Correspondance inédite de Hector Berlioz/050

Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 181-183).
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L.

À M. ALEXIS LWOFF.


Paris, 21 janvier 1852.

C’est à moi de m’excuser, au contraire, d’avoir écrit aussi tard un article aussi insuffisant ; mais vous ne pouvez savoir comment ces affaires de feuilletons s’arrangent et de combien de niaiseries nous sommes forcés de parler avant de pouvoir étudier les choses importantes.

Enfin, bon ou mauvais, l’article a paru, et, s’il vous satisfait à peu près, je suis plus que content.

Il faut que je vous remercie maintenant de la proposition que vous me faites au sujet de votre Stabat. Malheureusement, vous êtes à mille lieues de vous douter de l’état musical au milieu duquel nous avons la honte de vivre à Paris. Notre Société philharmonique n’a pas encore essayé de reprendre ses séances et je ne sais si elle les recommencera. Les recettes étaient si faibles, que les artistes n’y gagnaient presque rien. De là leur inexactitude désespérante aux répétitions, de là l’impossibilité de leur faire apprendre un important ouvrage nouveau.

J’ai fini l’an dernier trois partitions nouvelles, et, à l’heure qu’il est, je n’ai pas pu trouver l’occasion d’en entendre une note, et pas un éditeur n’a osé les publier. Je crois en outre que l’exécution et la vente d’un Stabat sont encore plus difficiles que celles de tout autre ouvrage, à cause de l’impossibilité d’obtenir des Parisiens l’attention nécessaire à une composition grave et triste.

Voilà l’exacte vérité.

Rien n’est plus possible à Paris, et je crois que, le mois prochain, je vais retourner en Angleterre où le désir d’aimer la musique est au moins réel et persistant. Ici toute place est prise ; les médiocrités se mangent entre elles et l’on assiste au combat et aux repas de ces chiens avec presque autant de colère que de dégoût.

Les jugements de la presse et du public sont d’une sottise et d’une frivolité dont rien ne peut offrir d’exemple chez les autres nations. Chez nous, le beau, ce n’est pas le laid, c’est le plat ; on n’aime pas plus le mauvais que le bon, on préfère le médiocre ; le sentiment du vrai dans l’art est aussi éteint que celui du juste en morale, et, sans l’énergie du président de la République, nous en serions à cette heure à nous voir assassiner dans nos maisons. Grâce à lui et à l’armée, nous vivons tranquilles en ce moment ; mais nous, artistes, nous vivons morts (pardonnez-moi l’antithèse).

Si vous trouvez que je puisse vous être utile de quelque façon par mon feuilleton, ne manquez pas, je vous prie, de m’en informer, ce sera toujours un bonheur pour moi d’entretenir le petit nombre de lecteurs sérieux que nous avons en France des choses grandes et sérieuses qui se font en Russie. D’ailleurs, c’est une dette que je voudrais pouvoir acquitter. Je n’oublierai jamais, croyez-le bien, l’accueil que j’ai reçu de la société russe en général, de vous en particulier, et la bienveillance que m’ont témoignée et l’impératrice et toute la famille de votre grand empereur. Quel malheur qu’il n’aime pas la musique !

Adieu, cher maître ; rappelez-moi au souvenir de votre merveilleuse Chapelle, et dites aux artistes qui la composent que j’aurais bien besoin de les entendre, pour me faire verser toutes les larmes que je sens brûler en moi et qui me retombent sur le cœur.