Correspondance inédite de Hector Berlioz/137

Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 321-323).


CXXXVII.

À MADAME MASSART.


Paris, 15 septembre 1865.

Bonjour, madame ! Comment vous portez-vous ? comment va Massart ? Je suis tout désorienté de ne pas vous retrouver à Paris. J’arrive de Genève, de Grenoble, de Vienne et lieux circonvoisins, tout aussi malade que quand je suis parti. Les deux premiers jours de mon arrivée à Genève m’ont fait croire à une délivrance complète, je ne souffrais plus du tout ; mais les douleurs sont revenues plus âpres qu’auparavant.

Êtes-vous heureuse de ne connaître rien de pareil ! Je profite d’un moment de répit que me laissent mes douleurs pour vous écrire. Vous allez dire en riant, ou rire en disant : « Pourquoi m’écrire ? » Sans doute, vous trouveriez bien plus naturel que je n’eusse pas cette idée saugrenue ; mais, que voulez-vous ! je l’ai, et, si vous trouvez mon idée trop intempestive, vous en serez quitte pour ne pas me répondre et me traiter d’original.

Pourtant, le but secret de cette lettre est, et ne peut être, que d’en avoir une de vous. Si vous saviez avec quelle violence on s’ennuie à Paris ! Je suis seul, bien plus que seul. Je n’entends pas un son musical ; je n’entends que charabias à droite, charabias à gauche… Grétry disait qu’il donnerait un louis pour entendre une chanterelle dans l’opéra d’Uthal de Méhul, où il n’y a que des altos ; je donnerais bien le double pour entendre de temps en temps parler français autour de moi… Quand revenez-vous à Paris ? quand me jouerez-vous une sonate ? J’ai parlé de vous à Genève, où l’on m’a bien reçu, bien fêté et un peu grondé. Nous avons passé en revue ma vie parisienne, pendant de longues promenades sur le bord du lac… Ah ! bon ! me voilà parti ! je sens déjà, pour ces quatre mots, le serrement de gorge qui me prend. Parlons d’autre chose. Vous devez en faire aussi, de longues promenades, sur le bord de la mer. Vous avez là de bons gros crabes de votre connaissance, qui doivent venir à vos pieds, vous remercier de votre musique qu’ils écoutent si attentivement. Et cela vous flatte ; on est toujours flattée des hommages, même de ceux des crabes, quand on est jolie femme et grande virtuose. Dieu sait si vous en avez, à Paris, des crabes dans votre salon ! Voilà donc mademoiselle X… mariée ! Permettra-t-elle à son mari de porter une robe de chambre, elle qui ne veut pas tolérer ce vêtement pour Brutus ?

Quand vous serez revenue, un soir, il nous faudra recomposer notre petit auditoire d’hommes, et nous lirons Coriolan. Rien ne me fait plus vivre que de voir l’enthousiasme des gens non blasés, compréhensifs, doués de sensibilité et d’imagination. Je m’amusais, dernièrement, à Vienne, à faire pleurer mes nièces de toutes les larmes de leurs yeux… Ce sont de charmantes enfants que j’aime comme si elles étaient mes filles et qui reçoivent les impressions de la poésie comme une planche photographique reçoit celle du soleil. C’est fort extraordinaire pour deux jeunes personnes élevées dans cette province des provinces qu’on nomme Vienne, et dans le milieu le plus antilittéraire que l’on puisse imaginer.

J’ai aussi le gros volume de mes Mémoires qui vous attend. Je vous le prêterai seulement, pour le temps que Massart et vous mettrez à le lire. C’est bien triste ; mais c’est bien vrai. Je suis honteux de n’avoir pas eu l’esprit de signaler dans ce long récit les douces heures que je vous dois et l’amitié sincère que je vous porte à tous les deux ; mais je viens de m’apercevoir que vous n’y êtes pas nommés. C’est inexplicable ; vous me battrez, vous me bouderez ; mais, à mon grand regret, c’est ainsi. Et je parle de tant de crabes ! Il est vrai que ce n’est pas pour les louer.

Ah ! voilà une crise qui me reprend !

Laissez-moi, madame, laissez-moi, je vous en prie ; laissez-moi donc, je ne puis plus écrire.

Adieu, mon cher Massart ; je vous serre la main.