Correspondance inédite de Hector Berlioz/035

Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 148-153).
◄  XXXIV.
XXXVI.  ►


XXXV.

À M. TAJAN-ROGÉ[1].


Londres, 10 novembre 1847.

Mon cher Rogé,

Je serais bien coupable de n’avoir pas encore répondu à votre aimable lettre, si les deux cent mille tracas de toute espèce qui m’ont assailli à mon retour à Paris ne me servaient d’excuse. Vous n’avez pas une idée exacte de mon existence dans cette infernale ville, qui prétend être le centre des arts. Je viens d’y échapper enfin. Me voilà en Angleterre avec une position indépendante (financièrement parlant) et telle que je n’avais pas osé l’ambitionner. Je suis chargé de la direction de l’orchestre du grand opéra anglais qui va s’ouvrir à Drury-Lane dans un mois ; de plus, je suis engagé pour quatre concerts composés exclusivement de mes ouvrages, et en troisième lieu pour écrire un opéra en trois actes destiné à la saison de 1848. L’opéra anglais ne durera que trois mois cette année et ne pourra avoir qu’une troupe de chanteurs fort incomplète à cause de la précipitation avec laquelle il vient d’être organisé et d’une circonstance fatale qui nous privera cette année du concours de Pischek (un artiste allemand merveilleux sur lequel nous comptions). Le directeur est prêt à tous les sacrifices et ne compte que sur la seconde année. Les chœurs et l’orchestre en revanche sont splendides. Pour mes concerts, nous ne commencerons qu’en janvier ; je crois qu’ils marcheront bien. Jullien (le directeur) est un homme d’audace et d’intelligence qui connaît Londres et les Anglais mieux que qui que ce soit. Il a déjà fait sa fortune et il s’est mis en tête de construire la mienne. Je le laisse faire, puisqu’il ne veut, pour y parvenir, employer que des moyens avoués par l’art et le goût. Mais la foi me manque… J’ai eu le plaisir de voir une fois madame Rogé à Paris ; elle est sans doute allée vous rejoindre maintenant. J’ai présenté votre ami à Alfred de Vigny, qui l’a engagé à venir le voir de temps en temps et à recourir à son intervention dans toutes les affaires littéraires pour lesquelles il pourrait le servir.

Vous me demandez des notes pour votre brochure ; mais je ne sais vraiment rien de plus que ce que je vous ai dit. Nos artistes deviennent de plus en plus malheureux, parce que la direction des arts devient pire. Voilà pourtant une anecdote qui pourra figurer dans votre travail. Pendant les derniers temps de la direction Pillet, les répétitions générales devenaient de plus en plus nombreuses pour les ouvrages nouveaux, sans que les besoins de l’exécution en fissent sentir la nécessité. Comme les musiciens s’en plaignaient, un jour, Habeneck et Tulou, qui connaissaient la cause de ce surcroît de travail, finirent par leur répondre : « Eh ! applaudissez donc madame X… ! Vous ne voyez pas qu’elle enrage de votre silence, et tant qu’elle n’aura pas eu un succès de répétition, un succès d’orchestre, elle vous fera piocher comme des galériens ! » En effet, l’orchestre, qui voulait en finir, se décida le lendemain à lui faire un bruyant accueil, et la diva, satisfaite, trouva que l’ouvrage marchait bien et qu’on pouvait afficher la première représentation. Que dites-vous de ce système d’extraction de l’enthousiasme[2] ?… Voilà l’Opéra débarrassé de madame X…, mais Dieu sait s’il marchera moins mal pour cela. Tout le monde pense que ce sera exactement de même que sous Pillet. Duponchel et Roqueplan n’ont pas plus de savoir que lui et détestent bien davantage toute tendance musicale. Les conséquences sont faciles à prévoir. J’ai failli entrer dans cette détestable officine comme directeur de l’exécution chorale ; mais le bonheur a voulu que je pusse faire volte-face à temps, en conservant tous les avantages. J’ai voulu garder à l’égard des directeurs une position d’ami de la maison, que je suis heureux de laisser maintenant sur le dos de mon successeur au Journal des Débats. Je ne reprendrai mes feuilletons qu’en rentrant en France, au mois de mars, ou même plus tard. J’aurai cinq ou six mois de bon temps, chaque année. Je suis engagé ici pour six ans. Je publierai seulement pendant mon séjour à Londres, cet hiver, la suite de mes lettres sur mes excursions musicales. Vous avez peut-être vu les trois premières sur Vienne et Pesth. Je vais maintenant écrire celles de Prague et de la Russie. J’ai conservé de Pétersbourg un souvenir bien vif, et je vous avoue, malgré votre désir extrême d’en sortir, que j’y reviendrais avec grande joie. Rappelez-moi à la mémoire de tous ces artistes, vos confrères, qui m’ont si chaleureusement secondé, de la famille Mohrer, de madame Merss, de cet excellent Cavos et de Romberg (à qui je dois écrire sous peu), et surtout de Guillou, ce véritable artiste, cordial, intelligent, dévoué, dont je suis si heureux d’avoir fait la connaissance. Dites-lui bien qu’il ne regrette pas trop Paris et qu’il y mourrait d’une colère contenue, s’il était obligé de l’habiter maintenant.

Desmarest a été bien sensible à votre souvenir. Je vous le dis, parce que, sans aucun doute, il ne vous l’aura pas dit lui-même, il est trop Parisien pour vous avoir répondu. Sa place à l’Opéra est devenue meilleure, sans être bien merveilleuse ; pourtant, si je pouvais parvenir à le caser convenablement ici, il m’a avoué qu’il m’y suivrait de grand cœur. J’en serais heureux sous tous les rapports ; mais il n’y a pas beaucoup de chance en notre faveur. Tout est pris, et bien pris.

Je suis venu seul à Londres ; vous pouvez en deviner les raisons. D’ailleurs, j’avais un prodigieux besoin de cette liberté qui m’a toujours et partout manqué jusqu’ici. Il a fallu non pas un coup d’État, mais bien une succession de coups d’État pour parvenir à la reprendre. Cependant, tant que nous n’aurons pas commencé nos grandes répétitions, l’isolement où je vis une grande partie de mon temps me paraîtra étrange.

Puisque j’en suis à vous faire des confidences, croiriez-vous que je me suis laissé prendre à Pétersbourg par un amour véritable autant que grotesque ?… (Ici je vous laisse rire à grand orchestre et dans le mode majeur !… Allez ! allez ! ne vous gênez pas…) Je continue. — Par un amour poétique, atroce et parfaitement innocent (avec ou sans calembour), pour une jeune (pas trop jeune) fille qui me disait : « Je vous écriverai » et qui, en parlant des obsessions de sa mère pour la marier, ajoutait : « C’est une scie ! » Combien de promenades nous avons faites ensemble dans les quartiers excentriques de Pétersbourg et jusque dans les champs, de neuf à onze heures du soir !… Que de larmes amères j’ai versées quand elle me disait comme la Marguerite de Faust : « Mon Dieu, je ne comprends pas ce que vous pouvez trouver en moi… je ne suis qu’une pauvre fille bien au-dessous de vous… il n’est pas possible que vous m’aimiez ainsi, etc., etc. » C’est pourtant si possible que c’est vrai, et que j’ai pensé mourir de désespoir quand j’ai passé devant le Grand-Théâtre en quittant en poste Pétersbourg. De plus, j’ai été réellement malade à Berlin de ne pas y trouver une lettre d’elle. Elle m’avait tant promis qu’elle m’écriverait !… Elle est sans doute mariée maintenant. Son fiancé, qui partit le soir de mon premier concert, est certainement revenu depuis longtemps.

O Dieu ! je nous vois encore sur le bord de la Newa, un soir, au soleil couchant… Quelle trombe de passion ! Je lui broyais le bras contre ma poitrine ; je lui chantais la phrase de l’adagio de Roméo et Juliette :

notation musicale

je lui promettais, je lui offrais, tout ce que je pouvais promettre et offrir… et je n’ai pas obtenu seulement deux lignes depuis mon départ. Je ne suis pas même sûr que ce soit elle qui m’a fait un signe d’adieu de loin au moment de monter en voiture à la poste !… Adieu, adieu. Vous m’écriverez, au moins, vous.

  1. M. Tajan-Rogé faisait partie de l’orchestre du théâtre impérial de Saint-Pétersbourg.
  2. Nous ne garantissons pas l’authenticité de l’anecdote, qui ressemble fort à un cancan musical. Ajoutons qu’il nous est impossible de prendre la responsabilité des opinions de Berlioz, qui sont, presque toujours, violentes, et quelquefois même injustes. (Note de l’éditeur.)