ne présume pas du moins qu’elle puisse nuire en rien à l’exécution des vues bienfaisantes de Sa Majesté ; le succès en est plus assuré que jamais.

— C’est surtout à la France à regretter, dans la personne du chevalier Gluck, mort à Vienne, le 17 novembre 1787, un compositeur dont le nom marquera une époque intéressante dans l’histoire de la musique. Nous ne voulons retracer ici ni la révolution que le chevalier Gluck opéra sur notre théâtre lyrique, ni la guerre injuste et ridicule dont il fut la cause ou le prétexte ; nous ne parlerons ni de ses ouvrages ni de ses succès ; quel éloge pourrions-nous en faire qui ne parût faible et languissant auprès de l’hommage que M. Piccini vient de décerner à la gloire de ce grand homme ?

Dans une lettre insérée dans le Journal de Paris, après avoir loué l’auteur d’Alceste d’une manière qui, nous osons l’avouer, n’appartenait qu’à l’auteur de Didon, M. Piccini propose une souscription, non pour élever au chevalier Gluck un buste, comme l’ont fait Rome et Florence au célèbre Sacchini, mais pour fonder à perpétuité, en l’honneur de ce compositeur, un concert annuel exécuté le jour de sa mort, uniquement composé de sa musique, « pour transmettre, dit-il, l’esprit et le caractère de l’exécution de ses compositions aux siècles qui succéderont à celui qui a vu naître ces chefs-d’œuvre, et comme un modèle du style et de la marche de la musique dramatique qu’il importe de retracer aux jeunes artistes qui se destineront à la musique théâtrale. »

Cet hommage, qui honore également le grand homme qui le décerne et celui qui en est l’objet, est une heureuse imitation de ce que l’Angleterre vient de faire pour la mémoire de Händel ; mais c’est près d’un demi-siècle après la mort de ce compositeur qu’elle a pensé à lui rendre cet hommage ; une fondation n’en garantit pas la perpétuité, et ce n’est pas le rival de Händel qui a élevé ce monument à sa gloire. Cette circonstance, qui en effet honore de la manière la plus touchante le caractère de M. Piccini, a étonné presque également et ses propres partisans et ceux du chevalier Gluck. Les uns ont vu avec peine, parce qu’ils avaient juré et, qui plus est, imprimé le contraire, que Gluck pourrait bien, à la rigueur, être un grand homme, puisque son rival ne refusait pas de lui accorder ce titre ; les autres ont éprouvé une sorte de dépit que ce fût le plus redoutable de ses rivaux qui vint parer lui-même la tête de leur idole d’une couronne immortelle que sa main semble flétrir à leurs yeux. Tel est l’esprit de parti. Il est vrai que ces sentiments outrés n’ont été que ceux des personnes qui, dans cette guerre de musique, dont les débats eurent tant d’importance et de folie, ont joué un rôle plus ou moins tranchant. Mais tous ces chefs de parti, dont les uns avaient fondé sur ces divisions leur gloire littéraire et les autres un intérêt plus solide, affectaient d’ignorer que ces deux grands hommes se rendaient une égale justice dans le temps même que ceux qui osaient les juger leur refusaient les qualités qui distinguent le plus éminemment le genre de leur talent. Gluck admirait les chants heureux et faciles de son rival, la clarté de son style, l’élégance et la vérité de son expression ; il avait vu ses succès en Italie surpasser ceux qu’il y avait obtenus lorsqu’il essaya pour la première fois, sur le théâtre de Naples, son nouveau système dramatique dans l’opéra d’Orphée. La sagacité de l’esprit de M. Piccini lui avait fait sentir également que le nouveau point de vue sous lequel Gluck envisageait une action dramatique chantée, le mélange des chœurs avec le dialogue des principaux interlocuteurs, la marche plus rapide de la scène, le développement des sentiments que devaient faire naître les différentes situations d’un drame intéressant, ne pouvaient qu’étendre la carrière de l’art musical. Il n’avait jamais douté qu’en soumettant les procédés de cet art aux principes de la bonne tragédie il n’en résultât de plus grands effets, un intérêt plus attachant, des caractères plus variés, une expression plus vraie et plus profonde ; que Gluck enfin rappelait la musique à l’emploi sublime qu’en avaient fait les Grecs sur leur théâtre, ce théâtre fait pour servir de modèle à tous les autres.

Mais ce n’était guère en Italie que M. Piccini pouvait rencontrer un poëte propre à servir son génie. Les spectateurs de Naples et de Rome étaient trop accoutumés à ne vouloir trouver dans un opéra que de beaux airs, et cependant c’est au moment même où il fut appelé en France qu’un poëte italien lui avait promis un opéra d’Iphigénie en Aulide d’après ces nouveaux principes. Malheureusement pour Piccini, et longtemps avant son arrivée en France, M. Marmontel avait prononcé dans l’Encyclopédie que l’introduction de la tragédie sur le théâtre de l’Opéra était impraticable, qu’elle ne servirait qu’à confondre les genres, qu’elle était destructive de l’art musical, et que Quinault nous avait laissé les seuls modèles de poëmes qui pussent convenir à cet art. Ce qui était encore bien plus fort que ces assertions imprimées dans l’Encyclopédie, c’est que M. Marmontel attendait M. Piccini avec sept à huit opéras de ce poëte trop dénigré par Boileau et trop loué par les écrivains de ce siècle. Ce fut avec le poëme de Roland, réduit en trois actes, que M. Piccini eut à lutter contre un rival qui venait s’emparer de la scène lyrique par un succès dont il n’y avait pas encore eu d’exemple ; ce fut avec ce poëme, dont l’action est insignifiante et presque ridicule, que l’Orphée de Naples se vit condamné à descendre dans l’arène et à combattre un rival armé de la superbe tragédie d’Iphigénie en Aulide. Le succès qu’eut Roland appartint en entier au génie de M. Piccini, et celui d’Atys prouva qu’il ne manquait à ce grand compositeur, pour égaler la gloire de son rival et même la surpasser, que des poëmes dont le fond fût plus intéressant, la coupe et la marche plus dramatiques. Celui de Didon, dans lequel M. Marmontel voulut bien enfin déroger à ses principes, justifia universellement l’opinion que tous les bons esprits avaient déjà conçue des talents de M. Piccini.

Nous ne nous sommes permis cette petite digression que parce qu’elle servait à mettre dans un plus beau jour l’hommage désintéressé que M. Piccini vient de rendre à son rival, dont le parti a si longtemps traversé ses succès, et qui fut le prétexte d’une persécution dont il a pensé être la victime. Nous osons le répéter à la gloire du chevalier Gluck, puisque c’est l’aveu même de M. Piccini, le théâtre lyrique doit à ce grand compositeur ce que la scène française doit à Corneille, et nous croyons qu’en s’exprimant ainsi M. Piccini a parlé le langage de la postérité ; c’est à des hommes de génie comme lui qu’il appartient d’en être les interprètes. Mais ce que ne pouvait pas dire M. Piccini, ce que pensent les hommes les plus éclairés, et ce que confirmera sans doute cette même postérité dont l’équité plaça Phèdre et Athalie au rang des premiers chefs-d’œuvre de tous les théâtres, c’est que si la révolution faite par le chevalier Gluck sur notre scène lyrique, si le caractère de son génie, l’aspérité de ses productions, le sublime de ses idées, l’incohérence, la trivialité, osons le dire, de celles qu’il leur fait succéder quelquefois, offrent des traits de la ressemblance la plus frappante entre lui et le père du Théâtre-Français, il n’est pas moins vrai que l’Opéra doit à Piccini ce que la scène française doit à l’inimitable Racine, cette pureté, cette élégance continue de style, cette sensibilité qui caractérise si particulièrement l’auteur de Phèdre, qui manquait également à Gluck et au grand Corneille, et qui fait le charme des compositions de M. Piccini, comme elle fera éternellement celui des vers de Racine. Peut-être est-ce encore une chose assez digne d’être remarquée, que comme le grand Corneille n’a jamais été mieux loué qu’il ne le fut par Racine dans le discours que celui-ci prononça à l’Académie française pour la réception de Thomas Corneille et de M. Bergeret, c’est aussi de son émule et de son rival Piccini que le chevalier Gluck a reçu l’éloge le plus digne d’honorer sa mémoire.


FIN

DE LA NOTICE DES TABLEAUX EXPOSÉS CETTE ANNÉE
AU LOUVRE.

Les portraits de M. Vestier ont presque tous le mérite d’une parfaite ressemblance, d’une bonne couleur, d’une belle harmonie, et l’on croit pouvoir placer cet artiste au premier rang de nos peintres de portraits.

Curius refusant les présents des Samnites, par M. Peyron. Ce tableau, pour être le morceau de réception de l’artiste, n’en a pas paru meilleur. Le lieu de la scène est sans caractère et mal entendu. On ne peut reconnaître dans le personnage principal qu’un pauvre homme mettant lui-même son pot au feu, et non un héros retiré modestement à l’ombre de ses foyers et méprisant des richesses qui pourraient corrompre son bonheur et ses vertus.

La Mort de SocrateM. le comte d’Angiviller) est, dit-on, l’esquisse de celui qu’il doit exécuter pour le roi. Quel Socrate à opposer à celui de M. David ! On l’a si bien senti, que ce n’est que les derniers jours de l’exposition des tableaux que l’auteur a hasardé de le soumettre aux yeux du public. Les figures y sont tellement enveloppées dans les étoffes de leur habillement, que l’on n’y distingue, pour ainsi dire, qu’un amas de draperies dont les plis monotones et maniérés contribuent encore à faire paraître ces figures plus courtes qu’elles ne le sont peut-être en effet. Le lit de Socrate manque de convenance, c’est un lit d’hôpital. Sa tête est tout à fait ignoble ; on sait bien que ce philosophe était laid, mais son âme était grande et belle. C’est ce que dit sa tête d’une manière sublime dans le tableau de M. David, et c’est ce qu’elle ne dit point du tout dans celui de M. Peyron. Les personnages qui entourent Socrate ont tous le même âge et le même caractère, ils ne diffèrent entre eux que par la couleur de leur barbe et de leurs cheveux.

Vues intérieures de Paris, à la gouache et à l’aquarelle, par M. le chevalier de Lespinasse.

Ces vues, prises et dessinées presque toutes d’après nature, sont d’une exactitude et d’une vérité admirables. La Vue de Paris depuis l’hôpital général jusqu’à l’Étoile a paru un véritable chef-d’œuvre[9]. L’immensité des détails qu’embrasse ce grand espace est rendue avec la plus extrême finesse et la plus parfaite précision sans aucune sécheresse ; il paraît impossible dans ce genre d’aller au delà.

Cyannippe, roi de Syracuse, ayant été condamné par l’oracle, fut sacrifié par sa fille au pied de l’autel de Bacchus ; elle-même ensuite s’immola pour apaiser la colère de ce dieu, ne voulant pas survivre à ce malheur ; par M. Perrin.

Quoique peut-être un peu noir, le ton de ce tableau est d’un très-bon effet. Tout y est bien composé, la touche en est ferme et facile ; les têtes sont en général belles, mais on a distingué surtout celle d’un prêtre de Bacchus. Les draperies sont d’un beau style et les masses bien déterminées ; celle de demi-teinte que produit le porche du temple fait une belle opposition avec la lumière répandue sur le groupe principal. Les femmes qui sont placées au bas du perron sont un peu égales et trop massées dans leurs vêtements, mais elles ont cependant de la noblesse et de la beauté, surtout la femme qui soutient celle qui tombe ; on croit voir une belle figure de Guerchin.

Le tableau du même artiste qui représente Antoine consentant que l’on panse sa blessure dans l’espérance de revoir Cléopâtre n’offre que des masses pittoresques bien établies. Le sujet, tel qu’il est exécuté, pourrait fournir la matière de deux ou trois tableaux ; l’action n’est ni assez simple, ni assez prononcée.

Son morceau de réception, Esculape recevant des mains de Vénus les herbes nécessaires à la guérison d’Enée, n’a qu’une manière facile et tient trop du goût de l’école française.

« Depuis le Poussin, personne, dit un de nos critiques (et tout le monde nous a paru de son avis), personne ne paraît avoir senti le paysage comme M. de Valenciennes. Les compositions de cet artiste annoncent du génie ; sa manière est grande, fière comme cette belle nature de la Sicile dont il nous offre les aspects. Sa couleur est chaude, quoique un peu égale. » Ses fabriques sont heureusement disposées, mais on a reproché à ses tableaux de présenter presque tous les mêmes effets. Ils ont tous le même principe ; c’est toujours une masse de demi-teinte sur le devant ; lorsqu’il fait des arbres sur les plans les plus avancés, ils manquent de caractère ; on les trouve du moins touchés avec trop d’égalité. De tous ses tableaux, celui qui nous a paru réunir le plus de beautés est le paysage où il a placé Cicéron découvrant à Syracuse le tombeau d’Archimède, que l’oubli de ses concitoyens avait laissé enseveli dans les broussailles. Cette circonstance répand dans toute la composition un intérêt plus vif, un charme plus attachant, elle arrête plus longtemps les yeux par cela même qu’elle occupe davantage la pensée et l’imagination.

Le talent de M. de Valenciennes ne doit point faire oublier celui de son digne émule, M. Taunay. Les tableaux de ce dernier sont en général très-riches et par la beauté des sites qu’il sait choisir avec goût et par la grande quantité des figures qui les ornent, et par le nombre des animaux qui sont très-bien faits. Sa touche est spirituelle et sa couleur vraie. Son tableau de la Bénédiction des troupeaux à Rome est d’une composition charmante. Son Ermite est peut-être d’un style plus élevé. Les groupes de la multitude qui écoute l’ermite prêchant du haut d’un tertre sont bien disposés et même assez bien dessinés. La partie du devant est d’un ton brun qui tranche trop, mais le fond est plein de suavité. L’exécution en général en est belle, et la manière de ce jeune artiste rappelle souvent le pinceau enchanteur de Berghem et de Wouvermans.

On retrouve dans tous les portraits en miniature de M. Hall sa grâce accoutumée, mais celui où il a paru vraiment se surpasser lui-même est le portrait d’un jeune Chevalier de Malte. La beauté du modèle a sans doute exalté son talent. Nous ne pensons pas qu’il soit possible de réunir plus de mérite dans une tête en petit : pureté de dessin, finesse de couleur, vie, grâce et vérité, tout s’y rencontre au degré le plus éminent.

On nous pardonnera de ne point nous arrêter aux énormes tableaux de M. Robin, à son Saint Louis abordant pour la première fois en Égypte, à ce même Roi pansant avec sa famille les blessés de son armée. Ces deux tableaux, destinés pour l’église cathédrale de Blois, sont de pitoyables caricatures de la manière du Tintoret. On a dit qu’ils gagneraient à être vus de cent pieds de haut. À la bonne heure !

La Mort du duc Léopold de Brunswick, par M. Wille fils. Nos peintres, hélas ! n’ont pas été plus heureux à traiter ce beau sujet que ne l’avaient été nos poëtes. L’action principale est rendue d’une manière tout à fait équivoque. On ne sait si le prince se précipite ou s’il est précipité par le marinier, et ce n’est cependant ni l’une ni l’autre de ces actions qu’il s’agissait d’exprimer. La figure du héros est d’une raideur qui sent le mannequin ; ne faisant aucun effort pour résister au mouvement que doit lui imprimer la chute du bateau, elle a l’air d’y être adhérente. On ne voit d’ailleurs nulle part le désordre et la terreur qui doivent résulter de cette scène sublime. À tant de défauts, ajoutez encore un excès de propreté dans les couleurs et dans les détails de l’habillement du prince, qui achève de glacer l’âme, alors qu’il eût été si facile de la remplir des émotions les plus vives et les plus touchantes.

L’Étude qui répand des fleurs sur le Temps, par M. Julien. Il y a beaucoup plus d’esprit dans ce titre qu’il n’y a de talent dans le tableau.

Plusieurs tableaux très-enrichis de figures et d’animaux, par M. Demarne. On a remarqué à l’exposition de cette année, comme aux expositions précédentes, que la couleur de cet artiste est diaphane jusque dans les corps les plus solides. En regardant ses tableaux, on croit voir de la peinture sur verre ou sur faïence. Les animaux ont l’air d’être habillés de coton. Il semble qu’au lieu de chercher à rendre la nature, M. Demarne s’efforce uniquement d’imiter quelque peintre hollandais. On ne peut nier cependant que ses ouvrages n’offrent plusieurs détails agréables, mais il n’est pas besoin de répéter que de beaux détails ne sont pas de beaux tableaux.

On ne peut reprocher aux paysages de M. Nivard le ton factice qu’ont ceux de M. Demarne, mais, comme l’a dit Merlin, on n’y voit que de la fidélité, beaucoup de fidélité, et puis encore de la fidélité ; or cela ne suffit pas.

L’Amour conjugal, par M. Lemonnier. (Pour le roi.)

« Cléombrote, poursuivi par son beau-père Léonidas, s’est sauvé dans le temple de Neptune, où Léonidas vient pour l’en arracher et le faire mourir. Chélonis, femme de Cléombrote, se rend suppliante avec son époux, qu’elle tient étroitement embrassé, les cheveux épars, et fondant en larmes avec ses enfants à ses pieds. L’excès de sa douleur fléchit Léonidas, son père, qui ordonne à Cléombrote de sortir aussitôt de Sparte et d’aller en exil. »

Le sujet est conçu d’une manière assez intéressante, la composition est en général sage et bien disposée, l’effet très-harmonieux. La tête de Cléombrote a de l’expression, mais on a remarqué que la touche de cet artiste paraissait trop également ferme jusque dans les demi-teintes, que Chélonis était mal drapée, et que Léonidas, avec son bras en enseigne, sentait beaucoup trop la machine d’opéra.

Un Philosophe et son élève dans son cabinet ; un Astronome ; l’Instruction villageoise ; par M. Bilcoq. Il y a, dans ces trois tableaux, une sorte d’harmonie, mais elle manque de vérité ; il y règne un ton de bistre qui leur donne l’air de la vétusté. Tous les ouvrages de cet artiste se ressemblent par le ton. Le précieux des accessoires détruit d’ailleurs l’effet des figures.

Le Saint François et le Christ de M. Giroust ont du mérite ; les extrémités en sont bien dessinées.

Tous les Portraits de M. Mosnier annoncent un vrai talent. Celui de M. le baron de Breteuil est d’un ton ferme et d’un bel effet. La tête est fort ressemblante et tous les détails sont bien rendus. Il y a beaucoup de grâce et de simplicité dans le portrait de cette femme en chapeau de paille dont le catalogue n’indique pas le nom.

Alexandre domptant Bucéphale, par M. Monsiau. Alexandre a moins l’air de dompter Bucéphale que d’être dompté par lui. Le cheval ne vaut cependant pas mieux que le héros ; il y a de la maigreur dans ses formes et de la raideur dans tous ses mouvements.

Parmi les artistes qui traitent la nature morte, le public a distingué M. Roland, qui a porté en effet l’illusion de ce genre aussi loin qu’elle puisse aller dans ce Crucifix imitant le bas-relief en talc sur un fond violet.

Nous n’avons pas eu cette année moins de douze grandes statues, tant groupes que figures simples, plus de vingt portraits ou têtes d’étude, soit en marbre, soit en plâtre ; cependant on ne saurait se dissimuler que toute cette richesse n’a pas excité beaucoup d’intérêt.

La petite figure en marbre de Vénus recevant la pomme des mains de l’Amour, par M. Pajou, n’a pas paru digne de la juste réputation de cet artiste. C’est une assez jolie figure, mais sans caractère et d’une conception trop peu idéale.

La statue de Molière, par M. Caffieri, est beaucoup mieux en marbre qu’elle n’était il y a deux ans en plâtre. On a trouvé cependant que les deux bras ouverts n’étaient pas une position heureuse ; les cuisses paraissent trop courtes et mal attachées au corps ; il y a du mérite dans la tête, l’exécution du surplus de la figure est sèche et dure.

Le Chevalier Bayard, de M. Bridan, est absolument dépourvu de noblesse ; la stature est grêle, l’ajustement mesquin et le travail froid.

On a été plus content du Maréchal de Luxembourg, de M. Mouchy, mais on a blâmé l’artiste d’avoir cherché à faire soupçonner au moins le genre de difformité de son héros. Il est sûr que cela ne produit pas un effet heureux.

La statue du professeur Rollin, par M. Lecomte, annonce trop de bonhomie ; l’exécution en est aussi sèche que le caractère en est niais.

Le Racine, de M. Boizot, ne vaut guère mieux ; les formes en sont généralement lourdes. Quand on le regarde en face, on ne voit, pour ainsi dire, que des lignes parallèles ; les mains sont cependant d’un travail précieux.

Les portraits de M. Houdon ont presque tous du caractère et de la vérité. On a distingué particulièrement ceux du Prince Henri et de Washington. Sa Vestale est charmante, mais plus jolie peut-être qu’il ne convient au caractère d’une vestale ; les draperies en sont rondes, molles, les plis trop parallèles entre eux et ne laissent pas assez apercevoir le nu. Le vase qu’elle tient dans ses mains n’est pas d’un style assez antique.

Le groupe de M. de Joux représentant Cassandre enlevée par Ajax prouve du travail et de l’étude, mais on n’y voit point le mouvement qui convenait à l’action ; Ajax a plutôt l’air de se mettre en équilibre que de faire un enlèvement. On ne voit aucune défense de la part de Cassandre. Le guerrier absolument nu a choqué universellement et le ceinturon qui porte son épée a paru tout à fait ridicule.

Le Saint Vincent de Paul de M. Stouf a, dit-on, plusieurs détails précieux, mais la pose en paraît si maniérée que l’exécution la plus parfaite ne saurait le rendre supportable.

On s’est accordé, ce me semble, assez généralement à trouver que le Grand Condé de M. Roland était une des meilleures statues de l’exposition de cette année. Le modèle en avait été fort critiqué il y a deux ans ; l’artiste a su profiter de ces critiques avec beaucoup de succès. La différence la plus importante du modèle à la statue est que dans le modèle la main gauche était appuyée sur la hanche et que dans la statue cette même main, empoignant l’épée, donne au héros une action plus déterminée ; l’autre main, qui jette le bâton de commandement, rend l’action plus vraie.

Les deux figures de M. Moitte, dont l’une représente le Commerce et l’autre la Normandie, sont bien posées, d’un bon style et bien drapées.

Nous ne dirons rien du pauvre Minos en demi-nature de M. Millot, ni du lourd Bacchus de M. Deseine, ni de la triste Vierge de M. Delaistre, ni du gros Berger de M. Blaise, mais nous ne devons pas oublier le Duquesne de M. Monot. On a observé avec raison que cette figure bien posée a un mouvement vrai et toute la dignité du commandement qu’elle doit exprimer ; on désirerait seulement plus de fermeté dans quelques parties, mais singulièrement sous le bras qui commande. On trouve aussi trop d’égalité dans les étoffes.

Parmi les gravures on n’a distingué, ce me semble, que la Vénus de M. Porporati, d’un burin très-pur, mais d’une couleur trop faible, quelques sujets de M. Moreau d’un effet agréable et quelques portraits de M. Klauber d’une exécution assez ferme. La gravure est un art qui a beaucoup perdu depuis que les fantaisies du luxe en ont fait un métier.



  1. Cette épître est datée du 28 novembre 1787.
  2. L’abbé Gauchat passe pour avoir aidé Mme de Genlis dans la composition de son livre sur la Religion. Dans sa reconnaissance, madame la comtesse nous conseille de préférer cet abbé à tous les philosophes, même à tous les Pères de l’Église. (Meister.)
  3. Allusion à la belle et modeste statue que M. de Buffon est exposé à rencontrer tous les jours sur son escalier. (Meister.)
  4. Voir tome XIV, page 300.
  5. Le 5 décembre.
  6. On veut rappeler sans doute ici l’ouragan qui faillit faire périr le prince dans son voyage aérostatique de Saint-Cloud à Meudon. (Meister.)
  7. Le mot de la charade est chercher.
  8. L’ex-jésuite Feller et l’abbé Proyart l’attribuent formellement à l’ex-jésuite Bonnaud, massacré aux Carmes le 2 septembre 1792. Cet écrivain avait été grand-vicaire du diocèse de Lyon sous M. de Marbœuf, et il avait eu toute la confiance de cet archevêque. On peut croire cependant que les jésuites Beauregard et Lenfant ont fourni à l’auteur quelques morceaux. Quant à l’abbé Emeri, la véhémence de cette philippique chrétienne est trop opposée à son caractère connu pour croire qu’il y ait eu quelque part. (B.)
  9. Elle appartient aujourd’hui au Musée du Louvre et a été pendant quelque temps exposée dans les galeries des dessins.