Correspondance inédite de Hector Berlioz/129

Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 311-313).
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CXXIX.

À MADAME ERNST[1].


Paris, 14 décembre 1864.

C’est bien charmant à vous, chère madame Ernst, de m’avoir écrit. Je devrais vous répondre d’une façon gracieuse en faisant la bouche en cœur, d’un style bien épinglé, bien cravaté, bien aimable. Impossible ! Je suis malade, triste, dégoûté, ennuyé, sot, ennuyeux, irrité, assommant, assommé, stupide. Je suis dans un de ces jours où je voudrais que la terre fût une bombe remplie de poudre à laquelle je mettrais le feu pour m’amuser. Le tableau que vous me faites de vos plaisirs de Nice ne me séduit pas du tout. Je voudrais voir votre pauvre cher malade et vous, mais je n’accepterais pas votre chambre. J’aimerais mieux habiter la grotte qui se trouve sous le rocher des Ponchettes que la plus jolie chambre d’ami. On y est libre de grogner comme Caliban (qui y loge, je l’y ai trouvé un soir), et il est rare que la mer la remplisse. Au lieu que chez un ami, chez le meilleur ami, on est exposé à des attentions, à une foule d’attentions insupportables. On vous demande comment vous avez passé la nuit, et jamais comment vous passez l’ennui. On vous offre du café, on vous fait admirer une foule de choses ; on rit quand vous dites une bêtise, on vous questionne du regard quand vous êtes triste ou gai ; on vous parle quand vous causez avec vous-même ; et puis le mari dit à sa femme : « Mais laisse-le donc, tu vois bien qu’il ne veut pas dire un mot, tu le tourmentes. » Et alors on prend son chapeau et on sort, et, en sortant, on ferme la porte trop fort. Et l’on se dit : « Allons bon, voilà que je suis un grossier maintenant… Je m’impatiente des attentions qu’on a pour moi ; je vais être la cause d’une querelle conjugale, etc., etc. » — Dans la grotte de Caliban, au contraire, on ne risque pas de fermer la porte trop fort et par là on évite les conséquences de la brutalité.

Enfin, n’importe ! Vous vous promenez donc beaucoup sur la terrasse, sous les allées d’arbres ?… Et après ? Vous admirez les couchers de soleil ?… Et après ? Vous respirez la brise de mer ?… Et après ? Vous regardez pêcher toutes sortes de thons ?… Et après ? Vous enviez de jeunes Anglaises qui ont des milliers de livres sterling de revenu ?… Et après ? Vous enviez davantage des imbéciles sans idées, sans le moindre sentiment, qui ne comprennent rien, qui n’aiment rien… Et après ?

Eh ! mon Dieu, je vous en offre autant. Il y a aussi des terrasses et des arbres à Paris ; on y voit aussi des couchers de soleil, des Anglaises, des imbéciles, plus même qu’à Nice, la population étant beaucoup plus grande ; on y pêche des goujons à la ligne. On s’y ennuie, presque autant qu’à Nice. C’est partout de même.

J’ai reçu hier une belle lettre d’un monsieur inconnu sur ma partition des Troyens. Il me dit que les Parisiens étaient accoutumés à une musique plus indulgente que la mienne. Cette expression m’a ravi. Les Viennois m’ont aussi envoyé dimanche dernier une dépêche télégraphique pour m’annoncer qu’ils venaient de fêter mon jour de naissance en exécutant un grand morceau de ma légende la Damnation de Faust, et que ce double chœur avait eu un succès immense. Je ne savais pas même avoir un jour de naissance.

J’adore les cordiaux et les gens bons.

Pardonnez-moi ces deux calembours, avec lesquels j’ai l’honneur d’être votre dévoué.

  1. Lettre publiée par M. Xavier Feyrnet, dans le Temps du 15 mars 1865.