Correspondance inédite de Hector Berlioz/149

Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 342-344).
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CXLIX.

À M. ÉDOUARD ALEXANDRE.


Saint-Pétersbourg, 15 décembre 1867.

Chers amis,

Vous êtes bien bons de me donner ainsi de vos nouvelles, et j’ai l’air bien oublieux de ne pas vous avoir encore donné des miennes. On me comble d’attentions, d’applaudissements, depuis la grande-duchesse jusqu’au moindre musicien de l’orchestre.

On a su, je ne sais comment, que le 11 décembre était le jour de ma naissance, et j’ai reçu des cadeaux charmants ; et, le soir, j’ai dû assister à un dîner de 150 couverts, où, comme vous le pensez bien, les toasts n’ont pas manqué. Le public et la presse sont d’une ardeur extrême. Au second concert, j’ai été rappelé six fois après la Symphonie fantastique qui avait été exécutée d’une manière foudroyante et dont la quatrième partie avait été bissée.

Quel orchestre ! quelle précision ! quel ensemble ! Je ne sais pas si Beethoven s’est jamais entendu exécuter de la sorte. Aussi faut-il vous dire que, malgré mes souffrances, quand j’arrive au pupitre et que je me vois entouré de tout ce monde sympathique, je me sens ranimé et je conduis comme jamais, peut-être, il ne m’arriva de conduire.

Hier, nous avions à exécuter le second acte d’Orphée, la symphonie en ut mineur et mon ouverture du Carnaval romain. Tout cela a été sublimement rendu. La jeune personne qui chantait Orphée (en russe) a une voix incomparable et s’est très bien acquittée de son rôle. Il y avait 130 choristes. Tous ces morceaux ont obtenu un merveilleux succès. Et ces Russes, qui ne connaissent Gluck que par d’horribles mutilations faites par-ci par-là, par des gens incapables !!! Ah ! c’est pour moi une joie immense de leur révéler les chefs-d’œuvre de ce grand homme. Hier, on ne finissait pas d’applaudir. Nous donnerons dans quinze jours le premier acte d’Alceste. La grande-duchesse a ordonné que l’on m’obéît en tout ; je n’abuse pas de son ordre, mais j’en use.

Elle m’a demandé de venir, un de ces soirs, lui lire Hamlet. J’ai parlé l’autre jour, devant elle, à ses dames d’honneur, du livre de Saint-Victor, et voilà maintenant Son Altesse et tout ce monde qui va acheter Hommes et Dieux et l’admirer.

Ici, on aime ce qui est beau ; ici on vit de la vie musicale et littéraire ; ici, on a dans la poitrine un foyer qui fait oublier la neige et les frimas. Pourquoi suis-je si vieux, si exténué ?

Adieu, tous ; je vous serre la main ; je vous embrasse.