Correspondance inédite de Hector Berlioz/019

Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 109-111).
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XIX.

À M. FERDINAND HILLER.


Paris, 18 juillet 1833.

Mon cher ami,

Vous devinez sans doute, au long et absurde silence que j’ai gardé avec vous, que l’état de liberté dans lequel vous m’avez laissé à votre départ n’a pas été long. Deux jours après que vous aviez quitté Paris, Henriette me fit prier instamment de venir la voir. Je fus froid et calme comme un marbre. Elle m’écrivit deux heures après ; j’y retournai, et après mille protestations et explications qui, sans la justifier complétement, la disculpaient au moins sur le point principal, j’ai fini par lui pardonner, et depuis lors je ne l’ai pas quittée un seul jour. Quand votre lettre m’est parvenue, le jeune homme qui me l’a remise ne m’ayant pas laissé son adresse, je n’ai pu vous envoyer la musique que vous me demandiez. J’aurais pu toutefois vous écrire plus tôt, sans l’immense préoccupation où je vis depuis longtemps. Vous veniez de faire une perte, d’ailleurs, pour laquelle je n’aurais su vous offrir que de bien pâles et faibles consolations. Vous aviez en votre père un ami qui ne s’est jamais démenti un seul instant depuis votre enfance, un guide et non un maître, un protecteur et non un gouverneur ; oh ! c’est précieux et rare. Vous avez dû ressentir une douleur étrange, inconnue, à cette séparation.

Ce que je vous dis là est peut-être mal, je rappellerai peut-être encore quelques larmes dans vos yeux, mais j’espère qu’elles seront du moins sans amertume.

Je vais partir dans deux jours pour Grenoble ; il faut que je voie si décidément j’ai aussi perdu mon père, et si je suis pour toute ma famille un paria.

Ma pauvre Henriette commence à marcher ; nous sommes allés déjà plusieurs fois ensemble nous promener aux Tuileries. Je suis les progrès de sa guérison avec l’anxiété d’une mère qui voit les premiers pas de son enfant. Mais quelle affreuse position est la nôtre ! Mon père ne veut rien me donner, espérant par là empêcher mon mariage. Elle n’a rien, je ne puis rien ou fort peu pour elle ; hier soir, nous avons passé deux heures noyés de larmes tous les deux. Sous quelque prétexte que ce soit, je ne puis lui faire accepter l’argent dont je puis disposer. Heureusement, j’ai obtenu de la Caisse d’encouragement des beaux-arts une gratification de mille francs pour elle, que je lui remettrai ces jours-ci. C’est l’attente de cette somme, que je veux lui remettre moi-même, qui retarde mon voyage. Aussitôt après, je pars pour obtenir, soit de mon père, soit de mon beau-frère, ou de mes amis, ou même des usuriers qui connaissent la fortune de mon père, quelques mille francs qui puissent me mettre dans le cas de la tirer, ainsi que moi, de l’atroce situation où nous nous trouvons.

Comme je ne sais pas trop comment tout cela finira, je vous prie de conserver cette lettre, afin que, si quelque malheur définitif m’arrive, vous puissiez réclamer toute ma musique manuscrite que je vous lègue et confie. Vous ne serez ici que dans deux mois ; ainsi, écrivez-moi une fois au moins avant. Je suis toujours à la même adresse, rue Neuve-Saint-Marc, nº 1, et je ne demeurerai absent qu’une douzaine de jours.