Correspondance inédite de Hector Berlioz/027

Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 133-136).
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XXVII.

À JOSEPH D’ORTIGUE.


Leipzig, 28 février 1843.

Il y a longtemps que j’aurais dû t’écrire, mais un métier de galérien comme celui que je fais me paraît une excuse suffisante à ce retard. J’ai été malade et je le suis encore des fatigues incroyables que m’ont données les répétitions de Dresde et de Leipzig. Figure-toi que j’ai fait à Dresde, en douze jours, huit répétitions de trois heures et demie chacune, et deux concerts, et qu’il m’a fallu une fois aller de Leipzig à Dresde et revenir dans le même jour, c’est-à-dire faire soixante lieues en chemin de fer, préparer mes deux concerts et revenir assister à celui que Mendelssohn dirigeait ici. Mendelssohn a été charmant, excellent, attentif, en un mot, bon camarade tout à fait ; nous avons échangé nos bâtons de chef d’orchestre en signe d’amitié.

C’est un grandissime maître : je le dis malgré ses compliments enthousiastes pour mes romances ; car des symphonies, ni des ouvertures, ni du Requiem, il ne m’a jamais dit un mot[1]. Il a fait exécuter ici pour la première fois sa Nuit du sabbat sur un poëme de Gœthe et je t’assure que c’est une des plus admirables compositions orchestrales et chorales qu’on puisse entendre. Schumann, le taciturne Schumann, est tout électrisé par l’Offertoire de mon Requiem ; il a ouvert la bouche, l’autre jour, au grand étonnement de ceux qui le connaissent, pour me dire, en me prenant la main : Cet offertorium surpasse tout !

Rien, en effet, n’a produit sur le public allemand une pareille impression. Les journaux de Leipzig ne cessent depuis quelques jours d’en parler et de demander une exécution du Requiem en entier ; chose impossible, puisque je pars pour Berlin et puisque les moyens d’exécution manquent ici pour les grands morceaux de la prose.

À Dresde, nous avons dit deux fois l’Offertoire et le Sanctus, une fois la Fantastique, une fois Harold, les ouvertures du Roi Lear, de Benvenuto, le Cinq Mai (qui a prodigieusement émotionné le parterre saxon), la cavatine de Benvenuto, une des nouvelles mélodies instrumentées récemment, la romance pour le violon, deux morceaux de Roméo, l’apothéose (deux fois) avec les deux orchestres et les chœurs, comme nous avons fait à l’Opéra de Paris avant mon départ. Reissiger conduisait l’orchestre inférieur.

Ici, j’ai donné, à mon concert, le Roi Lear, la Fantastique, qui les a plus étonnés que touchés, etc. ; le finale (le Sabbat) a été exécuté avec une précision et une fureur diabolique sans exemple. Puis on m’a demandé quelques morceaux pour un concert au bénéfice des pauvres et je leur ai donné de nouveau le Roi Lear, une mélodie avec orchestre, et l’éternel Offertoire. Ces trois morceaux ont décidément enlevé les Leipziquois. Oh ! si j’avais à Paris une salle et un chœur dont je puisse disposer sans des frais ridicules, combien je ferais entendre de choses qui vous sont à peu près inconnues !

Quant aux autres villes où j’ai donné des concerts, ce sont les ouvertures du Roi Lear, des Francs Juges et la scène aux champs de la Symphonie fantastique, qui ont produit le plus constamment de l’effet ; l’Adagio (scène aux champs) a frappé le public incomparablement plus que tout le reste. À Mannheim, ce sont les deux morceaux d’Harold, la marche des Pèlerins et la Sérénade qui ont eu les honneurs ; quant au final, nous n’avons pas essayé de le donner, l’orchestre n’était pas de force ; mais il a été enlevé à Dresde, sans toutefois que cette exécution approche de celle de Paris ; il n’y avait pas assez de violons et les trombones sont de trop honnêtes gens pour cette orgie de brigands.

Je vais tâcher de faire quelque grande exécution à Berlin. Après quoi, je m’en retournerai en concertant encore sur la route à Weimar et à Francfort, si faire se peut.

Dis-moi donc un peu où en est la gravure de mon traité d’instrumentation ; si tu n’en sais rien, fais-moi le plaisir de l’aller demander chez Schonenberger, boulevard Poissonnière ; c’est te demander en même temps de m’écrire. Tu adresseras ta lettre poste restante à Berlin. Fais-moi l’amitié aussi d’aller à l’Opéra, un de ces soirs, dire à Desmarets[2] mille et une choses de ma part et lui montrer cette lettre. Tu peux bien dire à Dieppo aussi que je n’ai pas encore trouvé son pareil, et que les trombones qui essaient l’Oraison funèbre me font bien mal à la poitrine, sans compter les oreilles. Et notre jeune armée de violoncelles, et notre brillante bande de violons, tout cela je le cherche encore en Allemagne ; mais, par exemple, en fait de trompettes, il y en a partout, et de fameuses, qui montent sans peur et sans reproches, et qui ont un son d’enfer ; les trompettes à cylindre sont très-répandues et excellentes.

Je reçois à l’instant une lettre de Meyerbeer m’annonçant qu’une fête ordonnée par le roi retarde de quelques jours mes répétitions ; il m’engage à aller en conséquence à Brunswick, où je suis attendu et où le Roi Lear m’a déjà conquis de chauds partisans. Les frères Muller écrivent aussi qu’ils se mettent en quarante-quatre pour m’aider.

Je vais donc y aller.

Adieu ; voilà toutes mes nouvelles. Mille choses à tous ceux de mes amis que tu vois quelquefois, entre autres à Perrot ; embrasse tes gamins pour moi et salue de ma part madame d’Ortigue. Elle est fidèle, comme à l’ordinaire, aux concerts du Conservatoire ?

  1. On remarquera que, malgré l’hostilité avouée de Mendelssohn, Berlioz a toujours rendu justice à cet admirable musicien et qu’aucun mauvais procédé n’a pu le faire changer d’avis à cet égard.
  2. Violoncelliste à l’Opéra.