Correspondance inédite de Victor Jacquemont avec sa famille et ses amis/Notice sur Victor Jacquemont

VICTOR JACQUEMONT



En plaçant en tête de ce volume quelques mots sur Victor Jacquemont, je ne prétends ni démontrer la valeur de ses œuvres, ni le mettre en parallèle avec d’autres écrivains de son temps.

L’homme qu’une nouvelle génération entoure de tant d’estime et de sympathie n’a pas besoin désormais de défenseur ou de panégyriste. Je veux seulement faire connaître à grands traits sa vie, son caractère, ses travaux ; tracer enfin le portrait rapide d’un homme qui, né pour les douces affections de la famille, vécut sept années en des contrées éloignées, et mourut loin des siens, victime de son dévouement à la science, et alors presque ignoré.

Victor Jacquemont naquit à Paris le 8 août 1801. Ses frères Porphyre et Frédéric étaient plus âgés que lui, l’un de dix ans, l’autre de deux. Plus tard, il trouva dans Porphyre plus qu’un parent : un guide et un ami qui ne lui firent jamais défaut.

Son père, ancien tribun du peuple, directeur de l’instruction publique et membre correspondant de l’Institut, lui donna une solide instruction. — Ses études littéraires terminées, il se livra aux sciences, et fut admis par le baron Thénard dans son laboratoire. Un accident grave interrompit ses travaux pour quelque temps. Dérangé par un oisif comme il se livrait à une expérience, il brisa entre ses mains un vase plein de cyanogène dont les émanations lui firent éprouver bientôt les premiers symptômes d’une phthisie laryngée qui, bien que combattue dès le principe, mit ses jours en danger. Il alla, pour se rétablir, passer quelque temps à La Grange, propriété du général de la Fayette, ami de sa famille. Sa convalescence fut occupée par l’étude de la botanique, de l’agriculture et de la zoologie. Des voyages dans le nord de la France, dans l’Auvergne, le Nivernais, les Cévennes, les Alpes du Dauphiné et de la Suisse, entrepris quelquefois seul, quelquefois avec des hommes de son âge, le mirent à même de contrôler, de modifier, de redresser ce qu’il avait appris dans les cours publics et dans les livres.

De ses différentes excursions, Victor, avec son esprit rapide et son cœur aimant, rapportait des notions en même temps que des amitiés nouvelles. Je ne m’étendrai pas sur ces dernières. Je rappellerai simplement que MM. de la Fayette, de Péray, Victor de Tracy, Prosper Mérimée, Henry Beyle, Jules Gloquet, le chérirent les uns comme un fils, les autres comme un frère.

Son naturel franc et généreux, son esprit qui s’exerçait sur les choses, et non aux dépens des hommes, comme il arrive trop souvent aux mieux partagés, lui conciliaient l’estime et l’amitié de tous. On ne pouvait le voir une fois sans désirer le connaître, et le connaître sans désirer prendre place dans son affection. Une ardente imagination, portée à s’éprendre trop facilement de l’idéal qu’il se créait lui-même, devait malheureusement troubler les débuts de cette brillante existence et le déterminer à chercher loin de Paris le calme qu’un attachement romanesque lui avait fait perdre.

À la fin de l’automne de 1826, ses amis apprirent avec surprise qu’il était allé s’embarquer au Havre pour les États-Unis. Il n’avait confié ce projet et les chagrins qui le forçaient à l’exécuter qu’à ses deux meilleurs amis, son père et son frère Porphyre.

Un changement qui n’avait pas échappé à ceux qui vivaient habituellement avec lui s’était, d’ailleurs, manifesté dans son caractère, et avait substitué la contrainte à la franchise habituelle de ses relations. La tendresse de quelques-uns s’en était offensée, et le sentiment de cette situation accroissait encore, chez Victor, la souffrance à laquelle son âme était en proie.

Il était atteint d’un mal profond, comme tant de grands cœurs en ont porté : car c’est là un des priviléges douloureux des élus de l’intelligence, de ressentir davantage et d’être d’autant plus souvent esclaves de leurs sentiments que ces sentiments sont plus exquis. Vainement il eût voulu, aux yeux du monde, dissimuler les efforts pleins d’amertume qu’il faisait pour en triompher.

Je dois ici repousser énergiquement l’accusation d’égoïsme et d’indifférence portée contre lui. Évidemment le philosophe et le savant laissaient peu de place à l’homme de foi et de sentiments ; mais je ne veux, comme témoignage de sa profonde affection et de son réel attachement pour les siens, que la lettre qu’il écrivit, à son lit de mort, à Porphyre, et dont je cite textuellement les dernières lignes :


« Ma fin, si c’est elle qui s’approche, est douce et tranquille. Si tu étais là, assis sur le bord de mon lit, avec notre père et Frédéric, j’aurais l’âme brisée, et je ne verrais pas venir la mort avec cette résignation et cette sérénité. — Console-toi, console notre père ; consolez-vous mutuellement, mes amis.

« Mais je suis épuisé par cet effort d’écrire. Il faut vous dire adieu ! — Adieu ! Oh ! que vous êtes aimés de votre pauvre Victor ! — Adieu pour la dernière fois ! »


Assurément, celui qui écrivit ces lignes était un homme de cœur. Qui de nous les relirait sans pleurer !

Il se rendit donc au Havre, accompagné de son frère Porphyre, et partit de là pour l’Amérique. Une affaire d’honneur le retint quelque temps à New-York ; puis il se rendit à Haïti, où il trouva son frère Frédéric, alors industriel, et plus tard consul de France à Panama. C’est à Saint-Domingue qu’il reçut, des administrateurs du Jardin des plantes, la proposition d’entreprendre dans l’Inde un voyage scientifique ayant pour but une étude approfondie de ce pays aux points de vue si variés de l’histoire des races, de la géologie et de la botanique.

Il dut à M. Cordier, professeur au Muséum, le choix dont il était l’objet pour cette mission si vaste et si périlleuse. On sait comment il la remplit.

Jacquemont hésita cependant quelque temps à accepter l’offre qui lui était faite. La tâche était immense, et il ne s’y croyait pas suffisamment préparé. Toutefois, il consentit. Il revint donc aux États-Unis, dont il parcourut le nord.

C’est dans cette exploration que, par un caprice où se retrouve son caractère aventureux, il voulut se baigner dans les eaux du Niagara, et faillit y perdre la vie. Entraîné par le courant, il fut heureusement sauvé par un nègre.

De retour à New-York, il fit voile pour la France, revint à Paris, où ses amis le retrouvèrent tout entier, et se consacra aux études préparatoires de son voyage scientifique, renonçant, pour s’y livrer exclusivement, à se faire recevoir docteur en médecine.

Il en arrêta exactement le plan ou comme l’itinéraire, et le communiqua aux professeurs du Jardin des plantes, qui l’approuvèrent. Enfin, pour s’assurer la protection anglaise dans les immenses colonies qu’il devait parcourir, il alla passer quelques semaines à Londres, où il fut accueilli par les hommes d’État et par les savants avec une bienveillance de bon augure. Il revint touché particulièrement de l’affectueuse obligeance d’un avocat distingué, M. Sutton Sharpe, et de sir Alexander Johnston, ancien gouverneur de Ceylan. Deux amis de plus, le titre protecteur de membre de la Société royale, et des lettres sans nombre pour les hauts fonctionnaires anglais dans l’Inde, furent les heureux fruits de cette excursion.

Victor ne revint à Paris que pour prendre congé des siens. Il alla s’embarquer à Brest, après avoir ressenti cruellement les douleurs d’une séparation dont le terme, incertain pour lui, n’était pas marqué dans ce monde.

À partir de cette époque, les lecteurs de la Correspondance précédemment publiée connaissent les impressions et les événements des dernières années de sa vie. Ils peuvent le suivre au milieu de cette société anglaise dont la glace venait se fondre à son affectueuse sensibilité, et qui, à l’exemple de lord et de lady Bentinck, des Fraser, des Fagan, des Pearson, lui offrit partout l’hospitalité la plus cordiale et la plus délicate.

Jacquemont a parcouru un grand nombre de régions inconnues des savants, et où n’avaient pénétré avant lui que quelques militaires anglais, plutôt par esprit d’aventure que par curiosité scientifique. Entouré de privations sans nombre, condamné, pendant de longs mois, à l’isolement absolu, soumis aux rigueurs d’un campement périlleux sur des monts de glace ou dans des plaines brûlantes, nulle part, en aucun temps, sa constance ne s’est démentie ; on le voit insensible à ces fatigues, à ces souffrances de tous les jours, comme aux séductions de la vice-royauté de Cachemyr, que lui offrait son ami Runjet-Sing. Une récompense méritée, un glorieux souvenir de la patrie vint à cette époque soutenir ses forces : il reçut la croix de la Légion d’honneur.

Mais il ne devait pas rapporter aux siens ce noble prix de ses rudes travaux. Après trois ans et demi de voyages, il mourut à Bombay, le 7 décembre 1832, ayant puisé dans les marais empestés de l’île de Salsette le germe de la maladie qui devait si rapidement l’emporter.

Telle fut cette existence à la fois et si courte et si pleine.

Ce savant qui enrichissait la science, ce causeur qui créait en se jouant une œuvre hors ligne en littérature, repose sur cette terre brûlante des Indes. Une simple pierre marque son tombeau ; mais sur cette pierre on voit un nom entouré du respect et de la sympathie du monde entier, et que les siens ont recueilli avec fierté, comme un patrimoine de noblesse. Ni louanges ni énumération de titres ne suivent le nom du voyageur, et on ne lit que cette simple inscription digne d’un philosophe :

VICTOR JACQUEMONT
NÉ À PARIS LE 8 AOÛT 1801
MORT À BOMBAY
Après avoir voyagé pendant trois ans et demi dans l’Inde.
Victor Jacquemont[1].
  1. L’auteur de cette notice est un neveu du voyageur.