Correspondance inédite de Hector Berlioz/012

Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 94-96).
◄  XI.
XIII.  ►


XII.

AU MÊME.


Rome, 16 mars 1832.

Eh ! oui, damnation, il y a de quoi être en colère !

Qui diable vous empêche de mettre la main à la plume ? Vous voilà bien avancé ! Par un retard inouï de la poste, je reçois à l’instant votre lettre datée du 17 février ; elle a mis un mois pour m’arriver. Je suis malade, toujours du gracieux mal de gorge qui me tuera si je lui en laisse le temps ; je me précipite hors de mon lit, après avoir lu votre lettre, pour y répondre. Je ne sais si ma réponse sera assez tôt à Paris ; dans tous les cas, je vous adresse un mot chez votre père, à Francfort.

En fait d’argent, je puis, je le crois, vous payer cet été, à moins que M. Horace ne s’oppose à ce que je touche ma pension en bloc en quittant Rome ; mais voilà qui vaut mieux : vous avez le paquet qu’on vous a adressé, ouvrez-le, je vous y autorise. Seul et discret, prenez ma médaille qui doit y être et vendez-la chez le changeur du passage des Panoramas ; elle vaut deux cents francs, peut-être plus. Dépêchez-vous et écrivez-moi tout de suite à Florence, poste restante ; je pars le 1er mai de Rome.

Vous quittez donc Paris ! Mendelssohn aussi ! Quand j’arriverai, je n’y trouverai personne ; je m’étais accoutumé à l’idée de cette réunion ; j’y retomberai dans une solitude musicale que mes autres amis ne pourront combler ! Quand je dis mes autres, je devrais dire mon autre ; car, excepté le bon Gounet, il n’y a rien. Cela me fait mal dans le cœur ; notre fleur s’effeuille, je suis disposé plus que jamais aux affections tristes, et j’ai la bêtise d’en pleurer. Où voulez-vous que je vous retrouve !… je n’entrerai en Allemagne qu’en 1833. Je ne peux pas me mettre à votre poursuite, car ce serait une raison pour ne pas vous atteindre. Et puisque votre plume est si lourde pour vous, je ne dois guère compter sur des nouvelles de vos voyages. Eh bien, allez, ce n’est qu’une continuation de la même charge ; voyons comment nous la supporterons !

Je remercie Mendelssohn de son souvenir et de ses quelques lignes ; les sentiments que je voudrais lui exprimer sont trop tumultueusement confus en moi aujourd’hui pour que je l’essaie. Je reviens encore des montagnes où j’ai passé dix jours de vagabondage dans la neige et la glace, mon fusil à la main. Sans ma damnée gorge, j’y serais déjà retourné. J’en ai rapporté entre autres choses une petite orientale de Hugo[1], pour une voix et piano. Ce petit morceau a un succès incroyable ; on en prend des copies partout, chez M. Horace, chez madame Fould, chez l’ambassadeur, chez des Français de leur connaissance, etc. ; tous les pensionnaires de l’Académie me cornent ce malheureux morceau, à table, dans les corridors, au jardin ; ils commencent à me le faire suer ; il n’y a pas jusqu’à M. Horace qui ne le chante. Ah ! pour le paquet en question, j’oubliais, remettez-le à Gounet.

En quittant Rome, j’irai visiter l’île d’Elbe et la Corse, pour me gorger de souvenirs napoléoniens ; j’espère ne pas trouver de belle occasion pour l’autre île, car je serais capable de succomber à la tentation.

Qu’il est grand là surtout ! quand, puissance brisée, Des porte-clefs anglais misérable risée, Au sacre du malheur il retrempe ses droits, Tient au bruit de ses pas deux mondes en haleine Et, mourant de l’exil, gêné dans Sainte-Hélène, Manque d’air dans la cage où l’exposent les rois !

Oh !!!!!!!!

Enfin ! après tout, je serai à Paris au mois de novembre et de décembre, nous pourrons encore nous y voir ; mais Mendelssohn n’y sera pas. Alors je le reverrai à Berlin, ou je ne le reverrai pas. Comme toujours, j’ai su par une lettre plus jeune que la vôtre, qu’on avait donné au Conservatoire la ravissante ouverture du Songe d’une nuit d’été. On en parle avec admiration, il n’y a pas de fugue là dedans.

Adieu… adieu… adieu… Souviens-toi de moi ! (Shakspeare, Hamlet.)

Je vais me recoucher, je meurs de froid.

  1. La romance de la Captive.