Correspondance inédite de Hector Berlioz/088

Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 246-248).


LXXXVIII.

AU MÊME.


Paris, mercredi 27 ou 28 octobre 1857.

Grâce à vos relations et à l’intervention de Lecourt, Louis est enfin reçu comme lieutenant à bord de la Reine des Clippers ; c’est un important avantage pour lui. On ne réclame pas encore sa présence à Marseille ; mon avis est néanmoins qu’il doit s’y rendre d’avance pour ne s’exposer à aucun mécompte, se faire présenter à M. Acquarone, à ses chefs du bord, et tâcher de se faire employer même avant le départ. Il va d’ailleurs profiter du répit qu’on lui laisse pour passer quelques jours à Vienne chez ma sœur et faire une visite à mon oncle à Tournon. Je pense qu’à son arrivée à Marseille, il vous trouvera de retour de votre excursion à Aix. Dans le cas où son séjour se prolongerait chez vous, il est convenu que vous me permettrez de payer sa pension et que vous ne vous fâcherez pas. J’ai vu ces jours-ci M. de Rémusat qui m’a le premier appris la bonne nouvelle de la réception de Louis. Je crois qu’il assistait hier à l’inauguration de la petite salle de concerts (la salle Beethoven), que Bennet vient d’ouvrir au public. Géraldy donne un concert dans ce local demain, et je vois sur le programme un morceau de vous. Je suis plongé jusque par-dessus les yeux dans l’instrumentation de mon avant-dernier acte, et cela me grise… Lecourt, dans une de ses lettres, semble craindre que je n’aie choisi un mauvais sujet. Aurait-il conservé ce vieux préjugé contre les sujets antiques ?… Les sujets antiques sont redevenus neufs, à la condition pour les auteurs de ne pas les traiter à la façon lamentable de MM. de Marmontel, du Rollet et Guillard. Je crois que ce n’est pas le cas dans mon ouvrage. Je vous assure qu’il y a un mouvement, une variété de contrastes et une mise en scène extraordinaires. Et cela doit faire pardonner au sujet d’être beau par les sentiments et les passions, et la pensée poétique. J’ai mis au pillage Virgile et Shakspeare, et j’ai trouvé en outre une scène d’un effet terrible, qui n’est pas dans les allures des tragédies lyriques du siècle dernier. J’écris cette partition avec une passion qui semble s’accroître de jour en jour. Dites à Lecourt que très probablement il s’est fait de mon poème une fausse idée, puisqu’il ne le connaît pas, mais qu’il résultera de tout cela (paroles et musique) quelque énormité dont il sera content, je lui en donne ma parole d’honneur. J’aurai fini dans six mois, ballets et le reste.

Je vais ce soir dîner à Versailles chez Émile Deschamps avec les directeurs de l’Odéon. On veut me séduire. Il s’agit de la mise en scène de Roméo et Juliette, traduit par Deschamps et qu’on voudrait illustrer !!! .. (expression favorite des pianistes) par l’exécution, dans les entr’actes, de trois fragments de ma symphonie. Cela coûterait fort cher, mais ils paraissent résolus à ne pas reculer devant la dépense.

Adieu, cher ami ; je vous recommande mon cher grand garçon, qui est bien excellent et bien désireux de faire sa carrière, et qui commence à devenir raisonnable, et que j’aime de toute mon âme. Aimez-le bien aussi.