Correspondance inédite de Hector Berlioz/042

Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 166-169).
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XLII.

À JOSEPH D’ORTIGUE.


76, Harley street, London, 15 mars 1848.

Mon cher d’Ortigue,

Il y a longtemps que je veux t’écrire et, c’est aujourd’hui seulement que j’en trouve le temps. La vie de Londres est encore plus absorbante que celle de Paris ; tout est en proportion de l’immensité de la ville.

Je me lève à midi ; à une heure, viennent les visiteurs, les amis, les nouvelles connaissances, les artistes qui se font présenter. Bon gré, mal gré, je perds ainsi trois bonnes heures. De quatre à six, je travaille ; si je n’ai pas d’invitation, je sors alors pour aller dîner assez loin de chez moi ; je lis les journaux ; après quoi vient l’heure des théâtres et des concerts : je reste à écouter de la musique telle quelle jusqu’à onze heures et demie. Nous allons enfin trois ou quatre artistes ensemble souper dans quelque taverne et fumer jusqu’à deux heures du matin. Voilà ma vie extérieure… Tu sais, plus ou moins bien, le succès brusque et violent de mon concert de Drury-Lane. Il a déconcerté en quelques heures toutes les prévisions favorables ou hostiles et renversé l’édifice de théories que chacun s’était faites ici sur ma musique d’après les critiques tricornues du continent. Dieu merci ! la presse anglaise tout entière s’est prononcée avec une chaleur extraordinaire, et, à part Davison et Gruneisen, je ne connaissais pas un des rédacteurs.

C’est différent maintenant ; les principaux d’entre eux sont venus me voir, m’ont écrit et nous avons ensemble de fréquentes et cordiales relations. Il y avait bien longtemps que je n’avais éprouvé une satisfaction aussi vive qu’en lisant l’article de l’Atlas que j’ai envoyé à Brandus et qu’il n’a pas fait traduire. Il est de M. Holmes, l’auteur d’une Vie de Mozart extrêmement admirée ici.

M. Holmes était venu dans la persuasion qu’il allait entendre des duretés, des folies, des non-sens, etc.

Je t’assure que tu eusses été bien heureux de cette grande victoire. Il faut maintenant poursuivre l’ennemi et ne pas s’endormir à Capoue. Jullien ne m’a pas payé, tu le sais. Son théâtre est maintenant un cirque équestre. Les deux théâtres italiens se disputent à qui exécutera le mieux les chefs-d’œuvre italiens. On a joué hier soir l’Attila de Verdi au théâtre de la Reine… Après l’Attila, holà ! Les directeurs de Covent-Garden désirent monter un concert shakspearien, composé de Roméo, le Roi Lear, la Ballade sur la mort d’Ophélie et la Tempête. Nous avons eu ensemble une conférence avant-hier, à ce sujet, et je leur ai déclaré qu’à aucun prix, je ne consentirais à organiser cette exécution, s’ils ne m’assuraient quinze jours d’étude pour les voix et quatre répétitions pour l’orchestre. Ils se concertent maintenant à ce sujet.

La Société philharmonique a commencé ses séances avant-hier. On y a exécuté une symphonie de Hesse (l’organiste de Breslau) bien faite, bien froide, bien inutile ; une autre en la de Mendelssohn, admirable, magnifique, bien supérieure, selon moi, à celle également en la qu’on joue à Paris. L’orchestre est très bon ; à l’exception de quelques instruments à vent, il n’y a rien à lui reprocher, et Costa le dirige à merveille. Personne ne voulait croire, ce soir-là, que la Société ne m’eût encore rien demandé pour ses concerts ; c’est pourtant vrai. On dit qu’ils y seront forcés par les journaux et par leur comité. Mais je ne me livrerai qu’avec de grandes précautions aux pattes de velours de tous les vieillards entêtés qui dirigent l’institution. C’est la répétition des manières du Conservatoire de Paris.

J’aurais trop à te dire sur ces petites vanités fiévreuses et goutteuses ; et tu les devines sans peine. En résumé, je resterai ici tant que je pourrai, car il faut du temps pour s’y faire place et s’y créer une position. Heureusement, les circonstances sont favorables. Tôt ou tard, cette position arrivera et sera, me dit-on, solide. Je n’ai plus à songer, pour ma carrière musicale, qu’à l’Angleterre ou à la Russie. J’avais, depuis longtemps, fait mon deuil de la France ; la dernière révolution rend ma détermination plus ferme et plus indispensable. J’avais à lutter, sous l’ancien gouvernement, contre des haines semées par un feuilleton, contre l’ineptie de ceux qui gouvernent nos théâtres et l’indifférence du public ; j’aurais, de plus, la foule des grands compositeurs que la République vient de faire éclore, la musique populaire, philanthropique, nationale et économique. Les arts, en France, sont morts maintenant, et la musique, en particulier, commence déjà à se putréfier ; qu’on l’enterre vite ! Je sens, d’ici, les miasmes qu’elle exhale…

Je sens, il est vrai, toujours un certain mouvement machinal qui me fait me tourner vers la France quand quelque heureux événement survient dans ma carrière ; mais c’est une vieille habitude dont je me déferai avec le temps, un véritable préjugé.

La France, au point de vue musical, n’est qu’un pays de crétins et de gredins : il faudrait être diablement chauvin pour ne pas le reconnaître. Est-il vrai que Perrot ait perdu sa place ? Je ne sais si on a daigné me conserver celle de la bibliothèque du Conservatoire qui me rapportait 118 francs par mois. J’ai écrit à ce sujet au ministre de l’intérieur qui, bien entendu, ne m’a pas répondu.