Correspondance inédite du marquis de Sade/1779

Texte établi par Paul BourdinLibrairie de France (p. 131-150).
◄  1778
1780  ►


1779


Mademoiselle de Rousset entretient avec Gaufridy un long commerce épistolaire qui ne laisse rien percer du tour amoureux que prennent ses relations avec le marquis. Ce dernier l’appelle sainte Rousset et lui envoie des vers. La demoiselle est dans tous les secrets. Elle est prompte à concevoir et à entreprendre, mais le dévouement vrai ne se mesure pas toujours au mouvement qu’on se donne, et son activité, qui agit du dehors, ne connaît ni hésitation ni angoisse. Elle est plus ménagère de l’argent de madame de Sade que la marquise elle-même, mais il en faut maintenant pour deux.

On plaide, d’accord avec lui, contre le commandeur, héritier bénéficiaire de l’abbé, et contre les créanciers de la succession en se demandant s’il faut y comprendre l’Espagnole. Du reste, il n’y a rien à tirer du vieil oncle dont l’égoïsme fait titre non contesté et même prime. Autant vouloir cueillir de l’huile à la fourchette qu’essayer de le fixer, mais on l’entretient dans l’idée qu’il veut du bien à ses petits-neveux, parce qu’elle ne lui viendrait pas toute seule, et on le flatte en toutes choses, quitte à le ramener au fait quand il se perd dans ses raisonnements à perte de vue.

Le marquis persiste dans son indolence. On veut ruiner ses fils en le tenant sous clef, mais il en aura, lui, toujours assez pour ses vues. Les seuls objets dont il consente à parler sont ceux qui lui font vivement regretter la liberté perdue : ses livres et son cabinet de médailles, les matériaux entassés par l’abbé pour des ouvrages dont il espère pouvoir faire son profit, son château, les arbres et le labyrinthe de son parc. L’unique lettre qu’il écrit à Gaufridy contient, en quelques lignes inconsciemment juxtaposées, un compliment sur la mort d’une fille de son régisseur et une plaisanterie sur les bonnes relations qu’il avait nouées avec madame Gaufridy, pendant que son mari était à Aix, au grand danger pour l’avocat d’être cocu.

Mademoiselle de Rousset trouve affreuse la situation de M. de Sade. Son humeur est changeante, mais ordinairement sombre. Ce sont de rares éclaircies entre de longs orages « dont la grêle crible nos cœurs ». La lutte que la demoiselle a engagée contre la présidente n’a pas tourné à son avantage. Madame de Montreuil veut, à son sens, laisser le marquis en prison et faire nommer à l’administration de ses biens. « Elle passe comme chat sur braise aux bonnes raisons », et il convient que Gaufridy prépare un mémoire pour lui montrer que, depuis l’époque de Miolans, le marquis n’est pas responsable du désordre de ses affaires. Sa détention, selon Rousset, n’est plus qu’un tripotage dont le ministre est ignorant.

Les lettres opposent ici un trait d’honnêteté de la marquise, dans l’exercice de ses droits de seigneuriage, à une désagréable affaire où la réputation de son mari se trouve une fois de plus entamée. Madame de Sade refuse d’accorder à son viguier le bureau de sel et de tabac de la Coste parce que celui qui vérifie les poids ne peut être marchand ; M. de Sade est accusé d’avoir remercié l’ancien viguier de Saumane pour nommer à sa place le sieur Pépin, personnage discrédité, moyennant un pot de vin de douze louis. Mais erreur n’est pas crime, selon la marquise. Son mari n’a agi de la sorte que pour être agréable au commandeur, qui devrait du moins lui savoir gré de s’être compromis pour lui ; loin de là, il demeure insensible aux malheurs de son neveu et pousse le ridicule jusqu’à lui reprocher de s’être évadé.

Madame de Sade demande à l’avocat de lui envoyer une copie de l’arrêt d’Aix et d’y joindre de bonnes raisons pour confondre les calomniateurs qui osent prétendre que l’interdiction de séjourner pendant trois ans à Marseille est déshonorante. Pareillement du saucisson pour elle et du vin cuit pour le maître de latin de son fils.

Le renouvellement du bail d’Arles donne lieu à de grandes difficultés en raison de la guerre qui a fait diminuer les laines de seize à vingt pour cent. Il faut faire porter au château de Saumane les papiers et les in-folio de la Vignherme et prendre soin des portraits de Laure et de Pétrarque qui s’y trouvent. La marquise, qui est présentement tout sucre et tout miel, charge Gaufridy de raccommoder, sans pour cela se fier à eux, ses subalternes qui se déchirent. L’abbé Mestre, de Saumane, qui manque de messes, demande qu’on transporte dans une des terres de la famille un service qu’elle fait faire annuellement au Thor, où elle n’a point de bien. Cet abbé est fort lié avec les tantes religieuses qui n’interviennent guère dans les affaires que pour demander leur pension, réclamer des envois de fruits ou de gibier ou recommander un protégé dévot. Le marquis trouve dans le Comtat trop de bonnes volontés à le servir. Ses agents, qui souvent se proposent eux-mêmes, conseillent, intriguent, furètent, « exploitent » les censitaires, les débiteurs de rente et les tenanciers arriérés. Les droits du seigneur se débattent et s’instruisent dans un grand barbouillis d’encre où praticiens et tonsurés montrent le même appétit de chicane. La marquise en tire argument pour faire sentir à sa mère les affreux embarras de l’absence.

La captivité du marquis lui fait perdre la tête, mais sa femme, selon Rousset, est devenue fine et « retapée ». Au fait, elle a parfois de ces plaisanteries sans traits qui sont les meilleures parce que la vie saute de la plume et fait courir les mots comme des poussins sortant de l’œuf.

Le marquis a soudainement un regain d’activité absurde et désordonnée. Il fait signifier à madame de Montreuil par M. le Noir, lieutenant général de police ayant inspection sur la Bastille et sur Vincennes, une opposition à tous les actes de gestion qui pourraient être faits sans son aveu. M. de Sade jure qu’il ruinera en procès tout administrateur qui serait nommé pour agir en son nom. On lui demande de se désister de cette opposition, mais il répond par des lettres où l’expression brûle le papier. « On empêcherait plutôt le Rhône de couler que d’arrêter la fougue de son imagination ». Mademoiselle de Rousset veut à son tour faire présenter une requête à M. le Noir pour lui exposer le désordre où sont les affaires et pour lui demander d’envoyer le marquis dans ses terres, au moins pendant une année. Il touche présentement à la quarantaine et n’a plus la fougue de vingt-huit ans. Mais qui croira que les affaires de M. de Sade ne puissent être restaurées que par lui-même ? Les ministres (qui, décidément, ont leur part dans sa détention) jugent que le marquis est bien où il est. Il n’a qu’à donner sa procuration et à se mieux conduire. Le captif gâte tout par ses imprudences et par les sottises qu’il débite. Il est plus diable que jamais et l’opinion lui est contraire : les histoires vieilles de douze ans sont reprises et déformées par la malice. L’opposition de M. de Sade est traitée de chimère et bientôt on n’en parle plus. Les affaires restent en l’air ; on pare au plus pressé ; l’administration ne se fait que pour le revenu et chacun n’a, pour y pourvoir, que les droits qu’il se donne.

C’est alors que paraît la bouffonne figure du père Jean-Baptiste, gardien des capucins de L’Isle-sur-la-Sorgue. Le frocard est venu à Paris avec des recommandations du commandeur et de la tante abbesse. Il débarque chez la marquise qui fait honneur au billet d’adresse plus qu’au personnage ; il se fait tout conter par le menu, s’embrouille en flatteries et en sermons, loue et blâme au hasard avec l’importance d’un provincial qui se souvient après dîner du caractère dont il est revêtu ; il sort enfin en titubant avec une admonestation, un benedicat vos et une courbette, mais court aussitôt chez la présidente, pour qui il a également des lettres écrites d’une autre encre. Là, il plaide chaudement en faveur de la détention du marquis et dit qu’il faut tirer madame de Sade de son égarement. Il disparaît enfin pour ne plus donner de nouvelles. On court à la capucinière de Saint-Honoré où il était logé : il est parti et mademoiselle de Rousset fait cent brocards sur les capucins, leur amour du jeu, du vin et des filles.

La marquise s’irrite des longueurs que subissent ses demandes. Ce n’est point son métier de solliciter et le sang lui bout devant le flegme qu’on lui oppose. Sa compagne la réconforte. « Mademoiselle de Rousset est devenue, dit-elle, une autre moi-même. » Elle ignore encore jusqu’à quel point celle-ci prend la chose à la lettre et s’entend à la suppléer auprès du marquis, mais elle le saura un jour et cette révélation ne changera que pour un temps ses dispositions envers sainte Rousset. Elle en a avalé et digéré bien d’autres ! Mademoiselle de Rousset parle sans en donner la raison, de ses piques avec le captif, mais continue à faire pour lui des chansons provençales. On a dit à M. de Sade qu’elle était partie et il en a paru fâché parce qu’elle avait juré qu’ils ne s’éloigneraient qu’ensemble. Bientôt elle ne reçoit plus de lui que des injures.

Mademoiselle de Launay, sœur de madame de Sade, meurt brusquement à Paris de la petite vérole compliquée d’une inflammation au bas ventre. Madame de Montreuil éprouve un grand chagrin de la perte de sa fille préférée et Rousset exprime de façon assez choquante l’espoir que cette mort la fera rentrer en elle-même. On dit à la Coste que le décès de mademoiselle de Launay sera favorable au marquis, mais Gothon, qui sait à quoi s’en tenir, croit que cela ne fera ni froid ni chaud. L’ardente et volage Gothon fait maintenant écrire ses lettres par un maître de musique, protestant et mauvais sujet. La Jeunesse est travaillé par la jalousie.

Mademoiselle de Rousset, pour se venger, dit-elle, du marquis dont elle est devenue la bête noire, conçoit l’idée de faire présenter une supplique en sa faveur par le curé et les notables de la Coste ; Gaufridy écrit le placet et le fait signer aux vassaux dont chacun manifeste en cette occasion sa petite personnalité, sa courtisanerie ou sa mauvaise humeur. « Dans les choses les plus simples, ils veulent toujours mettre du leur et ne font que des bêtises. » Une maladresse du nouveau viguier de Saumane a remis en question un vieux différend entre le seigneur et la communauté, touchant la ségrairie de la montagne et les droits que celle-ci prétend tenir d’une ancienne sentence du quatorzième siècle. La marquise, avant d’accepter l’arbitrage qu’on lui propose, demande qu’on vérifie si, dans son long procès contre la communauté, l’abbé n’a pas précisément obtenu, au temps de la réunion, un arrêt du parlement qui a dû conserver sa force malgré la restitution du Comtat au pape. Le trésorier de la noblesse réclame d’autre part deux mille trois cent quarante quatre livres de taxes arriérées sur la terre de la Coste. Une chapelle familiale d’Avignon tombe en ruines et le problème est de savoir comment on évitera de la laisser interdire sans avoir à la faire réparer. Les dettes de la marquise augmentent : le loyer, la capitation la ruinent. Si le marquis venait à sortir, on n’aurait pas d’argent pour le conduire en Provence. La vie à Paris est un gouffre. Il serait moins coûteux d’envoyer M. de Sade et les siens faire des économies chez eux.

Une année s’est écoulée depuis l’arrivée à Paris de mademoiselle de Rousset. Un Provençal, qui arrivait d’Aix, a tenu au ministre des propos dénonciateurs qui ont empêché la mise en liberté du marquis. La maison des Carmélites est maintenant entourée d’espions de police.

Cependant les démarches de la marquise ont éveillé l’intérêt de certains officieux, des commis de bureau peut-être, qui l’ont persuadée que tout se fait à Paris, mais avec de l’argent. La voilà bientôt engagée : « tous les ressorts jouent » ; la somme demandée est de deux mille écus d’abord, de huit mille livres ensuite. À peine l’a-t-elle promise qu’on lui met l’épée dans les reins. Il faut cet argent à jour dit ou tout est perdu. Il faut aussi de quoi payer les dettes courantes et parer aux dépenses du départ. Gaufridy bat le fer des deux côtés : il s’adresse aux juifs, mais ils sont prudents, aux fermiers, mais ils sont bavards. Puisque l’avocat veut bien engager sa propre signature, le mieux est qu’il emprunte en son nom ; on lui donnera ensuite toutes les reconnaissances possibles. La délivrance est sûre, mais à prix fait. La marquise a déjà déclaré que l’argent était en route et gagné quinze jours par ce mensonge. Ce délai écoulé, le zèle qu’on lui montre se changera en fureur.

L’argent, hélas ! ne vient pas vite. Le mas d’Arles n’est pas encore reloué. La guerre et des alternatives de sécheresse et de pluie ont mis les ménagers aux abois. Ripert, à qui l’on a promis de relouer Mazan pour quatre années s’il veut consentir une avance de six mille livres sur ses futurs fermages, promet enfin de trouver cette somme.

Madame de Montreuil rompt un silence d’un an et communique à Gaufridy le texte d’une lettre que la marquise a écrite au ministre pour lui annoncer son refus de payer la pension de son mari. La présidente est à court de nouvelles et veut en obtenir sans se compromettre. Où en sont les affaires de Saumane et le paiement des dettes ? Est-il vrai que les abus soient arrivés au point que l’on dit ? Elle entend bien, d’ailleurs, ne se mêler de rien, ayant déjà pris soin de faire savoir qu’elle respectait les ordres du roi et n’avait aucun droit à intervenir.

Le marquis a cessé ses diaboliques écritures et mademoiselle de Rousset a rompu tous rapports avec lui après les injures et les duretés qu’elle en a reçues. Elle bornera sa vengeance à lui faire sentir, lorsqu’il sera libre, l’amitié qu’il a rebutée. Elle a des crachements de sang qu’on soigne par des tisanes et la saignée du bras. Elle est minée par une fièvre lente. « Je vois clairement que je succombe. Ne le dites à personne. Il est des gens méchants qui en riraient ».

La santé du captif aussi s’est dérangée : il a la poitrine échauffée.




Mademoiselle de Rousset envoie à l’avocat le compliment en vers qu’elle a reçu de M. de Sade. (Premier de l’an 1779).

……De vous copier toutes les lettres de M. le marquis, cela serait long et vous y verriez trop de folie, à côté du noir le plus sombre ; je vais vous faire la galanterie de vous copier les vers qu’il me fit passer le treize. Cette faveur est due au jour de l’an. Pour vous mettre au fait… nous nous chamaillons, nous nous grondons, je moralise, il ne m’appelle plus que sainte Rousset. Comme il avait fait un salmigondis de ma sainteté avec ma coquetterie, voici comme il y répond :

« Dans quelle religion, dites-vous, j’ai trouvé que la sainteté puisse s’allier avec la coquetterie ? Eh ! vraiment dans celle où je vous canonise ! Pourquoi votre vanité ordinaire a-t-elle été vous faire entendre tout de suite que c’était au véritable royaume des cieux où je vous plaçais ?… Pas un mot.


Votre orgueil ici vous emporte
Et vous jugez mal de la sorte
Du paradis où je vous mets ;
C’est dans celui de Mahomet.
Eh ! oui, c’est là que je veux dire
Et c’est là que dans le délire
D’une amoureuse et sainte ardeur
Vous ferez encor mon bonheur
Comme vous l’aurez fait sur terre !
Mais non par erreur mensongère
Qui n’a pour objet que les sens ;
Ce sera par les soins touchants
D’une amitié sincère et pure,
Présent divin, que la nature
Nous fit pour nous dédommager
Ou plutôt pour nous alléger
Les maux, les chagrins qu’elle donne.
Dieu charmant dont en vous, ma bonne,
Le temple saint elle érigea ;
Souffrez qu’un culte délicat
Aille là seul lui rendre hommage,
Et qu’il en reçoive pour gage,
Au lieu des myrtes de l’amour
Que le plaisir fane en un jour,
Cette couronne qu’elle érige
A des feux purs et sans prestige
Dont ce dieu lui-même est jaloux
Quand ils s’allument près de vous.


Eh bien ! C’est du style à douze sols au moins, ça ! Allez un peu dire à votre amoureux qu’il vous en fasse ainsi… là, tout d’une haleine ! Aussi je viens de changer chemise… me voilà. Eh bien ! Que voulez-vous de moi à présent ? De la raison, du bon sens ? Oh ! c’est mon fort !… »

J’ai reçu mes étrennes en vers burlesques ; comme il faudrait transcrire trente-six vers ce sera pour un autre courrier. Adieu, monsieur, portez-vous bien et agissez encore mieux……


M. de Sade est décidé à prendre la vie comme elle vient. (18 janvier 1779).

Je viens de recevoir la lettre que vous m’avez fait l’amitié de m’écrire, mon cher avocat. Je suis bien sensible à vos souhaits, vous avez bien raison de dire : les miens se réunissent à un seul. Vous le devinez ; c’est celui que vous formez. Ainsi je ne puis que vous en remercier bien sincèrement. Il ne paraît pourtant pas, permettez-moi la réflexion, à votre article d’Arles, que vous me jugiez encore bien prêt de jouir de la satisfaction que vous me désirez. Vous dites qu’il faudrait tâcher d’obtenir que le fermier actuel coulât encore un an avec cent livres d’augmentation ; mais il y a encore huit mois d’ici à l’époque de renouveler le bail. Ne comptez-vous donc pas que je puisse vous voir d’ici à ces huit mois-là ? Et si je suis assez heureux pour que cela arrive, il me semble alors qu’il ne serait question que de faire attendre cet homme jusqu’à la fin de son bail…… Au reste, vous êtes en relation avec des gens qui en savent plus que moi, qui conséquemment pourront vous mieux éclairer sur le parti à prendre. Moi, je n’exige de vous que de choisir le meilleur et j’y compte d’après les sentiments d’amitié que vous me témoignez, et que vous me devez d’après les miens pour vous. Ce sont ces considérations qui me feront être très court sur tout ce qui regarde les affaires. Je vous renvoie toujours à ma lettre du six octobre. C’est la seule où j’aie eu la force de m’étendre. À présent, je suis si dégoûté que je ne le peux plus…… Ainsi j’ai pris le parti de boire, manger, dormir, ne point prendre de chagrin et me moquer de tout le monde. On ruine mes enfants à plaisir, tant pis pour eux ; quant à moi, j’en aurai toujours assez pour mes vues, et prends la ferme résolution de fort peu m’inquiéter du reste……

On m’a fait part de quelque chose de très honnête de votre part au sujet de cette boîte que je vous avais prié de faire accepter de ma part à madame votre épouse. Je vous prie instamment, quelque plaisir que j’eusse à la lui offrir moi-même, de ne pourtant pas attendre ce temps, et je serai vraiment satisfait quand vous m’aurez appris qu’elle a bien voulu accepter cette misère à laquelle je joins mes hommages. Nous étions déjà, elle et moi, dans le plus joli petit commerce du monde, pendant votre voyage d’Aix, et je ne sais pas trop ce qui en serait résulté. On est venu troubler cela fort mal à propos. Je partage bien sincèrement la perte que vous venez de faire. Ce sont de ces chagrins dont on se console difficilement ; il faut être père pour le sentir. Adieu, mon cher avocat, je finis sans compliment n’ayant plus de place que pour vous embrasser.


Mademoiselle de Rousset conte à l’avocat les sautes d’humeur du prisonnier ; elle a changé ses pinceaux pour faire un nouveau portrait de la présidente. (26 janvier 1779).

……La situation de M. de S. est affreuse ; vous n’en doutez pas par la connaissance que vous avez de son caractère et de sa vivacité. Sur les courts moments de gaieté qu’il nous montre de temps à autre, nous essuyons, à la suite, des orages où la grêle crible nos cœurs de part en part……

J’eus occasion d’écrire à madame l’héroïne de la fausseté (car elle ne l’est pas autrement, entendons-nous) ; je touchais dans ma lettre la nécessité des affaires, le danger d’une longue détention et enfin la santé délabrée de sa fille. Que croyez-vous qu’elle m’ait répondu ? Une lettre assez courte, où l’humeur est marquée à tous les coins, et la termine par me dire qu’elle aurait cru que j’aurais plutôt calmé l’esprit et le cœur de sa fille…… Elle passe comme chat sur braise aux bonnes raisons et, comme je vous le disais tout à l’heure, l’humeur la plus marquée se voit comme le nez au milieu du visage…… Sa haine est cachée avec grand art. Sa fille malade, mais grandement malade (c’est avant que j’arrive), elle vient la voir, reste un instant auprès d’elle, passe à la cave et au grenier, voit la femme de chambre qui est un ancien domestique, lors de leur mariage avec M. de Sade, et lui dit avec son petit air : « Il est malheureux pour ma fille que son cœur soit si épris pour son mari… — Ma foi ! Il est tout naturel qu’elle aime un mari qui a toujours eu de bons procédés pour elle ». Cette réponse lui a encouru l’indignation de madame la douairière ; elle critiqua tout : « Ceci n’est point balayé ; ce carton n’est point rangé ; cette casserole n’est point propre ; adieu, ayez soin de ma fille ». Je vous fais tous ces petits détails ennuyants pour vous faire prendre une teinture de son caractère. J’y suis très gauche, comme vous voyez ; cela est si loin du mien.

Je soupçonne et je crois que le projet de cette femme est de laisser longtemps M. de S. dedans. Toute sa famille à elle est d’une façon étonnante. Un oncle maternel à madame lui écrivait au jour de l’an : « Vous avez tort d’en vouloir à votre famille ; c’est vous que l’on devrait blâmer de vous voir acharnée après votre mari. Vous devriez songer que vous avez des frères et des sœurs à établir, etc. » S’il fallait que toute cette kyrielle fût mariée pour lui donner la liberté, je vous avoue que cela serait trop violent……

Nous voudrions bien voir l’oiseau hors de la cage. Il nous tue par ses réflexions… Il m’écrivait il y a quelques jours : « Il faut que ma femme dise ceci, cela à ma mère ». Et moi je réponds : « Votre femme a dit tout ce qu’il est possible de dire. Moi-même, pour avoir écrit avec toute la délicatesse, la précision et l’honnêteté qu’une amitié vive peut inspirer, elle en a pris de l’humeur. Elle a eu tort parce que cela m’a fait faire des réflexions peu avantageuses, où je vois clairement que votre détention n’est plus qu’un tripotage ». Si cette phrase passe, il y répondra. Si les rédacteurs l’effacent, ils l’auront lue ; c’est tout ce que je voulais……


Mademoiselle de Rousset conte des gaudrioles à l’avocat en protestant du sérieux de son caractère. (13 mars 1779).

Vous avez eu tort de refuser de coucher dans mon lit, monsieur. Que de jolies idées, quels jolis rêves, quelle douce volu… n’auriez-vous pas éprouvés ! Si vous aviez accepté, vous seriez à présent avec nous car telle est la vertu et le sortilège que je laisse dans les lits où je couche six semaines de suite. Ah ! que je vous désolerais si vous étiez ici, pauvre madame Gaufridy ! Ce ne serait peut-être pas sans fondement si jamais vous vous ravisez d’être jalouse de moi. Il est bien difficile de toujours vaincre ses désirs ; votre mari à côté de moi, je ne penserais non plus au jeûne et à l’abstinence qu’à l’Alcoran, et à coup sûr vous la seriez, oui, vous la seriez, malgré tous vos charmes ! Vous savez que tous ces petits désirs prennent comme une envie d’éternuer. Deux fous ensemble sont capables de beaucoup de choses. Lequel de nous deux l’est-il davantage ? Nous ne pouvons, je crois, être juges dans notre propre cause. Infaillible et toute charmante Gothon, venez à notre secours ; cet article est de votre compétence ; décidez lequel des deux est plus fou et plus amoureux, de M. Gaufridy ou de moi !……

Croyez, monsieur, qu’à travers mes folies et mes gaudrioles, je fais tout le cas possible de votre amitié et de votre attachement. Vous n’êtes pas de ces hommes qui ne jugez que sur l’écorce. Je crois que nous nous connaissons assez pour hasarder et vous écrire toutes les rêveries de mon imagination, quand, toutefois, il n’y en a pas de plus solides. Les femmes aiment à bavarder, surtout lorsqu’elles estiment la personne… je ne veux pas dire aimer, parce qu’une demoiselle ne doit pas le dire. Adieu, monsieur.


Mademoiselle de Rousset met un post-scriptum en provençal à une lettre de la marquise. (29 mars 1779).

Dieou vous douné lou bon jour, moussu l’avoucat. Prené lou parti de vous escrieouré en patois, afin que madamo la marquiso deviné pas que vous disé : « Ieou vous aimé ». Sarié capablo de trahir nouestré secret si lou sabié. Si sabias quei devengudo fine et retapado desqui quauquetems ; aco se paou pas diré. Es lou countrari de soun hommé que veirés ben leou que la testo li viro si li dounoun pas la liberta. Lou desespoir ses empara deou et a fa quauque imprudenssos que me fan veni tebi. Y a quauquis mes querian un paou brouillas ma coulero a passa en lou paguen de la memo mounedo. Cresi pas que res au moundé y agué tamben dit hounestament sei verita. Si se facho, ma facha. Veiren en pau coumo tout aco virara. May sieou pas ren countento[1]. Madame m’a dit que vous deviez m’écrire ; j’attends votre lettre avec empressement, je répondrai de même.

J’ai très bien lu et très bien compris tout ce qui est écrit ci-dessus. Elle dit vrai en tout, jusqu’au mot « ieou vous aimé ». Je me suis aperçue de cela depuis longtemps. Adieu, monsieur l’avocat, je serai discrète…

Ajoutez, madame : « Si je peux ! » En vérité elle est sorcière ! Adieu.


Mademoiselle de Rousset fait le récit du séjour à Paris du père Jean-Baptiste. (8 mai 1779).

Le père Jean-Baptiste est venu à Paris pour je ne sais quelle affaire. Sa plus grande, à ce que j’ai pu connaître, si toutefois je me connais en moines, c’est qu’ayant amassé quelques louis dans les différentes communautés où il a régi les affaires, il est venu les répandre dans la capitale. Il partit en poste de l’Isle dans un bon cabriolet appartenant au monsieur avec qui il est venu. J’ai compris dans différentes conversations que le monsieur anonyme était abbé ou prêtre, devant faire ici un plus long séjour que le capucin pour se rassasier du doux plaisir de caresser les filles. Ne m’accusez pas de méchanceté, monsieur l’avocat. Je ne vous dis à la lettre que ce qu’il nous a dit lui-même dans tous ses propos coupés. Car un jour : « Je serais venu plus tôt, nous dit-il, mais j’ai voulu passer chez quelqu’un pour l’avertir de prendre garde à lui ; ici chaque district a sa police. Mgr l’archevêque paie, dit-on, des espions, etc. » J’ai conclu de là que ce ne pouvait être qu’un abbé ou un prêtre. Il n’y a pas de mal à commettre le mal, mais il y en a quand les autres le savent.

Il se présenta chez madame de Sade muni d’une lettre de madame de Cavaillon, se disant intime de toute la famille. Madame de Sade, qui l’avait d’abord reçu dans une antichambre, le reçut avec plus d’égard et fit la lecture de sa lettre. Dans l’intervalle, nous dîmes des choses triviales ; [il] me demanda si je connaissais la Provence. « Mais oui… un peu… — J’ai été bien fâché, me dit-il, de n’y avoir pas vu M. le marquis pendant qu’il y a été. Çà toujours été une de mes passions de le connaître. — Vous verrez un très aimable homme, lui dis-je. Quand sera-ce, je n’en sais rien ; sa famille s’oppose à sa liberté. » Ici il prit feu, se tourna du côté de madame de Sade et lui dit qu’il fallait qu’elle se fît une raison, que dans quelque temps on verrait, que M. le marquis avait toujours abusé de sa liberté…… « Comment, lui dis-je avec impatience, ne s’est-il pas bien comporté dans son dernier voyage ? — Non, dit-il… — Prouvez-moi donc cela, je ne l’ai pas quitté d’un moment, que je connaisse ses fautes. — Vous, à la Coste ? Vous de ce pays-là ? Vous vous êtes trouvée au départ de M. le marquis ? — Oui, oui, oui ! — Et la dépossession de l’ancien viguier pour en pourvoir Pépin, homme ennemi de toute la famille, qu’en dites-vous ? N’aurait-il pas dû consulter sa famille ? — Il n’a jamais cru, lui dis-je, qu’une misère de cette nature dût être mise en délibération…… » Il dit que le bruit avait couru que cette place avait coûté à Pépin douze louis. Comme ce bruit doit être absurde, il doit désabuser M. le commandeur sur l’un et l’autre objet.

La lettre de madame de Cavaillon portait que madame de Sade pouvait donner toute sa confiance au père Jean-Baptiste. Comme ami de toute la famille et plus particulièrement d’elle, elle devait lui ouvrir absolument son cœur…… Madame s’est bornée à dire beaucoup de choses obligeantes pour toute sa famille de Provence, a témoigné toute sa peine sur la captivité de son mari et le désir qu’elle aurait de le voir sortir. Elle a comblé Sa Révérence de toutes sortes de politesses ; il est venu manger, sa soupe toutes les fois qu’il a voulu. Le vin de Paris l’ayant incommodé, madame lui en a envoyé du sien, etc., etc… Il demanda si madame de Montreuil venait quelquefois aux Carmélites, si sa fille la voyait. « Très rarement, lui répondit madame de Sade ». Ayant cette assurance, il fut chez madame de Montreuil ; il ne la trouva qu’à la troisième ou quatrième visite ; il lui remit deux lettres, une de M. le commandeur et l’autre de madame de Cavaillon…… Je sais que madame n’en fut pas contente, non plus que de la dissimulation du capucin qui n’a jamais dit avoir vu sa mère ni être chargé de lettres pour elle. La dernière fois qu’il est venu, je ne pus m’empêcher de lui en dire quelque chose assaisonné de toute la modération et la décence possibles…… Il dîna, dit qu’il retournait à la campagne pour quelques jours encore, qu’à son retour il viendrait prendre les ordres et les dépêches de madame. Dix jours s’étant écoulés, madame envoya à la capucinière de Saint-Honoré où il était logé. On le dit parti. Nous avons soupçonné qu’on l’a peut-être fourré in-pace. Dans cette campagne il y avait des femmes, on y jouait ; elles avaient commencé de plumer le bienheureux père, qui nous a dit s’être laissé gagner exprès……

Cet article capucinal est bien long ; si je vous ennuie, jetez ma lettre au feu……


Mademoiselle de Rousset fait des chansons provençales pour le marquis et se chamaille avec lui. (Post-scriptum à la lettre de la marquise du 24 mai 1779).

……Vous ne m’avez jamais rien dit des deux couplets de chanson provençale que j’ai faits, avec plusieurs autres, pour M. le marquis ; puisque vous ne me dites ni bien ni mal sur ma poésie, je ne vous enverrai pas les autres.

Je ne sais où diable M. le marquis a vu ni qui lui a dit que j’étais partie. Vous verrez, par la lettre ci-jointe, combien il est piqué contre moi sur ce prétendu départ. Je ne peux m’imaginer que des êtres raisonnables fassent des falsifications sur les écritures, à pouvoir lui faire donner le change. D’ailleurs, quelle raison ? Je n’y comprends rien. Nous nous chamaillons assez vertement depuis quelque temps. Il s’est peut-être imaginé que j’avais pris la mouche de partir sans lui. Selon nos conditions amicales, nous ne devons retourner qu’ensemble. Je n’ai cependant pas discontinué de lui écrire. Encore un coup, je ne comprends pas cela. Adieu, monsieur ; de vos nouvelles, si vous voulez que je vous aime.


Mademoiselle de Rousset, compromise et insultée par le marquis, se doit à elle-même de ne pas aller le voir ; elle est tentée de tout planter là et mêle aux médisances qu’elle envoie à Gothon et à l’avocat un sentiment avantageux de son propre mérite.

Cette lettre est pour vous, monsieur l’avocat, ainsi que pour mademoiselle Duffé ; l’adresse n’est qu’une tournure. Vous en comprendrez la raison. Le 29 mai 1779.

Si les affaires ne vont pas plus vite, mademoiselle, ce n’est en vérité pas ma faute. Malheureusement la personne a la tête mauvaise et très mauvaise. Je me calcine le sang à pure perte, sans prévoir encore une fin. La personne la plus intéressée, bien loin de me seconder, gâte tout par ses imprudences multipliées. Après m’avoir écrit bien des sottises (je ne parle pas de celles adressées à sa femme, elles sont journalières), il a voulu me compromettre fort mal à propos, en divulgant aux ministres que je lui écrivais et lui donnais des avis secrets. J’en ai reçu des reproches. Je n’ai pu le nier puisque les réponses qu’il faisait passer par leurs mains étaient pleines d’invectives. Ils m’ont excusée et absoute par la droiture et l’intention de mon cœur. « Vous voyez, m’ont-ils dit, combien il a la tête mauvaise ; vous qui ne lui écrivez que des choses agréables, utiles et amusantes, il les prend presque toujours à gauche. Oh ! il est bien où il est ; de lui donner la liberté c’est vouloir s’exposer à des nouveaux chagrins ! S’il est un temps où il doive se gêner, ce serait celui-ci, où nous avons tous les yeux sur lui ; il le sait, il en est prévenu ; ne le serait-il pas, cela se devine aisément ; d’ailleurs vous le lui avez écrit sous main, nous savons cela. Quel profit en tire-t-il ? Aucun… » Les esprits sont si prévenus contre lui que bientôt nous n’oserons plus ouvrir la bouche. Les histoires de douze ans, presque rien dans leur principe, et augmentées par la malice des hommes, sont tout aussi fraîches que si elles s’étaient passées hier. On ne peut pas parler de lui sans que les pavés vous menacent de vous écraser…… Les démarches jusqu’ici ont été infructueuses ; il est vrai que de vous à moi elles n’ont pas été bien vives, parce qu’il n’y a que la clef d’or qui fait tout mouvoir ici. J’ai mis madame de S. à même de connaître cette vérité par elle-même ; elle est neuve comme un fifre pour tout ce qui s’appelle sollicitation. Le ministre (car je commence à croire qu’il y est au moins de moitié) se soucie très peu si les affaires sont en désordre ou non. M. de S. sera totalement ruiné. « C’est un malheur, répond-on ; que ne donne-t-il sa procuration et se conduit-il mieux ? »

Il serait très aisé à madame de le voir, ainsi que moi. Mais à quoi cela nous servirait-il ? Je crains qu’il ne soit quatre fois plus diable après qu’auparavant. Il nous chantera pouille à l’une et à l’autre, et je l’enverrai promener, comme je l’ai déjà fait plusieurs fois. Je l’ai en vérité moins fait pour lui que pour les autres ; je suis bien éloignée de vouloir lui causer le plus petit chagrin ; son état est pénible, je le sens, mais on se doit aussi quelque chose à soi-même……

Il est des moments où je suis tentée de tout planter là. Madame de S. n’est point gaie, vous le savez. Nous sommes d’une monotonie angélique. Je vois peu de mes connaissances parce que je suis le bout du monde pour eux ; je ne peux les recevoir parce que je ne suis pas chez moi. Madame de S. ne souffrirait peut-être pas que j’augmentasse sa table d’un ou deux plats. J’ai la délicatesse et ne souffrirai pas qu’elle fasse de la dépense pour moi ; par cette raison, me voilà recluse. Toute sa famille est gênée vis-à-vis de moi et me regarde comme une amie de M. de S. Ils se défient comme si j’étais la bête noire. M. le président va bon jeu bon argent. Madame sa femme est adroite comme un vieux singe. Dernièrement elle nous surprit à travailler ; elle entra sans se faire annoncer. Madame de S., qu’une mouche déconcerte, fut au devant d’elle : « Ma chère maman, par ci, ma chère maman, par là ». Cet air de gaieté était hors de propos dans ce moment-là. Elle avait écrit, il y avait deux jours, une lettre fort triste. Mon air sérieux la fit rentrer dans elle-même. Madame sa mère ne savait trop comment prendre mon air. M. Gaufridy, vous allez mieux connaître et juger du caractère de cette femme : « Et votre santé, mademoiselle ? — Vous me faites honneur, madame ; (avec un petit air distrait) je me porte fort bien. » Un demi-quart d’heure après : « Vous ne seriez pas malade, mademoiselle ? — Non, madame, je me porte, je crois, à merveille ». La conversation continuant avec sa fille sur des papiers et des arrêtés de comptes, sa fille fut les chercher dans un cabinet voisin. « J’ai beaucoup fait pour M. de S. en m’occupant de ses affaires (observez que ceci est dit avec un air mielleux, air de confiance et de commérage, etc.). Il a mangé sur son principal tant… ses folles dépenses ici… là… tant, etc. — Madame, lui dis-je, il faut oublier le passé, ne s’occuper que des moyens de tout réparer pour l’avenir ; ce sont vos enfants, ils doivent vous être chers, vous sentez malgré vous que vous êtes leur mère. — J’aime ma fille, dit-elle, j’ai des entrailles de mère pour elle et voilà tout. » La nouvelle légende allait recommencer. Je fis un mouvement sur mon siège qui n’était pas équivoque. (C’était de l’indignation). Elle hésita un moment ; sa fille entra, voulut parler. Ses paroles étaient si entortillées que sa fille ni elle, je crois, ne comprenaient trop ce qu’elle voulait dire. Je me retire adroitement ; quelques moments après elle me fit rappeler. « Je n’ai point des secrets, mademoiselle, je n’avais qu’un mot à dire à ma fille. — Il était bien juste, lui dis-je, que vous le lui disiez en toute liberté, etc. » Sa visite fut longue ; [elle] parla des progrès que faisaient les enfants qui sont confinés dans une de ses terres à vingt ou trente lieues d’ici. Le prieur, curé du lieu, les instruit ; l’aîné entrera dans trois ans à l’école militaire. Avant de s’en aller je lui laissai faire toutes les avances pour venir m’embrasser. Madame de S. était pétrifiée. Quand elle fut partie, je lui dis : « C’est ainsi, madame, que je fais ma cour. Madame votre mère n’ignore pas mes sentiments. Je me suis assez expliquée sur toute sorte de notes. Je plaide peut-être une très mauvaise cause. Il est de mon amour propre de soutenir ma fermeté jusqu’à la fin. »

Il n’est pas besoin de vous dire que cette lettre-ci ne demande aucune réponse d’aucune façon. Quand mademoiselle Duffé l’aura lue, vous la brûlerez vous-même, monsieur l’avocat, je vous en prie et vous en charge. Je vous ai promis ainsi qu’à mademoiselle Gothon d’être sincère et franche vis-à-vis de vous deux. S’il survient quelque changement, vous en serez instruit. Je ne sais si je broie du noir, mais je vois qu’elles ne vont pas bien. C’est exactement la boule de neige qui, plus on la roule, plus elle grossit. J’ai l’honneur d’être, monsieur. Adieu mademoiselle Gothon, vous êtes plus heureuse que moi ; vous embrassez M. Gaufridy quand vous voulez, et moi je rêve toujours moyens et affaires. Oh ! vous me trouverez bien sainte, je suis toujours auprès d’un crucifix !… Il parle quelquefois !……


Mademoiselle de Rousset annonce à Gaufridy la mort de mademoiselle de Launay. (24 mai).

Madame de Sade vous fait part, monsieur, de la maladie et de la mort de mademoiselle de Launay, sa sœur, qu’elle vient d’apprendre dans la minute. Une mort si précipitée est bien capable de faire la révolution qu’elle éprouve. Elle pleure et se chagrine. Comme la nature a ses droits, je lui laisse faire son cours. Jeudi au soir, dix du courant, la petite vérole parut ; une inflammation au bas ventre s’est jointe à cette maladie. La mort l’a enlevée à sa tendre famille le treize, à une heure après-midi. Priez pour elle. On dit madame de Montreuil inconsolable. Madame craint qu’elle ne fasse une maladie. Demain elle ira dans cette maison de douleur pour joindre ses larmes avec celles de sa famille. Elle écrira cet après-midi à M. le commandeur et à mesdames ses tantes. Adieu, monsieur l’avocat. Pensez quelquefois à moi, et répondez si vous avez reçu une de mes lettres où il y avait deux couplets de chanson provençale. Vous ne m’avez jamais rien dit là-dessus. Vous les avez donc trouvés bien mauvais ? Adieu, encore une fois. Portez-vous bien et aimez-moi.


La marquise répond au ministre qu’elle n’a pas à payer la pension de son mari. (20 septembre).

Je croyais m’être assez expliquée, monsieur, pour ne vous plus mettre dans le cas de me demander une chose qui est hors de toutes les règles du bon sens et de la raison ? J’ai payé autrefois la pension de mon mari parce que je voyais quelque raison de nécessité ; mais aujourd’hui, où je vois clairement que l’on s’obstine à faire périr un malheureux qui mérite tout un autre sort, quand je vois le désordre de ses affaires qui sont à un point où les cheveux m’en dressent sur la tête, quand je considère l’avenir pour remédier à tant de calamités, l’esprit m’en tourne.

Eh ! monsieur, si vous avez quelque respect pour mes malheurs, n’aggravez pas mes cuisantes peines ! D’autres me tyrannisent assez par le récit des injustices et des vexations où les gens d’affaires de M. de S. sont en butte. On les a contenus un certain temps par l’espoir d’un prochain retour. Cette promesse ne s’effectue point, ils ont cabalé. Ses droits sont violés. On coupe les arbres dans ses forêts. Les particuliers gardent leurs troupeaux dans son champ. On se permet le droit de chasser dans ses terres. En un mot, monsieur, ne me parlez plus de pension. Je n’ai ni pouvoir ni volonté de la faire. C’est bien assez de me consumer en chagrins par la privation de mon mari et la destruction totale de sa fortune……


Requête des notables de la Coste en faveur du marquis de Sade, leur seigneur. (Sans date).

Les prieur, curé, viguier et maires-consuls du lieu de la Coste en Provence, diocèse d’Arles, réunis et guidés par le même esprit et le même intérêt, osent implorer autant la justice que la bonté de Votre Grandeur, plus en faveur des habitants du même lieu que de M. le marquis de Sade, leur seigneur.

Il n’est pas permis aux suppliants de pénétrer les motifs de l’ordre du roi. Placés à la tête des habitants de la Coste, peuvent-ils ne pas porter à Votre Grandeur les vœux de ses habitants, les supplications qui les accompagnent, les motifs qui les déterminent. M. le marquis de Sade était plus leur père que leur seigneur. Les pauvres trouvaient en lui une défense assurée, les autres un protecteur et chaque jour était marqué par quelque trait de bienfaisance. Frappés du même coup qui continue de s’appesantir sur lui, ils gémissent et ne cessent les vœux les plus ardents pour un retour qu’ils regardent comme le terme du fléau qui les afflige. Nous ne sommes ici, Monseigneur, que les organes de ces habitants et nos expressions ne retracent que faiblement la douleur dont ils sont pénétrés et nous suivons [?] avec d’autant plus d’empressement les désirs de ces habitants que nous partageons l’amertume de leur situation. Puissent leurs vœux, leurs prières, leurs supplications et les nôtres être de quelque poids auprès de Votre Grandeur. Puisse le témoignage que nous devons à la conduite la plus réglée de M. le marquis de Sade, pendant le dernier temps surtout que nous l’avons revu à la Coste, intéresser vos bontés.

Les suppliants l’espèrent avec confiance et que bientôt le calme et la joie, renaissant dans des cœurs flétris par le trouble et l’amertume, béniront la main qui leur aura rendu leur seigneur, leur père et leur protecteur.


Mademoiselle de Rousset a retouché la pétition préparée par Gaufridy et serré le bouton au curé de la Coste pour qu’il travaille à sa réussite. M. de Sade ne sortira pas de frison par la faute d’un dénonciateur de son pays. (Date déchirée).

Nos petites affaires ne vont pas mal, monsieur, mais M. le commandeur est à jeter par les fenêtres. Le prieur-curé était assurément embarrassé de sa chaste corporence ; je lui ai serré un peu fort le bouton. Je lui prescris, dans les termes les plus honnêtes et les plus polis, ce qu’il peut et doit faire. Je lui saurai gré en mon particulier de ce qu’il fera, si toutefois il le fait bien. Je conçois que ce ne sera pas sans quelque violence ; il en sera quitte pour changer de chemise.

Rien n’a été changé au papier adressé. J’ai pris la liberté de rendre une ou deux phrases un peu plus coulantes et de moins longue haleine, pour avoir seulement le plaisir de vous contrarier et prouver à madame de Sade que mon sublime génie est infiniment supérieur au vôtre……

……Je voudrais bien savoir pourquoi le public veut absolument m’amalgamer avec M. de Sade. Puisque cela est ainsi, M. et madame la marquise partiront et moi je resterai. Ce parti est même plus sage ; vous m’avez tourné la tête plus des trois quarts et demi !

Trêve de calomnies, monsieur ! Je n’ai point voulu vous désoler. À quoi bon recourir à votre confesseur ? Je vous ai envoyé la représentation des beautés cachées de madame Gaufridy ; seriez-vous assez chaste pour n’y avoir jamais regardé ? À d’autres !… Votre sexe est trop curieux……

Cette pauvre Gothon est malade toutes les années. Je désapprouve fort les saignées, à moins que le chirurgien ait l’adresse de les lui faire là… où il faut ! Outrand, qui était un homme infaillible, assurait que c’était des vapeurs hystériques. J’avais résolu de ne plus lui écrire. En considération de son indisposition, je lui écrirai quelques polissonneries pour la faire rire. Je sais qu’elle les aime……

Oui, une année révolue ! Je n’oublierai de ma vie l’alerte du vingt-six août 1778. Il n’y a pas encore un an que je suis ici. J’arrivai le six novembre, saluée par une pluie qui ressemblait au déluge…… Un provençal qu’on ne nous a pas nommé, mais que nous saurons (je le soupçonne d’Aix), a porté un coup cruel à M. de Sade. « Qu’allez-vous faire, a-t-il dit au ministre, donner la liberté à un homme qui a fait ci, qui a fait ça, etc ?… Cet arrêt dont vous me parlez est un arrêt de faveur ; j’ai connu la nature des affaires mieux que personne, etc… » L’ordre du rappel ne fut point donné, au grand étonnement de celui qui l’attendait ; il apprit les raisons de ce changement. On ne lui cacha point que c’était un provençal qui venait de faire l’officieux délateur……


Mademoiselle de Rousset conte comment la maison de madame de Sade a été surveillée par des espions de police. M. de Sade écrit des folies et se forte bien. (8 octobre 1779).

……Nous avons eu des espions de police pendant cinq à six jours, qui ont joué différents rôles dans la cour des Carmélites, au point que l’aumônier des religieuses en était tout intrigué. Je n’ai appris leurs jeux et leurs manèges que tard. Si je l’avais su plus tôt, je les aurais vus de plus près. Madame de Sade fit d’abord la charité à un qu’on avait laissé monter, je ne sais pourquoi. Le lendemain, elle reçut un paquet cacheté avec des vieux titres de noblesse ; un pauvre gentilhomme honteux implorait ses bontés. Comme elle avait donné la veille à un soi-disant soldat qui ne dit pas un mot de vérité dans le cours de sa narration, madame de Sade avait envie d’envoyer promener le gentilhomme ; par réflexion, elle mit une pièce dedans et recacheta le paquet en le faisant remettre au portier. Comme j’avais ignoré la charité de la veille, je me tuais de dire que la charité serait toujours bien faite, quand même ce serait un fripon. Un certain pressentiment me faisait soupçonner quelque chose, sans trop démêler ce que ce pouvait être. Le lendemain j’appris combien ces personnages intriguaient les gens de la maison. La Jeunesse disait : « Il y a quelque chose là-dessous ». Les autres : « Ce sont des fripons qui veulent voler l’église. Voilà tant de temps qu’ils ne font que rôder ». Je me montrai le lendemain aux fenêtres. Je vis le jeu de deux femmes qui avaient succédé aux hommes ; madame la marquise s’y mit aussi. Je sortis seule à pied et fis une très grande course pour voir si quelqu’un me suivrait. Je ne m’aperçus de rien ; je fus le soir à la police pour remplir une commission (en voiture à la vérité) ; je ne vis rien encore. Depuis ce moment, nous n’avons plus d’espions. Qu’est-ce qu’ils veulent, que demandent-ils ? Je n’en sais rien !

Quelqu’un m’a dit que c’était pour me faire peur et m’obliger à m’en aller. Je veux bien croire que si on pouvait me mordre on le ferait, mais je suis si maigre qu’il n’y a pas moyen de mordre……

Vous êtes d’un pétulance, monsieur l’avocat, à faire trembler la femme la plus intrépide. Que puis-je vous dire, que puis-je faire pour captiver votre vivacité charmante ? Je ne suis plus bonne à rien. Le monde, que je hais par sa dissimulation, me fait désirer une retraite champêtre éloignée de tous mortels, en un mot un hermitage. Si vous voulez vous faire frère quêteur, je vous admettrai dans mon enclos……

M. le marquis se porte bien ; j’en juge par une lettre extrêmement folle qu’il a écrite à la Jeunesse. Madame la marquise se soutient dans son état d’embonpoint, et moi toujours maigre et toujours belle, c’est-à-dire plus de boutons……


Mademoiselle de Rousset a cessé de correspondre avec le marquis. Elle reporte sa tendresse sur l’avocat qu’elle assure de sa constance. (9 novembre 1779).

……La raison du silence de M. le marquis ne peut être que le caprice ou la politique. Si c’est la première, vous aurez cela de commun avec moi. Après m’avoir dit des injures et des duretés, il m’a priée de ne plus lui écrire. Vous pensez bien que, d’après une prière aussi belle, j’ai eu assez d’âme pour ne plus récidiver. Il y a bien six mois qu’il ne s’informe plus si je suis au nombre des vivants ou des morts. Si mon attachement avait été de la nature du sien, il me donnait des armes à refroidir le zèle et le désir que je porte à sa liberté ; bien loin de là, je souhaite et attend ce moment comme celui qui doit lui faire connaître ses torts ; une fois persuadé, il verra que j’étais digne de tout autre sentiment. Ma vengeance se bornera uniquement à lui faire regretter l’amie qu’il aura perdue. S’il réfléchit, il sera assez puni.

Gothon vous en fera accroire toutes les fois que cela lui plaîra. Si elle a bien mis dans sa tête de dissimuler, elle vous fera avaler la pilule sans que vous vous en doutiez ; soyez sûr de cette vérité.

Je serais bien fâchée que vous prissiez pour une plaisanterie les sentiments que je vous porte. Il n’y a de faux dans mes expressions que la folie que j’entortille quelquefois d’un peu de polissonnerie pour égayer mes réflexions sombres. Tout le reste est bon et vrai. Rapportez-vous en à mon cœur qui est honnête et trop sensible, et à ma sincérité qui, quand elle a dit deux fois : « Je vous aime », est un article de foi. Ainsi, plus de méfiance ni de doute… La légèreté n’est pas de mon caractère, je la laisse à ceux qui ne savent pas aimer. Comme je vous crois de très bons principes sur l’étendue de la bonne et pure amitié, je reçois votre témoignage avec reconnaissance ; je vous fais l’hommage de ce que j’ai de plus pur. Que quelqu’un montre que je lui en ai écrit autant ! Je les en défie. Si des envieux veulent troubler notre repos, envoyons-les faire f… Souvenez-vous que vous m’avez dit mille fois que vous étiez mon ami. Je suis convaincue de cette vérité, non parce que vous me l’avez dit, mais parce que mon cœur me tyrannise depuis longtemps à vous donner sans équivoque l’assurance de mon plus tendre attachement.

P.-S. Il y a près d’un an que M. le marquis n’a écrit en Provence. Si quelqu’un se vante avoir reçu cet honneur depuis peu, dites-leur hardiment qu’ils en ont menti.

Ce 12 novembre 1779.

Plaignez-moi donc un peu, monsieur l’avocat. Voilà huit jours que je suis malade. J’ai pris l’ipécacuana, l’émétique, et aujourd’hui encore une médecine en toute règle. Je suis mieux, grâce à mon humeur couleur de rose qui m’a toujours tirée de tous les mauvais pas. Si vous aviez pu me tâter le pouls, vos doigts auraient plus fait de sensation sur ma peau que toute la pharmacie d’Esculape. Madame de Sade, qui ne veut rien laisser perdre, a tout rempli mon papier. Adieu.


Mademoiselle de Rousset crache le sang et écrit à Gothon qu’elle est soignée par la Jeunesse. (11 novembre 1779).

Votre lettre, mademoiselle Gothon, me remplit d’allégresse, mais elle ne me donne pas toute la santé que je désirerais avoir…… Oh ! belle Gothon ! vous auriez pitié de moi si vous voyiez comment votre amoureux me présente tous ses mauvais breuvages. J’ai craché le sang cette semaine, on m’a saignée du bras là-dessus. Je suis à la tisane pour me préparer à une autre médecine. Je veux bien la prendre encore, mais après celle-là, si je ne me trouve pas mieux, je pars sans tambour ni trompette. Je veux vous faire au moins mes adieux, ma toute adorable poulette.

Je ne suis pas curieuse de savoir les bavardages de vos diaboliques perroquets……


Querelle d’attributions :

Granier, viguier, « à Monsieur Sambuc, mere et consul à la Coste, ce 29 décembre 1779 ».*

Monsieur,

Les personnes que vous avez envoyé prendre pour jouer du tambour à la sollenité de saint Trophemmes me sont poter plainte que vous refuses de ly procurer son pejement. Je vous prie de le faire pejer ou bien de me dire la raison que vous avez pour lui refuser son pejement et j’ai l’honneur d’être votre très humble et très obéissant serviteur.


Sambuc à Granier, lieutenant de juge à la Coste.*

Monsieur,

Je suis surpris qu’un homme comme vous semelle de ce qui ne le concerne pas, attandu que la communauté ne semelle pas de sa justice et suis,

monsieur,

votre très humble et très ob. serviteur.



  1. Dieu vous donne le bonjour, monsieur l’avocat. Je prends le parti de vous écrire en patois pour que madame la marquise ne devine pas que je vous dis : « Je vous aime ». Elle serait capable, si elle le savait, de trahir notre secret. Si vous saviez combien elle est devenue fine et requinquée depuis quelque temps. Cela ne peut se dire. Il en est tout autrement de son mari que vous verrez bientôt. La tête lui tourne si on ne lui donne pas la liberté. Le désespoir s’est emparé de lui et il a fait quelques imprudences qui me font tourner en bourrique. Il y a quelques mois que nous étions un peu brouillés : ma colère est passée en le payant de la même monnaie. Je ne crois pas que nul au monde lui ait aussi bien dit honnêtement ses vérités. S’il se fâche, il m’a fâchée. Nous verrons un peu comme tout cela tournera, mais je n’ai pas lieu d’être contente.