Correspondance inédite du marquis de Sade/1786

Texte établi par Paul BourdinLibrairie de France (p. 215-219).
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1786


Année vide, mais affairée. Les lettres ne parlent guère que des soins à donner aux bâtiments et aux terres, du paiement des dettes, des charges à pourvoir, des réparations à faire aux chapelles, notamment à Mazan et à Avignon, où se trouve la sépulture de la famille, des intérêts en litige entre le marquis et la tante Villeneuve, des deux lots de vaisselle plate qui sont entre ses mains et dans celles du commandeur. L’assaut pour les reprendre continue et donne lieu à toutes sortes de manœuvres. Il semble, par ailleurs, que l’argenterie non remise au commandeur, et que mademoiselle de Rousset accusait Gaufridy d’avoir conservée, se trouve tout simplement à la Coste.

Madame de Villeneuve s’est mis en tête d’avoir un logement à Carpentras et de le garnir avec les meubles, dépendant de la succession de l’abbé, qui se trouvent à la Vignherme. Cette idée lui paraît aussi simple qu’avantageuse, mais il est difficile de lui donner satisfaction sans s’engager envers les créanciers et plus difficile encore de la lui refuser. Elle écrit des lettres qui n’ont point de raison et madame de Sade se retranche en vain derrière l’insuffisance de ses pouvoirs. Elle abonde en excuses, mais cède un peu trop à la tentation de rejeter sur autrui la responsabilité de son refus. C’est, en définitive, Gaufridy qui essuie les colères de la vieille dame, sensible à tous les procédés, bons ou mauvais, à l’exception de ceux dont elle use. Comme toutes les choses de ce temps la discussion traîne heureusement en longueur : chacun tire sur la quenouille au lieu de filer et, lorsqu’il n’y reste qu’un peu de bourre, on l’abandonne et on l’oublie.

Le commandeur part pour Paris et va donner tout droit dans la trame de la présidente. On l’attaque sur l’administration des biens ; on prend ou l’on affecte de prendre pour une initiative heureuse l’acquiescement ennuyé qu’il donne aux propositions qu’on lui fait. Il finit par entrer dans le rôle dont on lui laisse le mérite. La marquise, également circonscrite, se résout à abandonner l’administration de fait qu’elle exerce avec Gaufridy. Elle écrit à l’intendant et, sans rien dévoiler encore, lui pose certaines questions qui l’inquiètent. Elle l’assure qu’il n’y a rien pour lui, qu’il saura à quoi s’en tenir dans quelques mois, que rien ne sera changé, hormis les facilités nouvelles qui lui seront données, et lui fait connaître enfin qu’il est question de recourir à un avis de parents pour organiser la curatelle des biens de l’absent.

Pendant son séjour à Paris, le commandeur est d’ailleurs travaillé de toutes les façons. Il a fait ou refait connaissance de son petit-neveu, le chevalier. Il a été, dit-on, fort satisfait de lui et a promis de lui faire du bien. On attend beaucoup de cette promesse et, s’il devient grand prieur, plus encore. Le fils aîné du marquis, qui a passé de Lorient à Belle-Isle, est retenu dans sa garnison par le service du roi et ne peut venir à Paris. Cette contrainte, qu’on affecte de déplorer, est sans doute fort heureuse, car la vue de trop de neveux à pourvoir aurait effarouché le vieil homme.

Le commandeur revient à Saint-Cloud, mais repart bientôt pour Marseille avec de l’argent pour les besoins de l’auberge qu’il va tenir à Malte. On donne le nom d’auberges aux maisons où vivent les chevaliers pendant le temps de leurs caravanes, et ceux qui aspirent aux premières dignités de l’ordre doivent tenir à honneur d’en assurer l’entretien. L’effort que le commandeur se résout à faire lui assurera le grand prieuré de Toulouse. On pense même qu’il n’aura pas à tenir auberge plus de trois ou quatre mois. Si court et si profitable que soit ce sacrifice, nous verrons cependant qu’il n’entend pas le faire seul !

Lions-le-sage est vieux et impotent, et son fils puîné fait les affaires d’Arles sous son nom. Il a meilleure plume que son père et le même esprit exact et propre.

L’affaire du greffe et du notariat de Mazan n’est point vidée. Mais l’incapable nommé par le vice-légat va être révoqué et c’est finalement le fils de Ripert et son associé Maillet qui auront les places. Ainsi l’a voulu la tante de Villeneuve à qui l’on est heureux de donner une satisfaction qui ne vide les poches de personne.

On entend encore parler de procès, mais ils sommeillent ou s’arrangent. Les créanciers ne font plus entendre qu’une lointaine rumeur. Quelques vassaux, par contre, menacés de l’huissier, répondent par des prétentions nouvelles ou des impertinences.

Le marquis a des douleurs dans les pieds : c’est la goutte prétend un médecin ; ce sont des rhumatismes assure son confrère. Toutes les vraisemblances sont pour la goutte car le captif consacre beaucoup d’argent à ses satisfactions de gueule. Madame de Sade va le voir tous les quinze jours, mais elle se refuse désormais à payer sur ses propres deniers les traites que son mari tire sur elle. Elle les fera porter en compte puisqu’il existe maintenant des fonds libres. Il y a quelque chose de changé.

Gaufridy a perdu un de ses enfants et la marquise lui envoie, à cette occasion, un compliment d’une ligne dans une lettre d’affaires.




La marquise écrit à madame de Villeneuve pour excuser son petit chevalier d’avoir passé par Avignon sans aller voir ses tantes et ses cousines. (25 janvier 1786).

……Ce n’est ni la faute de mon petit chevalier ni la mienne, s’il n’a pas rendu ses devoirs à sa famille en passant par Avignon. Voici comme la chose s’est passée : il était en garnison à Joigny, sous mon frère qui est major. Comptant l’envoyer à Carcassonne rejoindre le régiment de chasseurs où il venait d’avoir une sous-lieutenance, je comptais le faire partir par une personne qui vous l’aurait mené. C’était mon intention. Dans l’intervalle, mon frère a trouvé un officier du régiment qui allait rejoindre, et il fallait qu’il fût à jour nommé au régiment. En conséquence, il partit sur le champ et [ne] fit que coucher à Avignon, partant de grand matin. Le petit m’écrivit qu’il avait demandé si son oncle y était et que l’on lui avait dit qu’il était à sa commanderie. Je ne l’avais pu prévenir qu’il y trouverait des tantes et cousines, parce que je comptais que mon frère, d’après ce qu’il m’avait écrit, attendrait mon occasion. Depuis, il est parti de Carcassonne pour aller du côté de la Suisse, à Huningue, et n’a pas passé par Avignon.

Dès qu’il pourra quitter sa garnison, je serai très empressée de l’envoyer cultiver ses parents et leur demander leur amitié. L’aîné est depuis du temps à Lorient et n’a point voyagé ; il n’a certainement pas passé par Avignon……


Testanière, curé de la Coste, veut faire mettre une de ses ouailles en prison, mais l’avocat en a emporté la clef. (7 juin 1786).

Monsieur,

Je viens d’être attaqué par un coquin dans ma maison et j’ai failli en être assassiné ; il est accouru du monde et ils ont empêché que ces actes n’allassent plus loin. Cet homme est du pays et il dit publiquement qu’il en veut à ma vie. Je l’aurais fait arrêter, mais le domestique du château m’a dit qu’il n’a point la clef de la prison et qu’il croit qu’elle se trouve entre vos mains. Dans cette persuasion, je m’adresse à vous avec confiance et vous prie de la remettre au garde pour que ce malheureux y soit déposé jusqu’à nouvel ordre. Cette précaution est absolument nécessaire parce que je ne puis sortir sans danger. Supposé que les cavaliers soient nécessaires, je les enverrai prendre. Il suffit pour le présent que nous ayons la clef de la prison.


La marquise annonce l’arrivée du commandeur à Paris. (13 juillet 1786).

……J’ai vu M. le commandeur qui est en bonne santé. Je craignais qu’une si longue route le fatigue à son âge, mais il est à merveille……


La marquise demande à Gaufridy s’il a en mains quelque pouvoir du marquis. (27 août 1786).

Je suis chargée, monsieur l’avocat, de vous faire une question où j’aurais pu répondre, et où j’ai répondu en partie : avez-vous quelque procuration de M. de Sade particulière et de quelle manière vous en a-t-il chargé ? La lettre qu’il vous a écrite de Lyon à sa fuite de Marais peut-elle être montrée et n’y a-t-il rien qui puisse choquer personne ?

N’avez-vous pas des lettres de lui qui indiquent cette intention ?

Répondez-moi à cela par une lettre qui puisse être montrée à tout le monde et faites-moi vos observations particulières sur un billet à part. L’on m’a chargée de vous dire de n’être pas inquiété de cette question……


La marquise ne paiera plus sur son revenu propre les grosses dépenses de M. de Sade ; elle avise l’avocat du départ du commandeur. (23 octobre 1786).

……Le commandeur est parti ; tout le monde l’a cajolé ici. Il a promis de revenir le printemps prochain ; il a donné à son neveu une croix de Malte……

À ma première lettre, je vous donnerai un état juste des sommes ici qu’il faut payer que j’ai toujours prises sur mon revenu. Mais, puisque les revenus sont libres, il serait juste que je ne me gêne plus. Marquez-moi si l’on parle du retour du commandeur et s’il est arrivé. Il est parti sans me rien dire. Je le reconnais bien là, et à d’autres il a dit qu’il revenait dans huit jours……


Ripert rend compte à Gaufridy des faits et gestes du commandeur et des mesures qui ont été envisagées à Paris pendant son séjour. (27 novembre 1786).

……M. le commandeur est arrivé bien portant. Il doit partir cette semaine prochaine pour Marseille et porter de l’argent pour tenir auberge à Malte. Il n’a point vu M. le marquis ; il a vu plusieurs confrères, a vu madame et a vu les MM. de Montreuil. On a voulu faire faire une procuration à M. le marquis pour la régie de ses affaires. Il n’a point voulu faire. Il y a apparence, à ce qu’on m’a dit, que la famille devait s’assembler pour pouvoir faire faire une administration. Il a beaucoup vu M. le chevalier, son petit-neveu. Il en a été fort content ; il est joli homme et fort doux et très bien élevé, et il a promis certainement de lui faire du bien……


La marquise écrit à l’avocat que M. de Sade ne veut pas croire que son oncle soit venu à Paris sans aller le voir. (30 décembre 1786).

……M. de Sade se porte bien, excepté sa douleur de pieds qui le tourmente souvent. Il y a un chirurgien qui prétend que c’est un peu de goutte ; d’autres assurent que non, que c’est rhumatisme. Cependant, depuis qu’il y applique des choses douces et qu’il ne se fait plus frotter, il éprouve un peu de soulagement. Je le vois souvent. Il a été fâché de ce que son oncle ne l’est pas venu voir et cela même lui fait douter qu’il soit venu à Paris. Ripert me marque que le grand prieur de Toulouse est fort mal. Si cela est, le commandeur sera bien heureux de n’avoir tenu auberge que trois ou quatre mois. Bonsoir, monsieur l’avocat……


Madame de Sade-Villeneuve ne veut plus des meubles qu’on lui refuse. (Sans date).

Dès qu’il y a tant de cérémonies à faire pour me livrer des effets que je désirais chez moi pour l’avantage de mon neveu, je n’en veux plus. Leurs calculs ne s’accordent pas avec le mien ; j’y mettais des procédés, dès que je n’en trouve pas, tout est dit. Je n’entends rien aux manigances. Je ne sais d’où elles viennent, ni ne veux le savoir. Chacun gardera ce qu’il a. Je suis fâchée de la peine que vous avez pris de m’écrire et de m’envoyer un exprès à propos de rien. Puisqu’on prétend avoir les mains liées et qu’il faut encore envoyer à Paris et attendre la réponse avant que de m’envoyer la note, mon voyage ne serait que fatigant et peu utile pour moi. Vraisemblablement on n’a pas besoin de moi pour autre chose. Adieu monsieur, je suis très parfaitement votre très humble servante.