Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/73

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 446-450).
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LXXIII

13 juillet 1750.

Depuis quelque temps, on ne fait plus en France que des portraits et des dessus de portes. La peinture en histoire est tombée tout à fait dans l’oubli ; et il y a plus de vingt ans qu’on n’a fait de morceau un peu considérable en ce genre, que celui que Natoire vient de finir à l’hôpital des Enfants-Trouvés[1].

Le sujet traité dans cette chapelle est la naissance du Sauveur dans le moment de l’adoration des rois, précédée de celle des bergers. La partie feinte d’architecture est de MM. Brunetti père et fils, peintres italiens. Il n’y a pas, ce me semble, deux opinions sur la perfection de leur travail. On a de la peine en le voyant à se persuader que les murs et le plafond soient sans la moindre saillie.

La chapelle, en général, représente un vieux monument abandonné ; de douze tableaux qu’elle renferme, dix sont consacrés au mystère. Les deux autres caractérisent la Charité.

Natoire a senti qu’il était important de ne point partager l’attention, et il a cherché à la fixer tout entière sur le maître-autel. Comme il est plus élevé que les côtés, on a sauvé cette difformité par la variété des plans. La nécessité de faire monter les rois pour arriver à la crèche l’ayant réduit à n’en faire paraître que deux dans le tableau du milieu, il a pris le moment où le premier de ces rois se prosterne aux pieds de l’enfant Jésus que la Vierge Marie tient sur ses genoux. Elle a à ses pieds tous les présents que les bergers viennent de lui laisser. Saint Joseph, sur un plan plus reculé, paraît réfléchir profondément sur ces merveilles. Dans le même tableau, des anges marquent leur ravissement et leur admiration sur ce grand événement, ce qui lie naturellement ce sujet à la gloire qui est au-dessus. Elle caractérise le Gloria in excelsis. Toute la troupe céleste, par ses chants d’allégresse et le son de divers instruments, semble former des concerts, et semble n’être occupée qu’à exprimer sa joie et son admiration.

La lumière principale est formée par l’étoile qui a conduit les rois. Elle jette dans le coloris une grande variété d’effets. Les rayons percent les nues qui groupent avec les anges et s’étendent jusque sur l’enfant Jésus qui est lui-même la lumière du monde.

Au côté gauche de l’autel, on voit les marches qui montent à la crèche ; le roi gravit ces degrés en prenant l’encensoir qu’un jeune page lui présente.

De l’autre côté de l’autel, on voit dans l’enfoncement des bergers qui ne quittent qu’à regret ce lieu, et sur le devant du tableau deux femmes qui s’arrêtent pénétrées de ce qu’elles viennent de voir. Une d’elles fait remarquer à son fils l’arrivée des rois. Tel est l’ensemble principal de toute la façade du fond de la chapelle, et pour ne point sortir de l’unité d’objets, comme les côtés de cette chapelle sont composés chacun de trois portiques, Natoire ne s’en est servi que pour étendre sa composition. Au travers de ces portiques, du côté gauche, il fait voir ce nombreux cortège des rois dont une partie est en marche, et l’autre est déjà occupée à ranger les richesses qu’ils apportent et à défaire les caisses et les ballots qui renferment ces présents.

Par les trois portiques du côté droit, on voit les pasteurs s’en retourner joyeusement et faire part à ceux qu’ils rencontrent de l’heureuse nouvelle de l’avènement du Messie ; ils paraissent remplis d’admiration.

L’avant-dernière arcade, de part et d’autre, forme chacune une niche réelle qui renferme un autel au-dessus duquel il a peint sur un piédestal une statue faite en pierre de ronde-bosse, savoir au côté droit en entrant sainte Geneviève des Ardents, patronne de la maison, et au côté gauche, saint Vincent de Paul, qui en fut l’instituteur en 1640.

En haut du côté gauche en entrant, attenant à la tribune, il y a deux enfoncements en forme de croisée, dont Natoire a tiré un grand avantage ; il y a représenté, en acte de dévotion sur un balcon de bois rustique, des sœurs avec de jeunes enfants élevés en ce lieu, ce qui caractérise d’une manière intéressante l’institution de cette maison où la piété et la charité se trouvent heureusement réunies.

Je ne sais ce que vous penserez de l’ordonnance de cet ouvrage. Ici, on en loue plus la sagesse que l’élévation.

— Vispré vient de graver en manière noire les portraits du roi, de Mme Anne-Henriette de France et du duc de Chartres, d’après les originaux de Liotard.

Liotard est un Genevois, élève du célèbre Artaud, excellent peintre en miniature. Après avoir beaucoup voyagé et avoir demeuré un temps assez considérable à Rome et à Constantinople, il s’est fixé à Paris où l’habit turc qu’il porte a hâté sa réputation. Il excelle à faire ressembler et n’est point maniéré. Fidèle imitateur de la nature, il n’a peint que ce qu’il voit et comme il voit. Il peint aussi fort bien en émail et n’a, en ce genre, de rival que Mathieu.

Vispré est un Allemand qui grave en manière noire dans laquelle les Anglais ont excellé, surtout Smith. Ce Vispré mérite d’être encouragé parce qu’il est bon et qu’il est seul. La manière noire est précieuse en ce qu’elle rend la douceur et le fond de la nature, et qu’elle est éloignée de toute espèce de sécheresse.

— L’abbé de Lattaignant, le plus grand chansonnier de France, vient de donner en deux volumes un recueil de ses chansons sous le titre de Pièces dérobées à un ami[2]. Elles m’ont paru avoir la plupart les deux mérites essentiels à ce genre de poésie, la gaieté et la facilité. J’y ai trouvé d’ailleurs peu de choses fines ou piquantes, et un retour trop fréquent des mêmes tours et des mêmes pensées. Ce recueil ne me paraît pas beaucoup réussir. Le public aurait souhaité qu’on l’eut instruit des aventures qui ont fourni l’idée de la plupart de ces chansons, et qu’on eût réduit à moins de la moitié le présent qu’on lui a fait.

— Bellin, un de nos meilleurs et peut-être notre meilleur géographe, vient de donner deux cartes marines. La première est une carte réduite du golfe de Gascogne qui comprend les côtes de France depuis Brest jusqu’à Bayonne, et celles d’Espagne depuis Bayonne jusqu’au cap du Finistère. Elle est accompagnée d’un mémoire in-quarto qui expose les principales corrections que cet habile ingénieur a cru devoir faire sur les cartes dont les navigateurs étaient obligés de se servir. La seconde carte est celle de la côte de Guinée depuis la rivière de Sierra-Leona jusqu’au cap de Lopez-Gonsalvo ; elle est aussi accompagnée d’un mémoire très-curieux.

Les deux cartes sont bien gravées, et ont cette netteté et cette précision qu’on ne devrait jamais négliger en géographie.

— Si vous êtes curieux des ouvrages de Campistron, écrivain sans imagination et sans génie, mais qui connaissait bien le théâtre et la nature, on vient d’en donner une nouvelle édition qui n’est pas élégante[3] : l’augmentation la plus remarquable de ce recueil est une tragédie intitulée Pompéia, fort inférieure à mon gré aux bons ouvrages de ce poëte.

— Je viens de lire Agathe, tragédie de Grandval père[4] ; je ne vois rien au-dessous de cette burlesque bouffonnerie. Son fils, le meilleur de nos comédiens, a donné l’Eunuque ; c’est un mélange de mauvais vers, de mauvaise prose, de mauvaises plaisanteries et de mauvaise musique. Ces deux pièces n’ont pas été jouées, non plus que Momus philosophe, comédie en un acte et en vers qui est aussi plate que les deux premières, mais qui n’est pas si plaisante.

— J’ignore si la plaisanterie qui suit m’est échappée dans le temps, ou si elle vient seulement d’être faite. En tout cas, je ne trouve point d’inconvénient à vous l’envoyer.


Funérailles de cléopatre.

De par Le Riche et La Cronel
La gent française est invitée
Au convoi que fait Marmontel
À sa reine discréditée :
De vous elle a bien mérité
Un Requiescat in pace.

Le chevalier de La Morlière,
Père putatif d’Angola,
Un éloge prononcera
Selon son style et sa manière ;
Le doux Baillot présidera
À la triste cérémonie ;
On livrera la tragédie
À Bienfait qui parodiera.

Le Riche de La Popelinière est un fermier général chez qui Marmontel loge. Cronel est le nom de Mlle Clairon, actrice chérie de cet auteur. Baillot est un courtisan de La Popelinière et Marmontel. Bienfait est le machiniste des marionnettes.

— La comédie de Mme de Graffigny a toujours le plus grand succès.

    Laurentium Carabioni, in Via Sancta, 1751, in-12. Cet écrit est de l’abbé Constantin, auteur de la Voix du prêtre, dont il est question plus loin.

  1. Ces peintures avaient été exécutées dans la chapelle du bâtiment démoli en 1876, pour dégager la façade du nouvel Hôtel-Dieu sur le parvis Notre-Dame. Elles ont été gravées en quinze planches grand in-folio par Étienne Fessard ; il existe une gravure ovale en couleur de l’ensemble de la chapelle intitulée Vue de l’intérieur des Enfants-Trouvés. Tardieu del. J. A. Le Campion sc. A. P. D. R. Les fresques de Natoire avaient disparu avant la fin du siècle dernier.
  2. (Publiés par Meusnier de Querlon.) Amsterdam (Paris), 1750, in-12.
  3. Paris, Libraires associés, 1750, 3 vol.  in-12.
  4. Agathe ou la Chaste Princesse, tragédie burlesque en trois actes et en vers, Paris, s. d., in-8. Plusieurs fois réimprimée, cette bouffonnerie fut jouée d’abord en 1749 à la barrière Blanche, chez Mlle Dumesnil