Correspondance inédite/Extrait d’une lettre à un ami




EXTRAIT D’UNE LETTRE À UN AMI


… La difficulté que vous avez rencontrée pour répondre au jeune homme qui voudrait suivre les demandes de sa conscience et qui, en même temps, sent l’impossibilité de quitter et d’attrister sa mère, je la connais, et il m’est arrivé quelquefois de répondre à ce sujet.

La doctrine du Christ n’est pas une doctrine qui impose certains actes. La doctrine du Christ n’impose rien à ceux qui la veulent suivre. Elle consiste, comme signifie le mot même « Évangile » (Annonciation du bien), en la connaissance du vrai bien de l’homme. Une fois que l’homme s’est pénétré de la conscience de son vrai bien, du bien de sa vie éternelle, de cette vie qui ne se borne pas à ce monde et consiste dans l’accomplissement de la volonté de Dieu, quand il a compris que commettre l’assassinat ou s’y préparer, comme le font ceux qui deviennent militaires, est contraire à cette volonté, alors aucune considération ne peut forcer cet homme à agir contrairement à son vrai bien.

S’il y a lutte intérieure, et si, comme dans le cas dont vous parlez, les considérations familiales l’emportent, c’est la preuve que la vraie doctrine du Christ n’est pas comprise par celui qui ne peut la suivre. Cela prouve seulement qu’il voudrait paraître chrétien, mais qu’il ne l’est pas en réalité. C’est pourquoi je trouve inutile et souvent même nuisible de propager certains actes, ou l’abstention d’actes, comme le refus du service militaire, etc. Il faut que tous les actes proviennent non du désir de suivre certaines règles, mais de l’impossibilité absolue d’agir autrement. C’est pourquoi, quand je me trouve dans la situation où vous vous êtes trouvé devant ce jeune homme, je conseille toujours de faire tout ce qu’on exige : entrer au service, servir, prêter serment, etc., si toutefois c'est moralement possible ; de ne s’abstenir de rien tant que ce ne sera pas aussi moralement impossible qu’il est impossible à un homme de déplacer une montagne ou de s’élever dans l’air. Je leur dis toujours : « Si vous voulez refuser d'entrer au service militaire et supporter toutes les conséquences de ce refus, tâchez d’arriver jusqu’à tel degré de certitude et de clarté qu’il vous soit impossible de prêter serment et de faire des exercices avec un fusil, comme il vous est impossible d’étrangler un enfant ou de faire quelque chose de semblable. Mais si cela vous est possible, faites-le ; mieux vaut qu’il y ait un soldat de plus qu’un hypocrite ou un renégat, ce qui arrive avec ceux qui entreprennent des œuvres au-dessus de leurs forces. » C’est pourquoi je suis convaincu que la vérité chrétienne ne peut pas se développer par la propagande de certains actes extérieurs, comme cela se fait dans la fausse religion chrétienne, mais seulement par la destruction et l’anéantissement des séductions et surtout par la conviction que le seul vrai bien de l’homme se trouve dans l’accomplissement de la volonté de Dieu, qui est la loi et la mission de l’homme.

Au moment où je vous écris, deux jeunes gens de mes amis sont enfermés, l’un dans la prison, l’autre dans une maison d’aliénés, pour refus de service militaire. L'un d’eux est un jeune peintre de Moscou, et je tâche de l’influencer le moins possible pour le refus, car je sais que pour supporter toutes les souffrances qui l’attendent, il lui faut une force qui ne peut venir du dehors. Il lui faut la conviction inébranlable que sa vie n’a pas d’autre sens que l’accomplissement de la volonté de Celui qui l’a envoyé ici-bas, et cette conviction est intérieure. Je puis aider à sa formation, mais je ne puis pas la lui donner, j’ai surtout peur de lui faire croire qu’il y a en lui cette conviction si elle n’y est pas…

… L’idée de la grève militaire a déjà été émise à l’avant-dernier congrès socialiste par un de vos compatriotes que j’estime beaucoup, bien que j’aie oublié son nom (Domelle, je crois). Si vous voulez me faire plaisir, écrivez-moi encore une fois et donnez-moi LETTRE A UN AMI 311 quelques renseignements sur ce socialiste dont l’activiié est très remarquable. LEITBE A U.N4 AMJ, Votre lettre nia, fait plaisir. Voire opinion sur la non-resistance au mal est tout à fait juste. lil est parfois triste de penser que- notre société se trouve- en de- si profondes ténèbres et qu’il faiut faire de grands efforts —-· ceux mêmes que vous avez d»éploye—s_ et dont peu sont capables-- pourse-deba1*12a,sse1·, dfuagi cote-, des piègesdu christianisme formel et monsomger, de lautre, du léibéralisme réveluliennaire qui possède la presse, et pour comprendre les vérités les plus simples, eommedeux et deux · font quatre,. dans le domaine- moral, c’est-à—d_ire ` pour cœmprendr-e q,uÈi·l ne faut pas soi—même faire le mal comme- lequel on lutte. Toutes ces eëiplmelbiom sur·Le.neu-1·esisxtanee,, i qui semble si compliquée, et les·arg·uments qu’0n lui oppose viennent de ce quan lieu 312 CORRESPONDANCE INÉDITE de comprendre qu'il est dit : « Ne t’oppose pas au mal ou à la violence par le mal ou la vio— lence », on comprend : « Ne t’oppose pas au mal », c`est—à—dire : sois indifférent au mal. Tandis que la lutte contre le mal est le seul but extérieur du christianisme, et que le com- mandement de la non-résistance au mal est donné comme le moyen de lutte le plus efücace contre lui. Il est dit : Vous ètes habitués à lutter contre le mal par la violence et par la vengeance, c’est un mauvais moyen; le meilleur moyen n’est pas la veng^ance mais la bonté. C’est comme si quelqu’un essayait d’ouvrir ` à l'extérieur une porte qui s'ouvre à l’intérieur et qu’une personne voyant cela lui disait 2 ne poussez pas, mais tirez à vous. Mais cela n'arrivc que dans notre société cultivée, qui est si en retard. En Amérique, par exemple, cette question a été discutée de tous côtés il y a cinquante ans, et maintenant il n'en reste plus rien a dire; c’est comme si on voulait discuter, de nos jours, le systeme de Copernic — ou celui de Galilée. LETTRE A UN AMI 313 Ainsi, d’un côté, il est parfois très triste de voir notre ignorance, et d'autre part elle n’est pas sans utilité. Celui qui, comme vous, com- prend spontanément ce mensonge et cette ignorance a tous les gages d'un entendement plus fort que celui pour qui on a mâche tout cela pour le lui mettre dans la bouche. Sur une seule chose vous n’avez pas raison, c’est d`être timide. Acceptez la discussion sur les « en- ragés ». Quand il s’agit d’idées, on ne peut admettrele moindre compromis; le compromis existe sûrement en pratique (comme vous le dites avec raison), c’est pourquoi il faut d’autant moins l°admettre en théorie. Si je veux faire une ligne droite qui soit le plus près possible de la droite géométrique, je ne peux pas admettre pour une seconde que la ligne droite n'est pas la plus courte distance d’un point à un autre. Si j’admettais qu’on peut enfermer un homme enragé, je devrais admettre aussi qu’il faut le tuer; autrement pourquoi soulI`rira—t—il? Prenez même un chien enragé 2 on ne peut aussi ni Fenfermer, ni le tuer. Si j’admets qu’on peut enfermer un homme 27 très enragé, alors on pourra, et quelqu’un trouvera utile, d'enfermer vous et moi. N'ayez pas la peur que vous avez de discuter dans ce sens. Si l’ou peut enfermer, alors existera la violence dom soulïiïre actuellement: le monde. En Russie, il y a cent mille personnes enfermées; si ou les mettait eu liberté qu`y amv21it—il. de si terrible? Eemiragé me tuera, tuera vous, ma fille, votre mère;". Mais qu`y—h-il à, cela de si horrible ? Nous tous pousvoms et devons mourir, mais nous ne de·voxms pas faire le mal. lûhmbolzcl les mirages tuent rareumeuih; et deus, ce cas, celui qu'il faut plaindre, secourir, ce n'est pas moi, mais, lui ; c’est à lui qu’il faut venir en aide, à lui qu'il faut penser.

Si, pour leur sécurité, les hommes n’enfermaient pas et ne tuaient pas ces enragés — ces criminels — dans ce cas, ils prendraient toutes les précautions pour qu'il n'y en eût pas d’autres.

J’ai connu un homme tout à fait sauvage, un vagabond de quarante-cinq ans ; il errait avec sa fille qu’il violait, et dormait l'hiver en plein champ ; je sais qu’un garçon de dix-sept ans a

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tué sa sœur, âgée de cinq ans et a fait de sa graisse des chandelles afin que toutes les ser- rures s’ouvrent et qu’il puisse voler; je sais qu’un élève de mon école, après avoir été mis en apprentissage, est devenu alcoolique, ce qui lui =a valu une maladie du cerveau, et, pour la tranquillité de sa famille et de son entourage, il a été enfermé dans »mm1·e maison d’aliénés ou il est mort; mrous avons tous entendia parler de Skoublinskaia. Et vo¤i·là,·0·n 'les jugera tous, puis om les ·evn*fe11me‘1=a pour ·q u’·i*ls ne ¤no·ui·s em- pe'clh·e*n*t pas de ¤p*1*épare·r d’autres êtres eoimrme eux, et nous dirons que ce serait horritble ·de- les laisser enliberté. Nou, s’·ils étaient en liberté, il n’y aurait pas parmi nous dihommes sau- vages, pas d’enfants qui font des bougies de la graisse —··e leurs sœurs, pas d'=l¤ro·mmes buvant . ju·sq11¥à€la*folie, pas de Slc0ubl·inskaia... Que lD~i•eu vous aide à suivre le chemin dans lequweîl. vous mwrcllnez. ‘C’·es1; le seul*. L Les Heuxlldttres précédentes datent de l900. Voir Les gïqîlhs rde l’!1*u(Lve et !’/ao•0les·¢l‘u:»z homme libre, edition?. W.