Correspondance entre Alexis de Tocqueville et Arthur de Gobineau/03

Anonyme
Correspondance entre Alexis de Tocqueville et Arthur de Gobineau
Revue des Deux Mondes5e période, tome 40 (p. 522-551).
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CORRESPONDANCE
ENTRE
ALEXIS DE TOCQUEVILLE
ET
ARTHUR DE GOBINEAU

DERNIÈRE PARTIE[1]
(1856-1859)


Téhéran, le 1er mai 1856.

Monsieur, Vous avez probablement reçu, à l’heure qu’il est, le Mémoire que vous m’avez si affectueusement demandé pour l’Académie des Sciences morales et politiques…

Je suis un peu contrarié, sans être très ému, de la manière lente dont la connaissance de mon livre et des opinions principales qu’il contient se répand en France. J’ai reçu d’Amérique mon premier volume traduit, commenté, annoté par un M. Hotz de Montgomery et le docteur Nott de Mobile avec des lettres où ils paraissent prendre la chose à cœur. En Allemagne, la Gazette d’Augsbourg, dans un article dont je ne connais pas l’auteur, se plaint qu’on se sert de mes idées sans en indiquer toujours la source, ce qui veut dire qu’on s’en préoccupe ; et on m’écrit qu’un livre y a paru ou va y paraître qui se donne pour construit d’après mes données : d’Angleterre ou de Suisse, je reçois également des avis pareils, et chez moi, on me délaisse un peu. Je ne crains pas que vous me soupçonniez de haleter après la louange ; vous seriez plus disposé peut-être à me croire altéré de combat. Ni l’un ni l’autre, au fond. Mais je voudrais qu’on me discutât sérieusement dans mon pays. Je ne sais que trop d’où vient le silence, et ça ne fait pas trop d’honneur aux nôtres. Ces gens-là qui sont toujours prêts à mettre le feu partout, matériellement, et qui ne respectent rien, ni en religion ni en politique, ont toujours été, de tout temps, les plus grands lâches du monde en matière scientifique. Toute nouveauté leur fait une peur étrange, et ils vont si loin dans ce sens qu’ils n’aiment pas même à la combattre, de peur de la toucher. C’est ainsi qu’avec leur peu dégoût organique pour le protestantisme, ils l’ont laissé établir partout au XVIe siècle. Ils ont joué avec, ils en ont ri, quand il est né, ils en ont approuvé un peu ; ils s’en sont dégoûtés ensuite, ils ne l’ont pas su combattre, et pour s’en débarrasser, ils n’ont rien pu faire ensuite que la guerre civile, là où, les choses prises à temps, quelques gens habiles auraient suffi pour démontrer à tout le monde qu’il ne fallait pas prendre un chemin aboutissant à un but dont l’esprit national ne voulait pas. Ainsi de toutes les sciences. Du grand au petit, c’est la même chose. Pour être si révolutionnaires, nous ne sommes guère novateurs.

Je vous demande donc votre protection en ceci. Je n’aurais pas trop bonne grâce à le faire, sachant que vous ne m’approuvez pas, s’il s’agissait d’obtenir une apologie ; mais ce n’est rien moins que cela que je veux, c’est de la discussion d’abord, et ensuite, montrer que j’ai raison. Mais si on ne me discute pas, c’est absolument comme si on me comblait d’éloges irréfléchis. Les choses tombent d’elles-mêmes dans ce double état. Faudra-t-il que j’attende que mes opinions rentrent en France, traduites de l’anglais ou de l’allemand ? Je sais que ce n’est pas sans exemple, mais je voudrais faire tout au monde pour me soustraire à cette dure nécessité.

Je voudrais bien que vous puissiez causer de cela avec M. Mérimée. Je lui en parle aujourd’hui, après lui avoir donné des détails un peu excessifs, je le crains, sur l’Afghanistan. Voici une idée qui m’est venue. Le général de Prokesch-Osten a annoncé à l’Académie des Sciences de Vienne dont il est membre, qu’il se proposait de lui envoyer un examen critique de ma doctrine historique, et l’Académie a accepté, exceptionnellement, par égard pour lui, tout en faisant remarquer que c’était sortir de ses habitudes. M. de Rémusat, l’année dernière, m’avait promis d’en faire à peu près autant à l’Académie des Sciences morales et politiques. Je doute qu’il l’ait fait. M. Mignet avait eu la bonté de l’en presser beaucoup. Il me l’avait promis, mais je ne puis nier que sa disposition d’esprit devait l’y faire répugner, « car, me disait-il, si ce que vous dites est vrai, j’aime mieux que ce soit un autre que moi qui l’affirme. » Si vous pouviez prendre cette tâche à sa place, je sais que vous ne craindriez pas la nouveauté de la doctrine, et il ne me manquerait, pour être tout à fait heureux, que de vous voir convaincu par mes dernières raisons que la moralité n’est pas engagée dans le débat et qu’une histoire écrite comme je l’entends est tout aussi sévère pour le mal que la méthode de Tacite ou de Thucydide et un peu plus clairvoyante sur les causes. J’avoue que je caresse beaucoup celle idée de vous voir mettre votre lumière devant ce que j’ai fait. A qui demanderai-je quelque chose, sinon à vous ?

Comte DE GOBINEAU.


Tocqueville, le 30 juillet 1836.

Je suis bien en retard avec vous, mon cher ami ; mais je suis sûr que vous avez excusé mon long silence, sachant le triste événement qui le causait. Vous n’ignorez pas que j’ai eu le grand malheur de perdre mon père vers l’époque où votre mémoire m’arrivait, et au moment même où je recevais votre dernière lettre, celle du 1er mai. Vous avez pu jeter assez profondément les yeux dans l’intérieur de notre famille pour savoir la place qu’y tenait notre bon et cher père, et pour comprendre quel trouble affreux a dû jeter dans toute notre existence sa perte. Presque aussitôt après sa mort, nous avons quitté Paris et sommes venus nous renfermer dans la retraite d’où je vous écris.

Venons à vous. Votre mémoire m’a très intéressé, et je ne doute pas qu’il ne produise le même effet sur l’Académie. Il l’a déjà produit sur Mignet, qui s’est chargé de le lire en mon absence. Il n’a pu encore le faire, à cause de l’encombrement des lectures déjà retenues. Mais cela, je crois, ne tardera guère. Tous ces détails doivent déjà vous être connus par la correspondance de d’Avril, qui continue à se montrer pour vous très bon ami. Ce qu’il n’a pu vous dire, c’est tout le regret que j’éprouve de ne pouvoir, moi-même, me charger de la lecture de votre travail et le faire précéder, comme je le voulais, d’un petit préambule sur Fauteur. Mes raisons de ne pas le faire ne sont que trop bonnes.

J’avoue que, même sans ces raisons, j’aurais été un peu embarrassé de soulever dans le sein de l’Académie la discussion que vous désirez sur votre grand ouvrage. Je ne pourrais le faire qu’en attaquant vivement vos idées, ce qui me répugne tout à fait. Vous savez que je ne puis me réconcilier avec votre système d’aucune façon, et j’ai l’esprit si toqué à cet endroit que les raisons mêmes que vous me donnez pour me le rendre acceptable m’enfoncent de plus en plus dans mon opposition qui ne demeure latente qu’à cause de mon affection pour vous. Vous vous comparez dans votre avant-dernière lettre à un médecin qui annonce à un malade qu’il a une maladie mortelle et vous dites : Qu’y a-t-il là d’immoral ? Je réponds que, si l’acte n’est pas immoral en lui-même, il ne peut produire que des conséquences immorales ou pernicieuses. Si mon docteur me venait dire un de ces matins : Mon cher monsieur, j’ai l’honneur de vous annoncer que vous avez une maladie mortelle, et comme elle tient à votre constitution même, j’ai l’avantage de pouvoir ajouter qu’il n’y a absolument aucune chance pour en réchapper d’aucune manière, je serais d’abord tenté de battre le médecin. Secondement, je ne verrais plus autre chose à faire que de me mettre la tête sous la couverture et d’attendre la fin prédite, ou si j’avais l’humeur qui animait les personnages de Boccace durant la peste de Florence, je ne songerais qu’à m’abandonner sans efforts à tous mes goûts, en attendant cette fin inévitable, afin de faire au moins la vie, comme on dit, courte et bonne. Encore je pourrais mettre à profit la sentence en me préparant à la vie éternelle, mais il n’y a pas de vie éternelle pour les sociétés. Ainsi donc, votre médecin n’aurait décidément pas ma pratique. J’ajoute que les médecins, comme les philosophes, se trompent souvent dans leurs pronostics, et j’ai vu plus d’un homme condamné par eux se porter ensuite très bien et en vouloir au docteur qui l’avait inutilement effrayé et découragé. Vous voyez, mon très cher ami, qu’étant très disposé à admettre les talens de l’auteur, je ne saurais faire valoir ses idées. Néanmoins, comme j’ai un grand désir d’appeler l’attention sur vous, si j’étais à Paris, je ferais de mon mieux pour susciter soit un éloge, soit même une demi-critique de vous de la part d’un de nos confrères, et, dans la discussion ainsi élevée, je glisserais volontiers un mot qui, tout en faisant mes réserves sur l’esprit du livre, mettrait en relief le mérite de l’écrivain. Mais ces choses ne peuvent se faire de loin, et il faut attendre pour les réaliser l’hiver prochain.

Vous vous plaignez avec raison du silence qu’on garde en France sur votre livre. Mais vous auriez tort de vous en affecter, car la raison principale naît de causes très générales que je vous ai déjà indiquées, et qui ne sont pas de nature à vous diminuer personnellement en rien. Il n’y a place aujourd’hui en France à aucune attention durable et vive pour une œuvre quelconque de l’esprit. Notre tempérament, qui a été si littéraire, pendant deux siècles surtout, achève de subir une transformation complète qui tient à la lassitude, au désenchantement, au dégoût des idées, à l’amour du fait et enfin aux institutions politiques qui pèsent comme un puissant soporifique sur les intelligences. La classe qui en réalité gouverne, ne lit point et ne sait pas même le nom des auteurs ; la littérature a donc entièrement cessé de jouer un rôle dans la politique, et cela Ta dégradée aux yeux de la foule. Comment voulez-vous qu’un livre de philosophie transcendante comme le vôtre, qu’un livre en quatre volumes, tout rempli d’érudition, puisse parvenir à troubler le profond sommeil léthargique qui appesantit en ce moment l’esprit français ? Il y a vingt ans, on aurait pu voir dans vos systèmes un moyen d’attaquer l’Eglise, et cela (outre le mérite scientifique du livre) vous aurait donné des prôneurs et des lecteurs. Mais vous n’ignorez pas qu’aujourd’hui nous sommes devenus extrêmement dévots. Le curé de mon village nous donne tous les jours en exemple au prône les vertus chrétiennes de l’Empereur, sa foi, sa charité et le reste… Granier de Cassagnac va à confesse. Que vous dirai-je ? en même temps que nous pensons plus que jamais et uniquement aux biens de la terre, nous avançons chaque jour davantage dans la voie de la sainteté. Je vous assure que Mérimée lui-même, qui, entre quatre yeux, se vante encore de n’avoir jamais été baptisé, n’oserait préconiser en public des doctrines comme les vôtres. Car, enfin, il faut bien reconnaître que, bien que vous donniez des coups de chapeau à l’Eglise et que vous fassiez, peut-être de bonne foi, de grands efforts pour ne pas vous placer hors de son giron, le fond même de votre système lui est hostile, et que presque toutes les conséquences qu’on est en droit d’en tirer vont plus ou moins contre ses propres théories. Cela fait que vous trouverez en France beaucoup de gens qui vous diront comme Rémusat : Je crois ce que vous avancez, mais j’aime mieux que d’autres le proclament ; mais vous en rencontrerez difficilement un qui voudra se porter en avant comme votre champion. Je crois donc que la chance de votre livre est de revenir en France par l’étranger, surtout par l’Allemagne. Les Allemands, qui ont seuls en Europe la particularité de se passionner pour ce qu’ils regardent comme la vérité abstraite, sans s’occuper de ses conséquences pratiques, les Allemands peuvent vous fournir un auditoire véritablement favorable, et dont les opinions auront tôt ou tard du retentissement en France, parce que de nos jours tout le monde civilisé ne forme qu’un pays. Chez les Anglais et les Américains, si on s’occupe de vous, ce sera dans des vues éphémères de parti. C’est ainsi que les Américains dont vous me parlez et qui vous ont traduit me sont très connus comme des chefs très ardens du parti anti-abolitionniste. Ils ont traduit la portion de votre ouvrage dont s’accommodaient leurs passions, celle qui tendait à prouver que les noirs appartenaient à une race différente et inférieure, mais ils n’ont rien dit de la portion de votre œuvre qui ferait penser que la race anglo-saxonne est, comme toutes les autres, en décadence. Je crois donc qu’un livre qui a autant de mérite réel que le vôtre est appelé à prendre une place considérable dans l’esprit des penseurs de tous les pays, mais que, sauf en Allemagne peut-être, il n’est pas destiné à agiter la masse des lecteurs auxquels il n’arrivera qu’un retentissement de votre œuvre.

Vous savez sans doute, que, de mon côté, j’ai repris sérieusement le métier d’auteur, malgré tout le mal que je viens d’en dire. J’ai prié d’Avril de vous envoyer un exemplaire de mon livre. Je n’ai pas, assurément, à me plaindre, quant à présent, du public ni des journaux, mais je vous prie de croire que je suis assez intelligent pour ne pas me faire d’illusion sur cette sorte de succès. J’ai fait un livre court ; j’ai pris le seul sujet qui puisse encore exciter jusqu’à un certain point l’attention publique et que, malgré cela, il soit encore permis de discuter : la Révolution française. On avait montré jusqu’ici le dessus de l’objet ; je l’ai retourné et j’ai montré le dessous. Un certain nombre de passions encore vivantes ont trouvé leur compte à m’accuser ou à me louer. De là, un certain bruit qui dure encore. Mais je sais bien que le lecteur que mon livre émeut le plus est encore plus ému du cours de la rente. Je serais curieux d’avoir votre opinion sur cet ouvrage qui, s’il ne me donne pas de renommée durable, m’a, du moins, aidé à passer de mauvais temps et transformé en bonnes années le passage toujours si difficile des affaires à la retraite. Maintenant, j’ai tant pris de goût à la vie que je mène, je la trouve si favorable au bien-être de mon esprit et à ma santé, que j’aurais bien de la peine à la quitter s’il le fallait. Mais les premiers temps où je l’ai menée eussent été bien rudes, si, sortant de la politique agité et malade, je n’avais pas préparé de longue main une occupation qui pût non seulement me remplir, mais me passionner… Mille amitiés.


Téhéran, le 29 novembre 1856.

Monsieur,

Avec tout ce plaisir extrême que j’ai à recevoir vos lettres, je suis resté bien longtemps sans répondre à la dernière, bien que j’en eusse plus d’envie encore peut-être que pour toutes les autres. Ne m’accusez pas. Je viens de traverser l’aventure asiatique la plus rude et la plus pénible que j’aurai jamais. Mme de Gobineau s’étant trouvée enceinte et, du même coup, abandonnée par sa femme de chambre française, il ne pouvait être question d’aucune manière qu’elle restât ici. Nous nous sommes donc mis en route pour la frontière russe. Après seize jours de marche très heureux, nous avons traversé une contrée infestée de rivières, et Diane a pris la fièvre des marais. Nous l’avons portée à grand’peine à Tébriz où elle est restée vingt-cinq jours, plus près de la mort que de la vie ; je vous laisse à penser ce que nous avons senti et comment nous avons vécu. Enfin, Dieu nous l’a rendue. Je les ai conduites jusqu’à l’Araxe, sur le territoire russe ; j’ai une lettre de Tiflis qui me dit que Diane va très bien, et grâce à un ami incomparable, le général de Prokesch, je pense que maintenant ma femme et ma fille sont toutes deux en sûreté à Constantinople, d’où elles se rendront à Paris. Moi, cependant, je suis revenu ici en quatorze jours, traînant avec moi ma maison civile et militaire à peine en état de suivre ; car, pendant que Diane absorbait toutes mes pensées, sur vingt-deux hommes que j’avais dans mon camp, dix-huit étaient malades, un est mort, la femme du consul anglais de Téhéran est morte, la femme de chambre, dont la désertion avait été la cause première de tous ces malheurs, est morte, et mon intendant persan n’est pas encore rétabli. Mais enfin, je suis arrivé, et me voilà chargé d’affaires, tout seul avec un drogman : le reste de la légation, y compris tous les domestiques européens, est ou mort, ou retourné en France. Je vous avoue que, sauf le chagrin moral que j’ai d’être séparé de ma femme et de ma fille que je n’ai jamais quittées, je ne sens nullement le poids de la solitude. Au fond, je m’arrange très bien des Persans, Afghans, Parsis avec lesquels je vis ; il en résulte seulement que je ne parle ou n’entends le français que quand les Russes viennent me voir, ce qui n’est pas un si grand mal que ça en a l’air. Les Persans me savent gré de la façon dont je vis avec eux, et comme je suis le premier diplomate, depuis Darius, qui ait parlé lui-même avec eux et traité les affaires directement, sans interprète, ils me disent qu’ils sont contens de moi et me comblent d’amabilités.

J’ai lu votre livre avec l’empressement que vous pouvez croire, puis je l’ai laissé à Tébriz aux mains d’un homme d’une rare distinction d’esprit, M. de Khanikofî, consul général de Russie qui me t’a demandé avec insistance. Puisque vous voulez bien me permettre de vous en parler, je le ferai ; mais avant, permettez-moi aussi de répondre à une phrase de votre lettre qui concerne mes propres opinions. Il est nécessaire que j’éclaircisse ce point-là, qui tient de près à ceux dont je vais parler.

Vous me paraissez, sinon révoquer en doute, au moins être en suspens sur la portée réelle des déclarations catholiques qui se trouvent dans mon livre. Il paraît qu’à cet égard je n’ai pas été assez précis, et je le regrette ; si, d’une part, le professeur de Ewald, l’illustre hébraïsant, m’accuse d’être un des adeptes de la Compagnie de Jésus, en termes d’ailleurs fort polis, monsieur… — je ne me rappelle plus son nom, — a dit, dans le Journal des Débats, que j’étais matérialiste : d’autres, vous-même, inclinent à croire que j’ai fait acte de déférence pour la tournure d’idées à la mode, et que ma religion n’a pas plus de conséquence.

Comment, vous, qui me connaissez si bien, pouvez-vous accueillir un tel soupçon ? Est-ce que cela me ressemble ? Suis-je vraiment l’homme à flatter une opinion qui me semblerait fausse, et ne serais-je pas plutôt un peu trop enclin à accuser celle qui ne me semblerait pas suffisamment vraie ? Qu’est-ce que mon Essai sur les Races, sinon une preuve que je ne crains ni n’accepte les idées les plus reçues et les plus chères à ce siècle-ci ? Croyez-vous que j’aurais voulu par une lâcheté, qu’au fond on ne me demandait pas, faire excuser des hardiesses que je n’avais pas besoin de commettre ? Non, si je dis que je suis catholique, c’est que je le suis. Dans la dernière perfection ? Assurément non, et je le regrette, et je désire que cela soit un jour ; quand je dis catholique, c’est catholique tout à fait, cœur et intelligence, et si je croyais comme vous que mes opinions historiques y font disparate, je les abandonnerais à l’instant.

Sans doute, j’ai été philosophe, hégélien, athée. Je n’ai jamais eu peur d’aller au bout des choses. C’est par cette porte finale que je suis sorti des doctrines qui ouvrent sur le vide pour rentrer dans celles qui ont une valeur et une densité. Outre cette raison métaphysique, j’en ai deux autres encore, et je dirais même trois, si la troisième pouvait vous sembler valable, bien qu’elle ait été très forte pour moi. Mais je la passe sous silence. Les deux autres, les voici. M. de Rémusat, qui a exercé sur moi une certaine influence, bien que quelquefois, comme dans le cas actuel, d’une façon qu’il n’aurait peut-être pas attendue, m’a dit un jour : « Vous êtes bien un produit de votre siècle ; avec des idées féodales, vous voilà anti-chrétien. » Cette observation très juste dans son ironie me frappa beaucoup, et j’y ai pensé souvent. Non pas que, systématiquement, j’aie des prétentions à la conséquence qui ne me paraît pas être une qualité à la portée humaine, au moins dans sa perfection ; mais, parce que je n’aime pas, naturellement, en moi, voir subsister des disparates trop choquans. Il s’agissait de savoir si, en fin de compte, je cesserais de considérer la liberté féodale comme la chose la plus calomniée et la plus mal comprise qui soit au monde par des générations qui n’en ont plus été dignes, ou bien si je préférerais sacrifier Feuerbach et d’autres hommes dont les doctrines politiques me faisaient horreur. Premier point.

Second point. Quand j’ai vu la Révolution de mes yeux, non plus en esprit, toutes ces blouses sales m’ont produit un tel dégoût, ont tellement exagéré, si vous voulez, mes notions du juste et du vrai, que j’aurais été capable de me faire moine, si je n’avais pas été marié, pour en prendre plus sûrement le contre-pied. Cela n’était que des préparations. La vie vraiment active a fait le reste peu à peu, et l’Asie l’achève. Ici, on appelle à la prière toute la journée. La vie n’est pas sans périls. Qu’est-ce que je ferais d’opinions philosophiques très bonnes au coin du feu, très stériles à cheval ? Et voilà comme quoi je suis très sincèrement, très complètement, très profondément catholique, et bien que je confesse, à mon grand regret, que s’il n’y a pas, ce me semble, de lacunes dans ma foi, il y en a dans ma conduite, je sens que, pour peu qu’on me poussât, et que les circonstances le voulussent, on me mettrait en situation de me faire appeler fanatique par le parti ennemi.

C’est ainsi fait, que votre livre m’a causé un plaisir extrême. J’y ai vu, bien que vous ne l’ayez pas dit, que vous étiez disposé à considérer comme une époque de transition les XIVe, XVe et XVIe siècles, c’est-à-dire de décomposition. Que dans ces temps, dont le dernier est si sottement vanté, au point de vue politique, tout ce qui était institutions libres, libres, dis-je, et solides, bien enchaînées, bien bâties, avait été battu en ruines par les légistes et le pouvoir royal et la démocratie naissante. Vous avez admirablement montré que la révolution française n’avait rien inventé et que ses amis comme ses ennemis ont également tort de lui attribuer le retour à la loi romaine, la centralisation, le gouvernement des comités, l’absorption des droits privés dans le droit unique de l’État, que sais-je encore ? l’omnipotence du pouvoir individuel ou multiple, et ce qui est pire, la conviction générale que tout cela est bien et qu’il n’y a rien de mieux. Vous avez très bien dit que la notion de l’utilité publique qui peut du jour au lendemain mettre chacun hors de sa maison, parce que l’ingénieur le veut, tout le monde trouvant cela très naturel, et considérant, républicain ou monarchique, cette monstruosité comme de droit social, vous avez très bien dit qu’elle était de beaucoup antérieure à 89 et, de plus, vous l’avez si solidement prouvé, qu’il est impossible aujourd’hui, après vous, de refaire les histoires de la révolution comme on les a faites jusqu’à présent. Bref, on finira par convenir que le père des révolutionnaires et des destructeurs fut Philippe le Bel.

Mais parce que tout cela est aussi clair à mes yeux que le soleil et que vous l’avez rendu encore plus évident, permettez-moi de vous demander ce que vous trouvez à admirer dans les Constituans de 1789 ? Ils n’ont inventé aucune des idées qu’on leur attribue communément, vous le faites toucher du doigt. Ils ont seulement précipité la ruine de ce qui faisait résistance au plein épanchement de ces idées, et assurément vous ne les approuvez pas en elles-mêmes. Elles venaient tranquillement, dans tous les cas, et leur avènement complet était inévitable. Ce que ces messieurs ont fait a été d’ouvrir la porte à la violence et à toutes les atrocités démocratiques. Ont-ils au moins opposé une digue momentanée aux élémens boueux qu’ils déchaînaient ? Nullement. Après avoir siégé deux ans, leur concile a abouti à la plus triste élucubration qui se soit jamais vue, une constitution impraticable, non seulement dans ce temps-là, mais dans tous les temps imaginables, et ils se sont séparés sur la plus insigne bévue qu’un corps politique ait jamais commise, au vu et au su de l’histoire universelle. Pourquoi avez-vous donc de la sympathie pour ces gens-là ? Ils n’ont rien inventé, ils n’ont même rien ordonné, ils n’ont rien prévu, ils ont fait des phrases, et leur action s’est bornée à ouvrir la porte à ce qu’ils ne voulaient pas, je veux bien le croire de quelques-uns d’entre eux. Mais, Comme ils avaient pris des massues pour tuer des mouches, et qu’ils s’étaient empressés de se jeter à la traverse pour faire très mal ce que l’on faisait du moins tranquillement depuis des siècles, je ne vois pas de raison pour m’intéressera eux. Il y a d’ailleurs, je l’avoue, quelque chose d’assez vil dans cette assemblée qui avait applaudi aux premières violences, à cette sotte comédie de la prise de la Bastille, à ces premiers massacres, à ces incendies de châteaux, pensant que tout cela ne l’atteindrait pas, et simplement parce qu’elle n’avait pas prévu que l’on couperait aussi la tête à ses membres. Vous pensez qu’on peut qualifier le mal qu’elle a fait du nom d’erreurs généreuses ? Pourquoi généreuses ? Je hais certainement plus les Montagnards que les Constituans, mais je ne sais s’ils méritent davantage le mépris, et quant aux Girondins, j’en suis sûr.

Voici les premières réflexions que je voulais vous soumettre. Il est encore un autre point qui m’a frappé. Vous faites observer très justement dans la préface que, dans l’amour que vous professez de tout temps pour les institutions libres, vous n’êtes séparé de ceux qui ne les croient pas praticables que par la différence du mépris qu’ils ont et que vous n’avez pas pour vos concitoyens. Il me paraît très difficile de pouvoir qualifier d’institutions libres la mécanique plus ou moins compliquée que l’on superpose à une société comme la nôtre pour la faire mouvoir. Un peuple qui, avec la République, le gouvernement représentatif ou l’Empire, conservera toujours pieusement un amour immodéré pour l’intervention de l’Etat en toutes ses affaires, pour la gendarmerie, pour l’obéissance passive au collecteur, au voyer, à l’ingénieur, qui ne comprend plus l’administration municipale, et pour qui la centralisation absolue et sans réplique est le dernier mot du bien, ce peuple-là, non seulement n’aura jamais destitutions libres, mais ne comprendra même jamais ce que c’est. Au fond, il aura toujours le même gouvernement sous différens noms, et puisqu’il faut qu’il en soit ainsi, mieux vaut que ce gouvernement, toujours le même en principe, soit, dans la pratique, aussi simple que possible. Vous rappelez-vous le temps où j’avais l’honneur d’être auprès de vous dans votre cabinet des Affaires étrangères ? Est-ce que le métier que nous faisions était beau ? Quand l’Europe entière en combustion réclamait votre travail de jour et de nuit et qu’il fallait tout laisser pour répondre à une interpellation de M. Savoye, qu’est-ce que la liberté publique gagnait à cela ? Quand les Autrichiens menaçaient le Piémont de la rupture de l’armistice et d’une marche sur Turin, et que vous écrivîtes cette belle et courageuse dépêche que je ne saurais oublier, ne vous al tendiez-vous pas à être parfaitement désavoué par la majorité de l’Assemblée et obligé de vous retirer ? Qu’est-ce que la liberté ou l’honneur du pays gagnait à une pareille forme de gouvernement, si ce n’est que les exigences les plus funestes de la tactique parlementaire, c’est-à-dire les questions de personnes les plus étroites, bien autrement étroites que les plus mesquines susceptibilités royales, se cachaient derrière une responsabilité collective, c’est-à-dire l’absence de responsabilité ? Il y aurait eu deux Chambres au lieu d’une que c’eût été la même chose, et n’en déplaise à M. d’Haussonville, il y a plus à reprendre qu’il ne dit dans la politique étrangère du règne de Louis-Philippe. Je ne vois nul motif, enfin, pour donner le titre d’institutions libres à aucune des formes que la nation française, faite comme elle est, a données depuis cinq cents ans ou donnera jamais à ses gouvernemens. De l’anarchie tant qu’on voudra et du despotisme toujours : il s’agit seulement de savoir comment il est habillé, et je l’aime mieux en habit noir qu’en blouse, et beaucoup mieux en habit brodé qu’en habit noir. C’est cet habit noir qui nous a fait la jeunesse que nous avons.

Vous voyez que je suis de ceux qui méprisent, et c’est pour cela que je vous ai soumis mes protestations. Pardonnez-moi en faveur du respect et du dévouement que vous me savez pour vous.

Comte à DE GOBINEAU.


Tocqueville, le 14 janvier 1857.

Votre lettre du 29 novembre que j’ai reçue, il y a environ un mois, mon cher ami, nous a donné de véritables émotions. Quel horrible voyage ! Tous les miens ne sont que des jeux d’enfans à côté de celui-là. Si, en même temps que je recevais votre lettre, je n’en avais pas reçu une d’Avril, qui m’annonçait l’heureuse arrivée de Mme de Gobineau et de votre fille, j’avoue que votre lettre ne m’aurait point encore rassuré sur le sort de celle-ci. Je vous confesse que j’ai toutes les peines du monde à comprendre comment une considération de la nature de celle dont vous me parlez a pu vous décider à précipiter votre femme et votre fille dans les périls d’une pareille route, si connue par ses dangers et à moitié de laquelle il fallait que vous abandonniez les vôtres. J’admire la témérité de Mme de Gobineau, et je suis plein de joie et presque de surprise que cette témérité ait réussi. Maintenant je tiens Mlle Diane pour immortelle. Vos amis pourront vous dire avec quelle inquiétude je la voyais partir. Je vous avoue que, connaissant les effets produits d’ordinaire par l’Orient sur les voyageurs de son âge, j’avais peu d’espérance de revoir cette charmante enfant, et que l’image de la fille de M. de Lamartine assiégeait douloureusement mon imagination en vous faisant mes adieux. La voilà à l’abri de cet horrible danger. Dieu soit loué !

Vous avez pris bien sérieusement je ne sais quelle mauvaise plaisanterie qu’il paraît que je vous ai faite sur votre religion. Cela prouve qu’il ne faut pas badiner avec des amis dont deux ou trois déserts et autant de mers nous séparent, de façon qu’un mot pris de travers ne peut se redresser qu’au bout d’un an. Non, mon cher ami, calmez-vous, je ne vous ai jamais pris pour un noir hypocrite ; je vous connais trop bien, comme vous dites, pour avoir jamais cette opinion de vous. Dieu m’en garde ! Je vous ai cru l’un de ces gens, comme il y en a tant et comme il y en a toujours eu tant, même dans les siècles de foi, qui sont remplis de vénération et d’une sorte de tendresse filiale pour la religion chrétienne, sans être malheureusement pour cela des chrétiens absolument convaincus. Dans cet état de l’âme, on ne croit pas faire acte d’hypocrisie en témoignant toute sorte de respects à une religion si bienfaisante et si sainte (en prenant au moins ce mot dans le sens d’un des grands instrumens de moralité et de civilisation dont Dieu se soit jamais servi). Plusieurs des plus beaux génies dans les temps modernes ont été assurément des hypocrites de cette sorte, ceux surtout qui ont professé des doctrines qui, tout en leur paraissant vraies, avaient, à leurs yeux mêmes, l’inconvénient de paraître contraires au dogme chrétien, et, par conséquent, de pouvoir ébranler la foi dans les âmes où elle se rencontrait encore, si aucun effort n’était fait pour atténuer ce résultat funeste. C’est parmi ces coquins-là que je vous ai mis, pardonnez-moi ça. Je vous avoue qu’il m’était impossible de croire que vous n’aperçussiez pas la difficulté de concilier vos théories savantes avec la lettre et même l’esprit du christianisme. Quant à la lettre, qu’y a-t-il de plus clair dans la Genèse que l’unité du genre humain et la sortie de tous les hommes du même homme ? Et quant à l’esprit du christianisme, son trait distinctif n’est-il pas d’avoir voulu abolir toutes les distinctions de race que la religion juive avait encore laissées subsister, et de ne faire qu’une espèce humaine, dont tous les membres fussent également capables de se perfectionner et de se ressembler ? Comment cet esprit peut-il, je dis naturellement et pour le gros bon sens de la foule, se concilier avec une doctrine historique qui fait des races distinctes, inégales, plus ou moins faites pour comprendre, juger, agir, et cela par suite d’une certaine disposition originaire qui ne peut changer et qui limite invisiblement le perfectionnement de quelques-unes ? Le christianisme a évidemment tendu à faire de tous les hommes des frères et des égaux. Votre doctrine en fait tout au plus des cousins dont le père commun n’est qu’au ciel ; ici-bas, il n’y a que des vainqueurs et des vaincus, des maîtres et des esclaves par droit de naissance, et cela est si vrai que vos doctrines sont approuvées, citées, commentées, par qui ? par les propriétaires de nègres et en faveur de la servitude éternelle qui se fonde sur la différence radicale de la race. Je sais que, à l’heure qu’il est, il y a dans les Etats-Unis du Sud des prêtres chrétiens et peut-être de bons prêtres (propriétaires d’esclaves pourtant) qui prêchent en chaire des doctrines qui, sans doute, sont analogues aux vôtres. Mais soyez sûr que la masse des chrétiens composée de ceux dont l’intérêt ne ploie pas, à leur insu, l’intelligence de votre côté ; soyez sûr, dis-je, que dans le monde, le gros des chrétiens ne peut pas éprouver la moindre sympathie pour vos doctrines. Je ne parle pas des opinions matérialistes, — qui ne s’y trouvent pas renfermées, dites-vous, soit, — mais dont il est impossible qu’une foule d’esprits ne les fassent pas sortir. J’avoue donc que la lecture de votre livre m’avait laissé des doutes sur la solidité de votre foi et que je vous avais placé irrespectueusement parmi des hommes que des doutes n’empêchent pas de traiter le christianisme avec un vrai et profond respect, et qui ne croient pas faire acte d’hypocrisie en travaillant à rendre leurs idées aussi compatibles que possible avec lui. Vous me dites qu’en ceci je me suis trompé, et que vous êtes devenu un chrétien absolument convaincu. Que le ciel vous entende ! Vous serez le plus heureux des hommes dans ce monde, sans parler de l’autre, j’en suis profondément convaincu ; et soyez sûr que personne plus que moi ne se réjouira de vous voir persister dans cette voie. Hélas ! elle n’est pas ouverte à tous les esprits, et beaucoup qui la cherchent sincèrement n’ont pas eu jusqu’ici le bonheur de la rencontrer. Si j’ai parlé avec humeur peut-être (je ne me le rappelle plus) des dévots, c’est que le cœur me soulève tous les jours en voyant de petits messieurs, qui passent leur temps dans les clubs et les mauvais lieux, ou de grands drôles, qui sont capables de toutes les bassesses, aussi bien que de toutes les violences, parler dévotement de leur sainte religion. Je suis toujours tenté de leur crier : Soyez plutôt païens avec la conduite pure, l’âme fière et les mains nettes, que chrétiens de cette façon-là !

Je descends de ces hauteurs vers un très petit objet qui est l’Institut. Je vous trouve des chances très bonnes pour arriver bientôt dans ce lieu-là. Jusqu’à ces derniers temps, l’entreprise me paraissait présenter des difficultés presque insurmontables. Dans l’Académie des sciences morales et politiques, on n’entre que par la présentation d’une section. Les deux sections auxquelles vous appartenez le plus naturellement, la philosophie et l’histoire, me semblaient, par une foule de raisons qu’il serait trop long d’expliquer, avoir des abords peu accessibles. Mais voici un nouvel état de choses qui va nous donner de grandes facilités : nous avons eu, il y a un an, un petit coup d’Etat imperceptible dirigé contre l’Institut, et en particulier contre l’Académie des sciences morales et politiques. On nous a adjoint dix confrères sous le nom de section de politique. Villemain les a nommés la garnison, parce qu’en effet ils sont entrés de force dans la place pour la tenir en sujétion. Comme ces académiciens, très peu académiques pour la plupart, n’ont point été élus, suivant la loi organique et toujours suivie, mais nommés par le gouvernement contrairement à cette loi, nous ne les considérons pas tout à fait comme des confrères, et nous ne leur témoignons pas beaucoup d’égards. Mais le même sentiment ne s’attache point à ceux des membres de cette section qui, à chaque vacance, seront élus. Or, à ladite section vient d’être créé, comme à toutes les autres, un corps de correspondans, dix, je crois, lesquels le gouvernement s’est abstenu de nommer, et qu’il veut bien laisser à l’élection. Il s’agit pour vous d’être un de ceux-là. Si la section vous présente, vous avez la probabilité d’être élu ; car nous vous aurons une majorité dans le sein de l’Académie. Or, les titres demandés pour faire partie de la section politique sont de nature si différente que je ne vois pas quel genre d’étude pourrait empêcher d’y aspirer. Il s’agirait donc d’être présenté par la section. L’intermédiaire naturel auprès d’elle nous a paru, à Rémusat et à moi, devoir être M. Lefèvre. D’Avril a dû vous mander que, d’après notre conseil, il avait vu M. Lefèvre et avait été content de lui. Rémusat est dans des dispositions excellentes. Je retourne à Paris dans quinze jours, et vous pouvez être assuré que je pousserai vigoureusement votre affaire et ferai de mon mieux pour qu’elle réussisse.


24 janvier 1857.

Je vous demande, mon cher ami, la permission de ne point discuter vos théories politiques. Ne pouvant avoir la liberté telle qu’elle existait il y a cinq cents ans, vous préférez n’en avoir aucune : soit. De peur de subir le despotisme des partis, sous lesquels du moins on pouvait défendre par la parole et la presse sa dignité et son indépendance, vous trouvez bon d’être opprimé d’une seule manière et par un seul individu à la fois, mais si bien que personne, pas plus vous qu’un autre, ne peut souffler mot : soit encore. On ne peut disputer des goûts. Plutôt que d’assister aux intrigues qui règnent dans les assemblées, vous préférez un régime où le plus grand événement peut être amené dans l’ombre en vue d’un coup de bourse ou du succès d’une affaire industrielle. De mieux en mieux. Il faut avouer que j’ai du malheur avec vous. Je vous ai trouvé, depuis que je vous connais, le tempérament essentiellement frondeur (vous voyez comme je vous tiens incapable d’hypocrisie). Il faut que ce soit précisément dans le moment actuel que je vous voie enfin satisfait des choses et des hommes ! Sérieusement, à quoi pourraient aboutir des discussions politiques entre nous ? Nous appartenons à deux ciels diamétralement opposés, nous ne pouvons donc avoir l’espérance de nous convaincre. Or, en fait de questions graves et d’idées neuves il ne faut point discuter avec ses amis quand on n’a pas l’espérance, de les persuader. Nous sommes l’un et l’autre parfaitement logiques dans notre manière de penser. Vous considérez les hommes de nos jours comme de grands enfans très dégénérés et très mal élevés. Et, en conséquence, vous trouvez bon qu’on les mène par des spectacles, du bruit, beaucoup de clinquant, de belles broderies et de superbes uniformes qui, bien souvent, ne sont que des livrées. Je crois comme vous nos contemporains assez mal élevés, ce qui est la première cause de leurs misères et de leur faiblesse ; mais je crois qu’une éducation meilleure pourrait redresser le mal qu’une mauvaise éducation a fait ; je crois qu’il n’est pas permis de renoncer à une telle entreprise. Je crois qu’on peut encore tirer parti d’eux comme de tous les hommes par un appel habile à leur honnêteté naturelle et à leur bon sens. Je veux les traiter comme des hommes, en effet. J’ai peut-être tort. Mais je suis les conséquences de mes principes et, de plus, je trouve un plaisir profond et noble à les suivre. Vous méprisez profondément l’espèce humaine, au moins la nôtre ; vous la croyez non seulement déchue, mais incapable de se relever jamais. Sa constitution même la condamne à servir. Il est très naturel que, pour maintenir du moins un peu d’ordre dans cette canaille, le gouvernement du sabre et même du bâton vous semble avoir de très bons côtés. Je ne crois pas néanmoins que, pour ce qui vous regarde, vous soyez tenté de tendre le dos, afin de rendre un hommage personnel à vos principes. Pour moi, qui ne me sais ni le droit, ni le goût d’entretenir de telles opinions sur ma race et sur mon pays, je pense qu’il ne faut pas désespérer d’eux. A mes yeux, les sociétés humaines, comme les individus, ne sont quelque chose que par l’usage de la liberté. Que la liberté soit plus difficile à fonder et à maintenir dans des sociétés démocratiques comme les nôtres que dans certaines sociétés aristocratiques qui nous ont précédés, je l’ai toujours dit. Mais que cela soit impossible, je ne serais jamais assez téméraire pour le penser. Qu’il faille désespérer d’y réussir, je prie Dieu de ne jamais m’en inspirer l’idée. Non, je ne croirai point que cette espèce humaine, qui est à la tête de la création visible, soit devenue ce troupeau abâtardi que vous nous dites, et qu’il n’y ait plus qu’à la livrer sans avenir et sans ressource à un petit nombre de bergers qui, après tout, ne sont pas de meilleurs animaux que nous et souvent en sont de pires. Vous me permettrez d’avoir moins de confiance en eux que dans la bonté et dans la justice de Dieu.

Quoique votre solitude de Téhéran semble vous convenir, je vous avoue que je vous vois avec chagrin et non sans quelques inquiétudes ainsi laissé tout seul dans un pays aussi éloigné et aussi perdu. Ma seule consolation est que vous allez, j’espère, y gagner bientôt le droit d’en sortir. Il semble que la Perse a pris dans ces derniers temps une importance qui doit, naturellement, fort accroître la position de celui qui y conduit les affaires de la France et le mettre en relief aux yeux du maître. Distinguez-vous-y ; mais n’y restez pas trop longtemps. En attendant, donnez-moi de vos nouvelles. Je n’oserais jamais vous envoyer un aussi long et un aussi indéchiffrable griffonnage, si je ne vous savais si expert dans l’art de deviner ce que j’ai voulu écrire. Portez-vous bien. Mille et mille amitiés bien sincères. Croyez que je n’oublierai pas vos intérêts académiques.

A. DE TOCQUEVILLE.


Évidemment, Gobineau fut blessé par les sarcasmes qu’avait provoqués ses critiques sur le livre de son maître. Mais trop grande était l’affection qu’il gardait à celui-ci, trop profond le respect qu’il lui avait voué, pour qu’il eût pu se laisser entraîner à lui répliquer sur le même ton. Il préféra donc cesser le combat.


Téhéran, 20 mai 1857.

Monsieur,

Vous m’avez répondu par six pages d’ironie à mes raisonnemens. J’en conclus que vous ne voulez pas discuter. Ne discutons donc pas et parlons d’autre chose.

Je vous aurais écrit depuis longtemps, attendu que, de ma part du moins, je n’aime pas voir languir la correspondance entre nous, mais j’ai été réellement accablé d’affaires et absorbé par le travail. Nous avons eu toutes les émotions de la guerre, comme on peut les avoir dans l’Asie centrale, embellies de discussions diplomatiques à l’européenne, d’intrigues orientales et d’essais de violence à surveiller, à empêcher, ce qui n’était pas toujours facile, et de quelques menus égorgemens qui, ne me regardant pas, ont dû me laisser inactif, mais non pas sans attention. Nous venons de finir bravement par un impôt volontaire qui a amené quelques petits troubles dans le voisinage de la ville, et tout va le mieux du monde. Pendant que j’avais tout ce tracas, et les affaires persanes ne se traitent pas vite ni simplement, j’étais également sollicité par mes propres travaux qui en étaient à cette période passionnante où on a trouvé beaucoup de choses inconnues, mais où il s’agit de les éprouver, de les classer et de leur donner leur vraie valeur. J’ai eu cette fortune de mettre la main sur plusieurs manuscrits persans peu connus de nom et encore moins étudiés de fait, j’étais déjà, par eux, transporté dans une tout autre sphère que celle où l’on voit d’ordinaire l’histoire de la Perse avant l’Islamisme quand deux autres livres, inconnus aux savans du pays eux-mêmes, sont venus encore agrandir mon horizon et me procurer de vraies jouissances. J’y ai joint la trouvaille d’une classe de médailles, non encore déchiffrée jusqu’à présent, et dont la lecture va changer profondément toute la classification des rois Arsacides ; enfin, une assez belle collection de pierres gravées antiques que je me suis faite, et qui embrasse la période intermédiaire entre Cyrus et les premiers Khalifes, me permet de changer aussi tout le fond des idées relativement au rôle de la Médie et de la Perside dans l’empire des Achéménides. Voilà, tout à l’heure mon ouvrage terminé en gros et n’ayant plus qu’à subir les interminables corrections, modifications et ajoutemens que les hasards de mes constantes recherches peuvent m’amener. Mais enfin, me voici, sur ma table, le manuscrit de mes trois forts volumes, Histoire généalogique des nations iraniennes, qu’avec l’aide de Dieu je rapporterai en Europe et qui me montrent à moi-même que je n’ai pas perdu mon temps.


Château de Trye, 8 mai 1858.

Monsieur,

En arrivant, j’ai commencé par venir ici pour embrasser ma femme, ma fille Diane et faire connaissance avec ma nouvelle née. Je suis resté quelques jours, puis j’ai été à Paris et j’ai couru chez vous à l’hôtel Bedford. Vous étiez parti, depuis deux jours, ce qui m’a été une mortelle déconvenue, car j’avais un désir extrême de vous embrasser. Allez-vous maintenant rester jusqu’à l’hiver à Tocqueville ? Ne viendrez-vous pas du tout à Paris ? J’en serais on ne peut plus contrarié, car je ne sais ce qui arrivera de moi, et mon séjour ici, à ce que m’a dit le ministre, peut finir d’un moment à l’autre. Je suis ce qu’on appelle à la disposition, c’est-à-dire à solde entière, mais pouvant, dans les vingt-quatre heures, recevoir une destination et un ordre de départ. Je souhaite donc ardemment avoir une espérance plus rapprochée de vous voir que l’hiver, car où serai-je cet hiver ?

J’ai eu un voyage assez dur, et je crois qu’il ne me faudrait pas recommencer. Mais la fatigue ne m’a pris qu’ici. En somme, je suis parfaitement bien portant, et il n’y a pas de mal. Je m’occupe, en attendant une destination, de préparer pour la publication une partie de mes travaux.

Comte A. DE GOBINEAU.


Tocqueville, le 12 mai 18S8.

Je pensais bien que vous étiez revenu, mon cher ami, car j’avais lu dans les journaux anglais et allemands que je reçois qu’un diplomate français, attaché à l’ambassade de Perse, M. Nobineau, venait d’arriver à Marseille. Je vous avais reconnu aisément sous ce travestissement exotique. Je me suis informé de vous à mon arrivée à Paris. On m’a dit que vous étiez allé voir votre femme et vos enfans ; ce qui m’a semblé assez simple. Il paraît que j’ai quitté Paris deux jours avant que vous revinssiez dans cette ville. J’en suis bien contrarié, car vous pouvez croire que j’aurais eu grand plaisir à vous embrasser, au retour de ces aventures lointaines. Je regrette d’autant plus de vous avoir manqué que je ne puis prévoir exactement quand nous nous joindrons. Je compte revenir à Paris le mois prochain ; mais je me trouve si content d’être revenu chez moi, je suis si heureux au milieu de mes champs, que je recule le plus que je le puis le moment où je dois rentrer dans la grande ville. A la fin de juillet, le chemin de fer de Caen arrive jusqu’à nous. Il se peut que cette circonstance me détermine à remettre à l’automne le voyage que je devais faire dans l’été. Ce qui est certain, c’est que je passerai nécessairement cette année un temps assez long à Paris. Ce séjour est nécessité par le besoin que j’éprouve de faire des recherches nécessaires à la continuation de mon travail que vous appelez, je ne sais pourquoi, une histoire administrative, quoiqu’il s’y trouve moins d’administration que de tout autres choses. Il n’est pas exact non plus, pour le dire en passant, que je m’occupe beaucoup d’agriculture. Mon agriculture consiste en une prairie et quelques moutons. La vérité, c’est que j’ai pris un goût passionné pour la vie que je mène à la campagne, mélange d’activité intellectuelle et de mouvement en plein air. Mon corps et mon esprit s’en trouvent bien, et je crois que je vous paraîtrais mieux portant et surtout plus content que quand nous barbouillions du papier ensemble.

Je vois que, de votre côté, vous continuez à ne pas vous donner tout entier au métier, et que votre esprit ne perd pas la bonne habitude de travailler pour lui-même. Vous êtes toujours le plus grand piocheur que je connaisse, et c’est merveille de voir un homme qui arrive de faire un si grand et si difficile voyage, lequel à son débotté occupe ses loisirs à faire un mémoire sur l’écriture cunéiforme. Le sujet, du reste, est très intéressant. Mais vous êtes trop homme d’esprit pour ne pas savoir qu’en pareille matière un homme qui n’est pas un savant de profession et qui parle à des savans, est tenu à avoir deux fois raison. Je ne doute pas que, sur ce sujet comme sur plusieurs autres, vous ne rapportiez des travaux très curieux de vos pèlerinages diplomatiques. Il me tarde bien de pouvoir causer avec vous de ce que vous avez vu, de ce que vous voyez et de mille autres choses encore.

Mme de Gobineau a dû vous dire dans quel état se trouve l’affaire de l’Institut et comment elle a su que mon zèle pour vos intérêts académiques n’était pas sans danger pour vous ; ce qui m’a porté non à me refroidir, mais à rester pour le moment à l’état de calorique latent. La vérité des choses est que la majorité de l’Académie des sciences morales et politiques nous a été enlevée par le coup d’état microscopique qui nous a imposé, contre la loi et l’usage, dix intrus, dont quelques-uns avaient assez de mérite pour choisir un autre parti. Cette garnison, comme on les appelle, a, il faut le reconnaître, une attitude fort modeste au milieu de la place. Elle ne parle guère et surtout n’empêche pas de parler : mais quand il s’agit du scrutin, elle se retrouve forte de toutes les passions devenues plus hostiles par la contrainte. Lui imposer nos candidats est impossible. Il ne nous reste que la faculté de choisir entre les siens. Nous ne pouvons faire passer un choix malgré elle. Mais elle ne peut que rarement être assez d’accord avec ses partisans naturels dans le reste de l’Académie pour faire élire son candidat malgré nous. Il résulte de là que l’important pour vous est de faire que cette garnison vous présente ou du moins vous agrée. Après quoi, je me chargerai volontiers de vous amener mes amis. C’est l’ordre naturel des choses, et il n’y aurait point d’efficacité pour vous, tant que vous serez un soldat militant de la diplomatie, à vouloir l’intervertir.

Ne tardez pas trop à me donner de vos nouvelles, et croyez à ma sincère amitié. Nos souvenirs affectueux à Mme de Gobineau.

A. DE TOCQUEVILLE.


Tocqueville, le 5 août 1858.

Votre lettre m’a fort intéressé, mon cher ami. C’est, du reste, le résultat qu’ont, en général, vos lettres. Il me tarde beaucoup de savoir quelle sera la fin de votre aventure de linguiste ? Il est bien difficile que vous vous trompiez, si, sincèrement et sans mettre votre imagination trop en action, vous parvenez à trouver toujours un sens aux mêmes caractères. Une hypothèse qui permet de prévoir certains effets qui se reproduisent toujours ressemble absolument à une vérité démontrée. Le système de Newton ne repose guère sur un autre fondement. Si, en réalité et de l’aveu du monde savant, vous avez découvert un secret si important qu’on cherche inutilement depuis si longtemps, il est incontestable que cela vous donnera immédiatement une place très élevée dans le monde éclairé. Je désire donc bien vivement, et pour la science de l’homme en général et dans l’intérêt d’un certain homme pour lequel je conserve beaucoup d’amitié, que votre découverte aboutisse. Tenez-moi donc au courant de ce qui va se passer.

Je crains comme vous qu’on ne nous joue le mauvais tour de vous envoyer à l’extrémité du monde avant que nous n’ayons pu nous revoir et causer. Cependant, voilà le temps qui s’écoule, et l’époque approche où, suivant les probabilités, je ferai un petit voyage à Paris. Mon intention serait de m’y rendre vers la fin du mois prochain. Si vous êtes encore en France, nous pourrons, j’imagine, nous joindre enfin. J’ai grande envie de vous revoir. Ainsi que vous le dites peut-être avec raison, il m’est arrivé quelquefois de ne pas bien comprendre ce qui se passait dans votre esprit, et c’est ce qu’une correspondance quelconque ne peut pas apprendre dans un heureux pays où l’on écrit avec la persuasion que le secret des lettres n’est jamais respecté. Il n’y a plus en France, à l’heure qu’il est, qu’un seul moyen d’échanger librement et complètement ses pensées, c’est de se renfermer dans une chambre bien close et de causer entre quatre yeux.

Je vous ai un peu grogné, je l’avoue, dans ma dernière lettre à propos de ce que vous me disiez de mes travaux. Je vous en demande pardon. Mais n’était-il pas permis d’être un peu de mauvaise humeur, quand un homme, intelligent comme vous, qui a lu ce que je viens d’écrire et qui a pu si bien juger d’avance de ce qui me reste à faire, transforme une étude générale sur les causes, le mouvement et les effets de cette immense évolution de l’humanité qu’on appelle la révolution française en un ouvrage sur les institutions administratives ? Il ne faudrait pas appartenir au genus irritabile que vous connaissez, pour ne pas s’exciter un peu de cette manière de définir une œuvre que l’auteur lui-même envisage sous un si différent aspect.

Je n’en dis pas plus long aujourd’hui, étant dans un trou où l’on n’a rien à dire. Ne tardez pas à me donner de vos nouvelles.

A. DE TOCQUEVILLE.


Tocqueville, le 16 septembre 1858.

Ce n’est pas parce que votre avant-dernière lettre ne m’eût pas satisfait, mon cher ami, que je n’y avais pas répondu. Je croyais tous les jours partir pour Paris, et mon principe est qu’il ne faut écrire qu’aux gens avec lesquels on ne peut causer. J’ai, en effet, été à Paris, il y a quinze jours. Mais je n’ai passé dans cette ville que quarante-huit heures. J’y allais, surtout, pour consulter mon médecin, n’étant pas fort satisfait de ma santé depuis trois mois. Il m’a trouvé assez souffrant pour m’ordonner de repartir sur-le-champ exécuter à la campagne un traitement qu’il eût été difficile et incommode de suivre seul à l’auberge. Je compte revenir, et cette fois pour longtemps, à Paris, vers le 8 du mois prochain, J’espère encore vous y trouver et, si cela arrive, j’en éprouverai une vraie joie ; car j’ai une grande amitié pour vous, malgré les querelles que vous m’accusez avec quelque raison de vous faire. Cette mauvaise habitude de ma part ne date pas, malheureusement, d’hier et j’ai peur qu’elle ne soit devenue un mal un peu chronique. Je vous suis très attaché ; j’ai de l’estime et de l’affection pour vous. Mais il y a entre les tempéramens de nos deux âmes des différences, et même des contrariétés, qui produisent ce dont vous vous plaignez, non à tort. J’aime les hommes, ce m’est très agréable de pouvoir les estimer, et je ne connais rien de plus doux que le sentiment de l’admiration, quand il est possible. Quand je ne puis ni estimer, ni admirer mes semblables, ce qui m’arrive bien souvent, je le confesse, j’aime du moins à rechercher au milieu de leurs vices les quelques bons sentimens qui peuvent s’y trouver mêlés, et je me plais à attacher ma vue sur ces petits points blancs qui s’aperçoivent sur le fond noir du tableau. Quant à vous, soit naturel, soit conséquence des luttes pénibles auxquelles votre jeunesse s’est courageusement livrée, vous vous êtes habitué à vivre du mépris que vous inspire l’humanité en général et en particulier votre pays. Comment voulez-vous, par exemple, que je ne sois pas un peu impatienté, quand je vous entends dire que notre nation n’a jamais pris les choses que par le côté petit et mesquin et n’a pas produit d’esprits hors ligne, si ce n’est peut-être cet ignoble Rabelais dans les œuvres duquel je ne suis jamais arrivé à trouver un louis d’or qu’après avoir remué, à grand dégoût, des tas d’ordures ?

Comme si plusieurs des plus grandes choses de ce monde n’avaient pas été faites par nous ! Comme si ce n’était pas nous, surtout, qui depuis trois cents ans, par une succession non interrompue de grands écrivains, avons le plus agité l’esprit humain, l’avons le plus poussé, animé, précipité dans tout le monde civilisé, en bien ou en mal, cela peut se discuter, mais puissamment, qui en doute ! Je ne connais pas un étranger, si ce n’est peut-être quelque cuistre de professeur allemand, qui porte sur la France le jugement que vous, Français, vous portez d’elle. Je ne vous dis pas cela pour vous faire la guerre, mais comme exemple de ce qui fait que, tout en vous aimant beaucoup, je ne puis m’empêcher de vous quereller. Je trouve également que, dans la même lettre, vous êtes, de la même manière, injuste pour les contemporains. A quelle époque de leur vie MM. Thiers, Villemain, Cousin même, malgré le choix un peu ridicule de ses sujets, ont-ils mieux fait que dans leurs derniers ouvrages ? Et quant à leur valeur intrinsèque, quel historien plus célèbre aujourd’hui en Europe que M. Thiers, quel esprit plus brillant que Villemain, quel meilleur écrivain que Cousin ? Lamartine ne reste-t-il pas le plus grand poète incontestablement de l’époque, bien qu’il n’écrive plus aujourd’hui que des vers détestables et de la prose qui vaut les vers ? Ce qui est malheureusement vrai et très triste, c’est que ces hommes, non pas d’un grand génie, mais assurément d’un grand talent, deviennent des vieillards et ne sont remplacés par personne. Dans les générations placées au-dessous de ceux qui ont aujourd’hui de cinquante à soixante-dix ans, c’est-à-dire de ceux qui, après avoir été des gens d’esprit, deviennent graduellement de vieilles bêtes, quel homme, je ne dirai pas d’un certain talent, mais d’un vrai éclat, d’une grande célébrité, s’annonce ? Les anciens romanciers eux-mêmes, les anciens vaudevillistes, comme Scribe, qui assurément ne sont pas des Molière ni des Le Sage, mais qui étaient lus passionnément dans tout le monde civilisé, ne sont pas remplacés par des hommes qui semblent appelés le moins du monde à faire le bruit que ceux-là ont fait. Voilà ce qui m’attriste et ce qui m’inquiète, parce que le fait est nouveau et que, par conséquent, il est impossible encore de prévoir quelle sera sa durée. Il tient, je crois, en partie à l’extrême fatigue des âmes et aux nuages qui remplissent et alanguissent tous les esprits. Il faut de fortes haines, d’ardens amours, de grandes espérances et de puissantes convictions pour mettre l’intelligence humaine en mouvement et, pour le quart d’heure, on ne croit rien fortement, on n’aime rien, on ne hait rien et on n’espère rien que de gagner à la Bourse. Mais la France n’a pas eu, jusqu’à présent, un tempérament qui lui permît de rester aussi longtemps affaissée dans le seul goût du bien-être, et j’espère toujours que le même mouvement, s’il doit venir, qui la relèverait, ranimerait sa vie littéraire.

Il me serait bien difficile de dire pourquoi j’ai été conduit et comment à vous conter tout cela. C’est une vraie causerie à bride abattue. Ne répondez point puisque bientôt nous allons nous voir après cette longue absence et parler de tout cela et de mille autres choses. Mille amitiés de cœur.

A. DE TOCQUEVILLE.


Cannes (Var), le 28 février 1859.

Mon cher ami, si en effet je vous avais dit qu’il ne fallait pas m’écrire sans que je vous eusse indiqué mon adresse, je suis au plus haut degré dans mon tort. Mais en voici la cause. En arrivant ici, j’ai trouvé que Cannes était une espèce de village où la demeure de chacun était connue du public. Partant de là, je n’ai pas imaginé que mes amis eussent autre chose à faire en m’écrivant que de mettre pour adresse : à Cannes, Var. Je suis, du reste, bien content de l’explication que vous me donnez de votre silence ; car je m’en plaignais amèrement, in petto, et je me disais que vous étiez de tous mes amis le seul qui n’ait montré aucune sollicitude pour moi. J’ai cependant été plusieurs fois dans un état de nature à la faire naître. D’abord très bien durant les deux premiers mois. Puis, survient au jour de l’an, pour étrennes, deux ou trois maladies nouvelles plus douloureuses que tout ce que j’avais ressenti jusque-là. Ceci a duré un mois. Février a heureusement réparé les torts de janvier. J’ai repris mes forces. La maladie des bronches, qui m’a forcé de venir ici, semble marcher vers une guérison assez rapide, et je commence enfin à me sentir renaître.

Je veux tout ce que vous avez écrit, et le livre sur le voyage[2] et celui sur les langues cunéiformes[3] (quoique sur ce dernier point je sois peu capable de juger). Ainsi donc, mon cher ami, je vous prie de m’envoyer sans le moindre retard ce qui est imprimé et ce qui s’imprime : vous êtes bien sûr d’avoir en moi un lecteur très avide d’apprendre quelque chose sur cet Orient que vous venez de parcourir.

J’ai frémi pour vous en voyant la position dans laquelle vous vous êtes trouvé. Dieu soit loué que cet orage se soit dissipé[4]. Mais quelle est, au fond, votre situation ? Vous savez qu’il n’y a pas d’ancien ministre qui ne conserve un grand faible pour son chef de cabinet. J’éprouve pour vous ce sentiment en plein. Et cependant, est-il bien vrai que j’ai été ministre ? Il y a des jours où j’en doute. Adieu, mon cher ami, présentez mes hommages à Mme de G…, et croyez à ma sincère amitié.

A. DE TOCQUEVILLE.


Château de Trye, 4 mars 1859.

Monsieur,

J’ai évidemment l’honneur d’être de tous vos amis celui qui vous inspire le moins de confiance et, sans reproche, ce devrait être tout le contraire, car il n’est aucun que vous ayez essayé, si constamment et si longtemps. Mais je n’en gémis qu’à moitié, me tenant pour ensorcelé depuis un an vis-à-vis de vous. Je ne peux pas sortir des apologies pour une cause ou pour l’autre. Je ne dirai donc rien que ceci : personne ne vous aime plus que moi, ni plus fidèlement, ni plus constamment ; le reste importe peu.

J’avais quelque idée de vous recommander un séjour en Égypte. Je suis sûr que votre santé s’en trouverait admirablement et c’est si facile, un voyage de cette espèce ! neuf jours ! Mais je sais toute la répugnance de Mme de Tocqueville pour la mer, et puisque vous êtes presque absolument bien, Dieu merci, il n’y a rien à faire de plus. Peut-être est-il bien nécessaire que vous continuiez courageusement quelque temps encore à ne pas travailler, au moins d’une manière fatigante ; c’est l’ennui qui pèse un peu dans une telle hygiène. Mais la santé vaut tous les prix dont on l’achète. Je suis pourtant bien avide de voir la suite de l’Ancien Régime et la Révolution. Je comprends que vous ne m’en ayez rien dit. Mais, au fond et derrière les nécessités du présent, vous devez y penser. Mais permettez-moi de revenir toujours sur ce point : ne vous croyez pas si bien que vous renonciez au repos absolu. Adieu, monsieur, mille respects à Mme de Tocqueville et à vous avec le désir que vous croyiez un peu plus à l’entier et bien tendre attachement de votre chef de cabinet.

Cte DE G.


Château de Trye (Oise), 21 mars 1859.

Monsieur,

J’espère que vous avez reçu mon livre sur les textes cunéiformes, et j’espère surtout que votre santé se soutient. J’ai été à Paris ces jours-ci, et j’ai vu M. Mérimée qui m’a donné de vos nouvelles, et M. de Rémusat qui en avait aussi. Je compte que vous allez me dire que le mieux dont vous vous félicitez dans votre dernière lettre et dont tout le monde me parle ne fait que se consolider et se fortifier. Je sais bien que Cannes est un bon lieu et que du repos et un loisir pas ennuyeux suffiront pour vous remettre, mais j’eusse aimé aussi (et je crois que je vous l’ai dit) vous voir pour un hiver en Égypte. Les choses auraient fini ainsi bien plus promptement. Mais je sais que Mme de Tocqueville n’aime pas la mer et, en somme, tout va bien. Ainsi pourquoi regretter le mieux ? C’est peut-être par pure partialité pour les Pyramides.

Je vous annonce que je viens de recevoir une destination. Je vais faire une campagne de six mois à Terre-Neuve comme commissaire pour étudier les limites des pêcheries. J’ai pour collègue de la marine M. de Montaignac, que vous connaissez bien, et qui est en même temps commandant de la station. Je ne doute pas que nous soyons très contens l’un de l’autre. Pour moi, j’y ferai tout mon possible. On considère cette mission comme avantageuse pour moi à beaucoup d’égards. Ainsi je ne dirai rien de ses inconvéniens, dont le principal est de me faire quitter les miens, ce qui ne me plaît jamais.

M. de Rémusat m’a dit que vous travaillez. J’en suis très heureux à un certain point de vue, mais je ne voudrais pas vous voir vous fatiguer. Je sais que vous ne prenez pas doucement les choses de l’esprit et que vous y mettez toute votre âme et toutes vos forces. C’est pourquoi, je vous en prie, ménagez-vous encore pour n’avoir pas l’ennui d’un autre hiver en quarantaine. Ceci est aussi bien nécessaire.

Mon voyage paraîtra en juin ou en juillet. Je souhaite qu’il réussisse aussi bien près de vous qu’il paraît réussir près du libraire. D’abord, celui-ci voulait faire une édition in-12. Maintenant, il veut deux éditions, l’une in-12, l’autre in-8o, il a encore l’idée d’y mettre des gravures. Vous voyez que je suis dans les honneurs.

Comte DE G.


Nous avons vu, par la lecture des dernières lettres de Tocqueville, que Gobineau avait, par la suite, évolué de manière à être, pour Tocqueville, moitié enfant chéri, moitié enfant terrible. De graves dissentimens s’étaient élevés à propos de plusieurs questions vitales, tant du domaine de la politique que de celui de l’histoire et de la philosophie, entre le jeune homme et son maître. A l’improviste, ils se voyaient en présence l’un de l’autre comme des antagonistes. Cependant, des esprits comme les leurs ne sauraient devenir étrangers l’un à l’autre. Et si le lecteur de cette correspondance ne peut se défendre d’un respect sincère pour la profondeur de conviction, la hauteur de pensée et même la noblesse d’expression avec laquelle chacun défend son point de vue, il admirera plus encore peut-être la loyauté parfaite qui leur fait conserver, à travers des controverses parfois si aiguës, toute leur estime et même toute leur affection l’un pour l’autre.

Tocqueville l’a dit très bien lui-même : « En fait de sentimens élevés et délicats, nous sommes et serons toujours de la même secte. » Dans cette parole, nous voyons non seulement la devise de leur amitié, mais l’idée mère de toutes leurs relations, la raison d’être de leur rapprochement.

Ce rapprochement a eu lieu à la fin comme au commencement, comme le prouvent symboliquement les dernières paroles de Tocqueville, et plus encore, l’émouvant billet que Gobineau écrivit, sous l’impression douloureuse que lui causa la nouvelle de la mort de son maître chéri, à la veuve de celui-ci.


Sydney (Nouvelle-Ecosse), 27 mai 1859.

Chère madame,

J’ai appris ici le malheur qui vous a frappée, et avec vous toutes les personnes qui vous sont attachées. Vous savez si je suis de ce nombre et depuis combien d’années je suis dévoué de cœur à celui qui n’est plus. Peu de ses amis se sont trouvés mêlés à sa vie d’aussi près que je l’ai été et ont eu autant d’occasions de connaître la grandeur de son esprit, l’élévation de son cœur, les mérites de toute nature qui le mettaient si haut au-dessus de la plupart des hommes ; peu de ceux qui l’ont aimé ont eu plus de raison que moi de lui vouer une affection et une reconnaissance sans bornes, et je crois qu’il était bien convaincu que c’étaient là mes sentimens et que je lui appartenais du meilleur de mon cœur.

Vous n’en doutez pas non plus, chère madame, et je vous prie dans ces tristes jours de vous rappeler quelle part je prends à votre affliction. En tout temps, veuillez bien me compter comme votre plus attaché serviteur et croire que je ne serai jamais plus heureux que lorsque vous voudrez bien me montrer que vous vous le rappelez. Vous ne doutez pas du vif désir que j’ai de savoir des nouvelles de votre santé déjà si peu forte et qui doit être, en ce moment, bien cruellement éprouvée. Si vous pouvez trouver un moment pour m’en écrire quelques mots, je vous en remercierai bien vivement.

Adieu, chère madame, et croyez-moi bien tout à vous et aussi profondément que respectueusement attaché et dévoué.


Comte DE GOBINEAU.

  1. Voyez la Revue du 1er juin et du 1er juillet.
  2. Trois ans en Asie. Paris, Hachette, 1859.
  3. Lecture des textes cunéiformes. Firmin-Didot, 1858.
  4. Il semble que, pendant son absence, des gens qui ne voulaient pas du bien à Gobineau, l’avaient donné pour un homme hostile au gouvernement.