Correspondance inédite/Lettre à un ami

Texte établi par J.-Wladimir BienstockE. Fasquelle (p. 229-236).

LETTRE À UN AMI[1]


J’ai été très heureux, cher…, de recevoir votre lettre. Depuis longtemps déjà je pensais à vous et à ce même sujet, le plus important au monde, dont vous me parlez.

Non seulement je n’ai pas changé d’avis sur la nécessité de subvenir soi-même à ses premiers besoins, mais j’en sens plus que jamais l’importance et le tort que j’ai de ne pas le faire. Beaucoup de causes m’en ont empêché, mais je ne les énumérerai pas, parce que la cause principale, c’est ma faiblesse, ma faute.

C’est pourquoi la réception de votre lettre me cause une joie morale — le reproche et le souvenir. Une seule chose me console, c’est qu’en vivant mal je ne me trompai pas, je ne me justifiai pas, et je ne me suis jamais dit que je peux me débarrasser du travail parce que j’écris des livres, au contraire, j’ai toujours reconnu ce que vous dites. S’il m’est nécessaire de lire un bon livre, c’est aussi nécessaire à celui qui travaille pour moi ; de même, si je puis écrire un bon livre, il y a des centaines et des milliers de gens qui en écriraient de meilleurs s’ils n’étaient accablés de travail.

Ainsi, non seulement je ne suis pas en désaccord avec vous, mais plus que jamais, sentant ma faute et en souffrant, je reconnais l’importance fondamentale de la négation du droit de jouir du travail forcé d’un autre.

En pensant à vous, et entendant parler de vous, j’ai compris tout ce qu’a de pénible votre situation et, en même temps, je n’ai cessé de vous envier. Ne vous attristez pas, cher ami : « Celui qui souffrira jusqu’à la fin sera sauvé » se rapporte précisément à votre situation. Je pense qu’aucune situation ne peut empêcher de penser juste (ce que je vois d’après votre lettre), seuls l’oisiveté et le luxe empêchent de penser bien, et je le sens souvent pour moi-même.

Quelque étrange et mauvais que puisse paraître que moi, qui vis dans le luxe, me permette de conseiller aux autres de vivre dans la pauvreté, je le fais hardiment, parce que je ne doute pas un moment que votre vie ne soit bonne devant votre conscience et devant Dieu, et que ce ne soit la vie la plus nécessaire et la plus utile aux hommes. Tandis que mon activité, quelque utile qu’elle puisse paraître à certains hommes, perd, si non tout, j’aime à le croire, mais la plus grande partie de son importance, parce que ma vie n’est pas entièrement en accord avec ce que je professe.

J’ai eu, ces jours-ci, la visite d’un Américain, Bryan, un homme très intelligent et très religieux. Il me demanda pourquoi je crois nécessaire le simple travail manuel. Je lui ai répondu presque la même chose que ce que vous m’écrivez ; 1o que c’est un indice de franchise quant à la reconnaissance de l’égalité des hommes ; 2o que le travail manuel nous rapproche de la majorité des travailleurs, desquels nous sommes séparés par un mur, tout en profitant de leur misère ; 3o que le travail manuel nous donne le bien supérieur : la tranquillité de la conscience, que ne peut avoir l’homme sincère qui jouit des services des esclaves.


Voici donc une réponse au premier point de votre lettre.

Passons maintenant au second point, le plus délicat : l’éducation religieuse.


Dans l’éducation, en général, éducation physique aussi bien qu’éducation intellectuelle, je crois que le principal, c’est de ne rien imposer par force aux enfants, mais d’attendre les besoins qui se manifestent en eux et d’y répondre. Et cela est d’autant plus nécessaire dans la partie principale de l’éducation : l’éducation religieuse.

De même qu’il est inutile et nuisible de faire manger un enfant qui n’a pas faim ou de le forcer d’étudier des sciences qui ne l’intéressent pas et ne lui sont pas nécessaires, il est encore plus nuisible d’inspirer aux enfants des idées religieuses quelconques, qu’ils ne demandent même pas, de les formuler pour la plupart grossièrement et, par cela, de violer ce rapport religieux envers la vie, qui peut-être inconsciemment, naît et s’établit chez l’enfant.

Une seule chose me semble nécessaire : répondre, mais avec une entière franchise, aux questions posées par l’enfant.

Il paraît simple de répondre franchement aux questions de l’enfant touchant la religion, mais, en réalité, lui seul peut le faire, qui s’est déjà répondu à lui-même, tout à fait sincèrement, aux questions religieuses sur Dieu, sur la vie, sur la mort, sur le bien, sur le mal, ces mêmes questions que les enfants posent toujours très nettement.

Et c’est ici que se confirme ce que j’ai toujours pensé sur l’éducation et dont vous me parlez dans vos lettres, à savoir que l’essentiel pour l’éducation des enfants réside en l’éducation de soi-même. Quelque étrange que cela paraisse, cette éducation de soi-même est l’œuvre la plus puissante de l’influence des parents sur les enfants, et ce premier paragraphe que vos voisines ont adopté : perfectionne-toi toi-même, est l’action de beaucoup la plus supérieure, et, quelque étrange aussi que cela paraisse, la plus pratique, dans le sens de servir les autres et d’agir sur eux. Dans l’éducation, les conditions de votre vie austère, que sûrement vous n’appréciez pas à leur valeur, sont les plus avantageuses pour l’éducation. Votre vie est sérieuse, et les enfants le voient et le comprennent.

Et si vous voulez de moi une indication précise : savoir ce qu’il faut lire ou donner à lire aux enfants pour leur éducation religieuse, je pense qu’il ne faut pas se borner aux écrits religieux d’une seule croyance, chez nous chrétienne, mais, tout en profitant de la littérature pédagogique chrétienne, s’adresser en même temps à la littérature bouddhique, brahmanique et hébraïque.

Je suis très heureux de cet échange d’idées avec vous. Je désirerais que vous en retirassiez un centième de l’utilité que j’y trouve ; c’est pourquoi je voudrais que ce fût plus souvent.

Vous aimant,
L. Tolstoï.

Iasnaïa Poliana, 10 décembre 1903.

  1. Nous donnons à cette place, cette lettre datée de 1903, parce qu’elle traite le même sujet que la précédente.