Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/67

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 410-417).
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Je viens de lire un nouvel ouvrage intitulé Relation du monde de Mercure[1]. C’est le détail des mœurs, des usages, des plaisirs, des sciences, du climat, des animaux, des productions, du gouvernement de cette planète-là. L’auteur a voulu tantôt peindre notre monde et tantôt peindre un monde nouveau. Dans le premier cas, il manque souvent de philosophie, et dans le second presque toujours d’imagination. Son style est ordinairement assez clair et assez facile, mais il devient gêné et obscur lorsqu’il veut s’élever. Vous trouverez, je crois, que le premier volume est trop froid et le second trop peu naturel. J’ignore de qui est cet ouvrage, mais les dissertations très-déplacées sur la médecine qui s’y trouvent ne permettent pas de douter que l’auteur ne soit médecin. Pour vous mettre à portée de juger si vous devez ou ne devez pas lire ce livre, je vais vous en transcrire un portrait dont vous jugerez mieux que moi.


PORTRAIT DU PREMIER MINISTRE DE L’EMPEREUR.

« Aussitôt que l’empereur a nommé un premier ministre, il est saisi subitement d’une maladie contagieuse à laquelle les autres hommes ne sont pas sujets. Plusieurs en sont morts, d’autres n’en guérissent jamais, et ceux mêmes qui s’en sauvent n’en reviennent pas sans avoir été bien malades.

« Ce mal s’appelle le rengorgement ; il commence par la joie et finit par la douleur. J’expliquerai quelques-uns de ses symptômes, mais non pas tous, car ils sont innombrables.

« Le rengorgement est précédé de vapeurs violentes qui montent à la tête et qui la troublent absolument. D’abord, une espèce de ravissement saisit le malade ; on voit dans ses yeux une joie qu’il ne peut contenir et qui l’étouffe, parce que la décence qu’exige son nouveau grade le force à une contenance sérieuse. Cependant ce rire retenu se répand sur toute sa personne ; il la gonfle, la redresse et l’allonge au point qu’un nouveau ministre croit au moins de quatre grands doigts en vingt-quatre heures.

« Mais à peine a-t-il joui de l’avantage de sa taille que ses yeux s’égarent, je ne sais quoi de farouche charge sa physionomie et la brunit ; le son de sa voix s’altère et prend un ton affirmatif qui fait peur aux petits enfants et dont les autres ont peine à s’empêcher de rire.

« Quand le mal a gagné jusque-là, on le voit augmenter à vue d’œil. Alors le malade perd la mémoire, il oublie le visage de ses meilleurs amis, il appelle chose ses plus anciens domestiques dont le nom cesse de lui être familier, un mouvement inquiet l’agite sans cesse, il n’entend rien de ce qu’on lui dit, il ne sait ce qu’il répond, il trépigne, va et vient dans une chambre, au milieu des nouveaux idolâtres de son rang. Il tend encore la main, il la serre à qui la lui présente, et c’est la dernière scène comique de cette pièce ; il rentre dans les coulisses et disparaît.

« C’est alors que le rengorgement arrive à son dernier période, et que la force du mal change absolument toute la constitution du ministre et lui donne un nouveau caractère. De sémillant, poli, gai, riant et verbiageur qu’il était d’abord, il devient posé, rude, sombre, hagard, taciturne ; il fuit le monde, il commande des verrous à son appartement, un homme bizarrement vêtu s’en empare. Le cerbère prend par contagion le mal de son maître et devient aussi sauvage que lui ; il défend la porte comme une place frontière, il en repousse les assiégeants, et avec les trois mots on n’entre pas, qui composent toute sa réthorique, il expédie cinq cents personnes.

« Pendant ce temps-là, le ministre mystérieusement renfermé pirouette sur les talons, coupe ses ongles, murmure un vaudeville, écrit à sa maîtresse et prend tout fait de la main de son secrétaire le rapport dont il est chargé pour le premier conseil. Les fonctions importantes étant remplies en trois quarts d’heure au plus, la pendule sonne, notre homme prend son habit, demande sa tabatière et assure sa contenance. La porte s’ouvre ; à l’apparition de l’homme d’État chacun s’empresse, les plus grands l’abordent, quelques-uns lui parlent, il sourit sans les entendre, et se charge de terminer telle affaire qu’on ne verra terminée que dans quarante ans. Un quart d’heure suffit pour cet emploi pénible ; on l’attend, il ne peut s’arrêter, le conseil va se tenir, il s’éclipse et se dérobe à la foule qui l’a attendu tout le jour et qui l’attendra demain, précisément à la même heure et avec le même succès.

« Le rengorgement ne s’en tient pas là. Le mal gagne et rend en très-peu de temps le malade intraitable. Il devient fier avec ses supérieurs, insolent avec ses égaux, impraticable à ses amis et nuisible au reste des hommes. De là s’engendrent les haines, la jalousie, puis les clameurs publiques. Le prince les écoute un temps et en est fatigué ; il dissimule, il espère que les plaintes se pourront assoupir ; elles augmentent. Il faut enfin céder. Le maître, accablé du cri de tous les États, retire la main qui soutenait le ministre : il tombe, et sa chute entraîne tous ceux que sa maladie avait gagnés. Ce Janitor inflexible, qui rudoyait les plus grands, accueille un homme de la populace. Le favori disgracié, qui répondait à peine d’un signe de tête aux prosternations, salue à présent le premier venu. Il demande la faveur et la protection de tel qu’il ne daignait pas honorer de la sienne, et sa famille, avec laquelle les plus grands noms briguaient la gloire de se déshonorer, trouve à peine des alliances de plain-pied, tant la fortune se plaît souvent à humilier davantage ceux qu’elle a le plus élevés. »

— On continue à disputer vivement sur la vérité et la supposition du testament politique du cardinal de Richelieu. Le roi de Prusse, qui entre à sa manière dans la querelle, convient avec Voltaire que cet ouvrage est mauvais, mais il prétend malgré cela qu’il est de ce ministre. Voici des vers qu’il lui a envoyés à cette occasion, et qui ne feraient pas déshonneur à Voltaire lui-même :

Quelques vertus, plus de faiblesses,
Des grandeurs et des petitesses
Sont le bizarre composé
Du héros le plus avisé.
Il jette des traits de lumière,
Mais cet astre dans sa carrière
Ne brille pas d’un feu constant.
L’esprit le plus puissant s’éclipse :

Richelieu fit son testament
Et Newton son apocalypse.

M. Néricault-Destouches, qui paraissait avoir renoncé au théâtre, vient d’y faire jouer la Force du naturel, comédie dont le sujet est absurde et choque les opinions les plus communes ; voici comme il l’a employé.

Le marquis d’Oronville, dont la fortune égale la naissance, a eu d’une femme qui est encore aimable, deux fils qu’il a perdus à la guerre et une jolie fille, nommée Julie et âgée de seize ans ; il a un parent qui porte son nom et qui a le titre de comte, à qui il destine cette riche héritière. La marquise, sa mère, ne néglige rien pour lui donner une éducation convenable à son rang et à sa figure. Cependant Julie, loin de se former, rebute sa mère et tous ses maîtres. Elle a un naturel bizarre et revêche que rien ne peut dompter. Elle a pris du goût pour Guéreau, intendant de son père, homme fat et sans mœurs. Lisette et Louison, femmes de chambre de la maison, s’entretiennent du caractère de Julie, dont elles soupçonnent l’étroite intelligence avec Guéreau, lorsqu’il paraît. C’est ici où l’action commence ; il leur parle avec hauteur ; elles en sont indignées, surtout Lisette, qui lui fait des révérences affectées et sort avec Louison pour épier les démarches de Julie et de l’intendant. Ce dernier s’aperçoit bien qu’il est haï de Lisette et craint avec raison sa pénétration, dans la situation délicate où il se trouve. Il a séduit la fille de son maître et l’a épousée secrètement. Le monologue où il expose ses frayeurs et sa témérité est interrompu par Julie, qui vient le trouver et l’exhorte à tout tenter pour la tirer de la maison раternelle. Elle a des diamants, l’intendant a de l’argent ; mais il craint d’être arrêté avant que de pouvoir passer chez l’étranger. Il quitte Julie à l’arrivée de la marquise, qui vient donner des instructions judicieuses à sa fille pour sa conduite et pour son éducation. Julie bâille et répond avec aigreur. Le marquis, qui connaît le caractère de sa fille, demande à la marquise si elle en est contente. Cette tendre mère répond au marquis, qui est violent, qu’il y a lieu de tout espérer. Le marquis, en se retirant, exhorte Julie à imiter une mère si parfaite.

Cependant la marquise, désolée du peu de fruit de ses soins, a recours au comte qu’on lui a destiné pour époux. «  Joignez-vous à moi, lui dit-elle, pour adoucir son caractère ; vous êtes prudent, vous méritez ma confiance, peut-être aura-t-elle plus d’attention pour l’amant que pour la mère ; je vous laisse. » Le comte flatte Julie sur sa beauté, elle n’en devient que plus froide, il fait ensuite le précepteur, ce qui donne occasion à Julie de découvrir tous ses sentiments en disant au comte : « Je déteste l’art, la parure, les grands airs, ce qu’on appelle la bonne compagnie, en un mot tous ceux qui vous ressemblent ; vous m’ennuyez et je n’ai aucune inclination pour vous. » Cette scène est vive et assez plaisante. La fermière d’Oronville, qui est nourrice de Julie, vient pour la voir et apporter de l’argent à son maître. Elle a amené avec elle Babet, sa fille, qui est de l’âge de Julie et d’une figure charmante, ses sentiments sont nobles, mais son caractère est doux. Elle a beaucoup profité dans le couvent où sa mère l’a fait élever ; enfin Babet est adorable ; Guéreau, qui la voit le premier, feint d’en devenir amoureux pour mieux cacher son mariage, mais il ne plaît point à Babet, qui a aperçu le comte destiné à Julie et n’a pu s’empêcher de prendre de tendres sentiments pour lui. Le marquis, informé des grâces de Babet, veut la voir et en est enchanté. Comme il pense que c’est un avantage pour elle d’épouser Guéreau, il propose le mariage. Babet dit franchement qu’elle n’en veut point. Le marquis, qui n’estime pas trop son intendant, lui reproche sa fatuité qui aura sans doute déplu à Babet. Il se plaint à part de la bizarrerie du sort, qui l’a fait père de Julie, tandis que la fille de la fermière mériterait d’être née d’un prince. Il va chez la marquise et, après lui avoir exagéré le mérite de Babet, il la conjure de la prendre auprès d’elle. Lisette, qui en serait bien fâchée, veut persuader à la marquise que son mari est devenu amoureux de Babet, elle débite ensuite beaucoup de lieux communs sur la tyrannie des hommes qui se font un honneur d’être infidèles à leurs femmes et se croient déshonorés quand elles prennent leur revanche. La marquise écarte tranquillement Lisette et lui dit que son mari est bien changé et qu’elle est à présent sûre de son cœur. Elle ordonne qu’on lui amène Babet. Lisette commence par maltraiter la petite fille et s’écrie ensuite, on ne sait pourquoi : « Qu’elle est belle, qu’elle est douce ! » Babet se jette aux pieds de la marquise, implore sa protection et se plaint avec feu des soupçons outrageants qu’on a conçus des bontés de monseigneur pour elle. La marquise est frappée de ses traits, du son de sa voix, s’attendrit sur son sort et ordonne qu’on lui donne une de ses plus belles robes. La fermière, qui survient, est étourdie de la situation, verse un torrent de larmes et fait entendre à part qu’elle est la cause du malheur de Babet. Lisette, qui n’y comprend rien, sort pour aller habiller Babet. Guéreau, qui a reçu l’argent que la fermière lui apportait, vient lui en donner quittance. La fermière, qui est fort à son aise, voudrait se remarier et l’épouser pour le consoler du refus de Babet. M. l’intendant paraît offensé de sa proposition et la renvoie. Cette scène a paru comique à ceux qui veulent rire malgré l’auteur. Guéreau, plus inquiet que jamais, finit le troisième acte par un monologue dans lequel il prend la résolution d’emporter tout l’argent qu’il a à son maître. Le quatrième acte commence par une entrevue entre le comte et Babet bien parée. Le comte, qui ne pense plus à Julie, se passionne et presse vivement Babet de répondre à son ardeur. Babet lui marque en apparence de la froideur et lui représente l’inégalité de leurs conditions. Elle l’exhorte à ne pas rompre son premier engagement : « Votre fortune en dépend, lui dit-elle, vivez heureux, séparons-nous ; je ne suis déjà que trop à plaindre, et quels reproches ne me ferait-on pas si je nuisais encore à votre établissement ? » Le comte la quitte à l’arrivée de la fermière, que Julie a fait demander. Elle est surprise de ne la point trouver et de voir Babet si belle et si bien ajustée. Elle soupire, elle s’agite, elle sanglote. « Vous suis-je désagréable, ma bonne ? lui dit Babet. — Non, ma chère enfant, lui répond-elle, je suis folle de toi, mais j’aperçois Julie, laisse-nous. » La fermière à l’aspect de Julie recommence ses sanglots et ses soupirs, Julie lui dit qu’elle a d’étranges secrets à lui communiquer ; nouvelle inquiétude de la part de sa nourrice. « Qu’y a-t-il donc ? qu’avez-vous fait ? s’écrie-t-elle. — Hélas, reprend Julie, je m’ennuie ici ; l’éclat où je suis et dans lequel on veut que je continue de vivre me fatigue. Je n’ai aucun goût pour le comte et j’ai fait un autre choix. — Qu’est-ce à dire, réplique la fermière, il faut que vous l’aimiez. » Alors Julie embrasse les genoux de sa nourrice et lui fait un récit exact de ce qui s’est passé entre elle et Guéreau, en la conjurant de leur donner asile jusqu’à ce qu’ils aient pris des mesures pour passer en pays étranger. La nourrice s’emporte et, tantôt en s’accusant, tantôt en s’excusant, apprend à Julie le secret de sa naissance. « Vous êtes ma fille, lui dit-elle, et Babet est la fille du marquis d’Oronville, c’est un échange que j’avais fait pour votre bien ; malheureuse que je suis, me voilà bien punie par ta conduite. »

Tu veux être Babet, et Babet tu seras.

La nouvelle Babet est enchantée et la nourrice pétrifiée. Guéreau, par les ordres de Babet, qu’il croit toujours Julie, n’ose emporter la caisse du marquis, et ne prévoyant pas l’orage, que ses dédains pour les femmes de la marquise vont lui attirer, il fait tous les préparatifs nécessaires pour sa fuite. Mais Louison qui l’épiait, cachée derrière un berceau, a entendu le complot et en a instruit le comte qui, après avoir exigé du marquis sa parole d’honneur de se contenir et de ne point maltraiter ceux qui le trahissent, lui apprend de toutes les vérités la plus terrible. Le marquis, plein de fureur, fait chercher partout son intendant. La nouvelle Babet a pris des habits qui conviennent à son état et débite de jolis vers sur sa situation. Elle maudit les pompons, les ameublements, les pierreries, tous les ornements de l’état qu’elle quitte. Cependant le marquis trouve Guéreau, qui, voyant son maître dans une colère extrême, prévoit son malheur. Il commence par nier son crime et consent d’être pendu si on peut le prouver. « Tu le seras », répond avec impétuosité le marquis. Tous les personnages nécessaires au dénoûment accourent au bruit qu’ils entendent, et tout se démêle heureusement par une nouvelle reconnaissance. Le comte épouse la modeste Julie, et l’on pardonne à la fermière et à Guéreau qu’elle accepte pour gendre.

Tout cet édifice porte sur ce fondement qu’un homme né de parents obscurs, quelque éducation qu’il reçoive, aura toujours de bas sentiments, et que celui, au contraire, dont le sang sera illustre, pensera d’une manière noble, quoiqu’il ait été élevé dans l’obscurité. Vous jugez bien que cette doctrine a également déplu aux roturiers, aux gens de goût et aux philosophes. Nos seigneurs, qui avaient été choqués de voir établir l’opinion contraire dans Nanine, auraient été fort portés à favoriser cette comédie, mais elle est si faiblement écrite qu’il n’a pas été possible de lui donner de la célébrité.

  1. Par le chevalier de Béthune. Genève, Barillot, 1750, 2 vol.  in-12. Réimprimés au tome XVI des Voyages imaginaires.