Correspondance inédite de Hector Berlioz/072

Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 220-223).
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LXXII.

À M. TAJAN-ROGÉ.


Paris, 2 mars 1855.

J’arrive ce matin de l’Allemagne du Nord, je trouve votre lettre, et tout ratatiné par une horrible nuit passée en wagon, avec un froid digne du Canada, je vous réponds sans prendre haleine. N’est-ce pas exemplaire ? D’abord, je vous remercie d’avoir tenu votre parole et de m’avoir envoyé un vrai feuilleton de six colonnes… et vous faites cela pour rien ? gâte-métier !

Je me doutais bien des belles mœurs musicales au milieu desquelles vous avez le bonheur de vivre, et rien de ce que vous m’apprenez ne m’étonne, si ce n’est le nombre des répétitions qu’on vous fait faire pour monter un grand opéra[1]. Oui, franchement, je pensais que, dans le nouveau monde, pays de la Liberté, qui connaît le prix du temps, on avait entièrement aboli cette vieille coutume des répétitions, et qu’on ne répétait jamais. Mais je vois qu’on ne m’avait pas trompé : la Nouvelle-Orléans est antiabolitioniste ! et c’est vous autres qui êtes les nègres. Vous comptez même à ce qu’il paraît des nègres marrons, puisque votre première contrebasse s’est sauvée et qu’elle vit libre dans les bois, à l’heure qu’il est.

Vous ne me dites rien de vos projets commerciaux ; vous aviez emporté un tas de petites bouteilles, qui m’avaient fait espérer que vous opéreriez là-bas la transmutation des vils métaux en or. Mais je pense que vos bouteilles ne vous auront pas donné de l’eau à boire.

Je viens de Weimar et de Gotha, où l’on m’a comblé, archi-comblé de tout ce qui en Europe constitue le succès.

Au dernier concert de Weimar, j’avais un programme monstre (L’Enfance du Christ, — la Symphonie fantastique, — le Retour à la vie). Ce dernier ouvrage que vous ne connaissez pas et dont j’ai fait aussi les paroles et la musique, est un monodrame lyrique. L’acteur unique qui joue le rôle de l’artiste, le joue sur l’avant-scène agrandie. — La toile est baissée et derrière la toile s’élève un amphithéâtre d’où l’orchestre, les chefs et les chanteurs se font entendre invisibles. Les morceaux de musique sont des mélodies et des harmonies imaginaires, que l’artiste entend en pensée seulement, et que l’auditoire entend en réalité, mais un peu affaiblies par la toile qui sert ainsi de sourdine. J’ai été rappelé quatre fois après cet ouvrage, que j’écrivis, il y a vingt-deux ans, en vagabondant dans les bois en Italie, et que je ne ferai sans doute jamais exécuter ici que par fragments. Il y a là un chœur d’Ombres qui m’a fait frissonner, je vous l’avoue, tant c’est étrangement terrible dans son lent et solennel crescendo. En voici les paroles :

Froid de la mort, froid de la tombe,

Bruit éternel des pas du temps,
Noir chaos où l’espoir succombe,
Quand donc finirez-vous ? Vivants !

Toujours, toujours la mort vorace
Fait de vous un nouveau festin,
Sans que sur la terre on se lasse

De donner pâture à sa faim.

Pour l’Enfance du Christ, l’effet a été le même qu’ici, où il faut avouer que le public a été réellement très aimable. On a pleuré à mouiller des mouchoirs. Je regrette bien de ne pouvoir pas vous faire connaître cela ; mais, dès que la partition aura paru, je vous l’enverrai. Le fils de Guiraud m’a été bien utile pour les deux dernières exécutions. Il a accompagné les chœurs aux répétitions, il a dû même les diriger pendant le finale de la première partie, où les choristes sont placés de manière à ne pas voir le chef d’orchestre. C’est un charmant garçon qui deviendra un homme.

Faites sur lui des compliments à son père en lui transmettant mes plus cordiales amitiés. Je serre la main à Prévost en lui souhaitant du courage pour le rude labeur qu’il accomplit.

Maintenant adieu, mon cher Rogé ; il me faut employer activement les huit jours que je suis venu passer à Paris, étant engagé à donner trois concerts à Bruxelles du 15 au 25 de ce mois. Puis je dois en donner un autre ici à l’Opéra-Comique le 6 avril, avec les deux théâtres de M. Perrin réunis, organiser l’exécution (première) de mon Te Deum à Saint-Eustache pour le 1er mars et partir pour Londres, où je suis engagé par la New Philharmonic Society.

Du reste, rien de nouveau dans le monde musical parisien, mademoiselle Cruvelli n’a toujours que cent mille francs pour huit mois…

Ma femme vous remercie de votre bon souvenir. Nous voyons quelquefois madame et mademoiselle Rogé, qui sans doute se portent bien. Je suis ici depuis six heures et n’ai pu avoir encore de leurs nouvelles.

  1. M. Tajan-Rogé habitait alors la Nouvelle-Orléans.