Correspondance entre Alexis de Tocqueville et Arthur de Gobineau/01
Parmi les correspondances réunies dans la Collection Gobineau à Strasbourg[1], les lettres d’Alexis de Tocqueville sont, sans contredit, au nombre des plus importantes et des plus précieuses, tant par leur mérite littéraire propre que par l’intérêt et la valeur documentaire qu’elles ont pour la biographie de l’ami et du correspondant du maître, Arthur de Gobineau.
Au point de vue littéraire, elles peuvent être comparées à ce qu’il a écrit et publié de meilleur ; elles font bien connaître l’homme et le feront plus aimer encore ; elles projettent, enfin, sur l’écrivain un jour nouveau, puisqu’elles montrent aussi sa supériorité dans le genre épistolaire. A celui-là même qui ignorerait la renommée de l’écrivain et sa brillante carrière politique, la lecture de la correspondance que nou9 présentons aujourd’hui au public suffirait à révéler un caractère noble et élevé, un penseur sagace et profond, un politique éminent.
Quant à l’importance qu’ont eue ces lettres pour la vie de Gobineau, il n’est même pas besoin d’en parler. Elles parlent d’elles-mêmes. Il est donc tout naturel que Gobineau les ait gardées avec la piété la plus scrupuleuse, et comme le hasard et les accidens qui ont atteint d’ordinaire les papiers de Gobineau, ont respecté cette correspondance, nous sommes en mesure de publier jusqu’au dernier mot que Tocqueville ait écrit à son disciple et ami.
Il n’en est pas de même pour Gobineau. Non seulement, une partie de ses lettres, et justement des plus importantes, n’a pu être retrouvée jusqu’ici, mais celles qui existent encore et qui ont été mises à notre disposition avec la plus parfaite amabilité par l’héritier de Tocqueville, M. le comte de Tocqueville, offrent pour la publication dans une revue de grandes difficultés, surtout par leur longueur extrême. Plusieurs d’entre elles sont de vrais mémoires qui, bien que fort intéressans et dignes, sous tous les rapports, des louanges que Tocqueville ne cesse de leur prodiguer, ne pourront cependant être livrés à la publicité que lorsque cette correspondance paraîtra en volume, ce qui ne pourra manquer d’arriver un jour. Pour le moment, nous nous sommes borné à insérer ça et là des extraits des lettres de Gobineau se rapportant ou répondant à celles de Tocqueville, et d’en publier quelques-unes intégralement à titre de spécimen.
Nous avons, d’ailleurs, cru devoir combler, par quelques rares notes explicatives ou biographiques, les lacunes indiquées et, somme toute, nous pensons que même cette publication restreinte ne pourra qu’être profitable à la mémoire de deux hommes éminens, qui, par les affinités comme par les contrastes qu’ils offrent entre eux, ont des droits égaux à notre intérêt et à notre sympathie.
Les origines de leur amitié ne nous sont pas connues. Mais on se les expliquera facilement en considérant que tous deux étaient issus de familles royalistes et qu’ils avaient des amis communs, comme le comte de Kergorlay.
Les lettres des premières années traitent presque exclusivement d’un travail sur le développement de la morale dans les temps modernes que Tocqueville préparait, avec la collaboration de Gobineau, pour l’Académie des Sciences morales et politiques. Nous ne savons pas ce qu’est devenu ce travail ; il ne se trouve ni dans les Mémoires de l’Académie, ni dans les œuvres complètes de Tocqueville. M. de Beaumont, dans sa biographie du maître (Œuvres et correspondances inédites, t. I), n’en fait pas plus mention au chapitre qui traite des écrits inédits (p. 92 sqq.). Mais nous sommes dédommagés, jusqu’à un certain point, de cette perte par les esquisses magistrales contenues dans ces lettres. Malheureusement, les réponses de Gobineau semblent être perdues, ce qui est d’autant plus regrettable que Tocqueville les qualifie à plusieurs reprises de petits chefs-d’œuvre.
L. SCHEMANN.
Tocqueville, le 8 août 1843.
Ne me remerciez pas, monsieur, de l’intérêt que je vous montre. D’abord, je n’ai aucun mérite à le montrer parce que je l’éprouve, et je suis du nombre de ceux qui se sentent si contens d’avoir à approuver qu’ils ressentent toujours une sorte de reconnaissance envers ceux qui leur procurent ce plaisir. Secondement, vous êtes précisément ce qu’il faut pour intéresser. Vous avez des connaissances variées, de l’esprit beaucoup, les manières de la meilleure compagnie, ce à quoi on ne peut s’empêcher d’être très sensible, quelque démocrate que l’on soit. Ajoutez à toutes ces causes cette autre qui vous flattera moins, c’est qu’on ne sait pas bien, en vous voyant, ce que deviendront toutes ces qualités, et si les maladies épidémiques du siècle dont vous êtes aussi atteint que vos contemporains ne les rendront pas inutiles. De sorte que vous intéressez par ce que vous pouvez être et par ce qu’on craint que vous ne soyez pas. Ceci dit, j’espère, sans vous fâcher. Que vous dirais-je encore ? je m’intéresse à voir en vous l’image de la jeunesse, de cette belle jeunesse qui commence pour moi à fuir et dont les rêves les plus déraisonnables valent mieux que les réalités de l’âge mûr. J’aime davantage les jeunes gens à mesure que je cesse plus complètement d’être un jeune homme. Peut-être cela n’aurait-il pas eu lieu de même si j’avais vécu dans un autre temps et dans un autre pays. L’atmosphère au milieu de laquelle je suis me gèle. La chaleur et la vie semblent s’en retirer un peu plus chaque jour, et le feu de l’esprit et du cœur ne se rencontre plus guère dans la génération à laquelle j’appartiens. J’aperçois encore quelques étincelles dans l’âme des hommes de vingt-cinq ans et de soixante ; les uns ont encore des espérances, et les autres des souvenirs qui les animent. Mais dans la plupart des hommes de mon âge il n’y a rien que le désir de faire facilement et paisiblement de petites choses.
Je voudrais bien, monsieur, ne pas finir cette lettre sans vous parler philosophie. Mais la difficulté est de trouver que vous dire sur ce sujet. Je vous confesse que je n’y ai pas réfléchi un moment depuis que nous nous sommes quittés. Le temps m a absolument manqué pour me livrer à celle étude, peut-être aussi un peu le goût. L’un suit l’autre. On ne peut s’intéresser à ce qu’on n’a pas le loisir de bien faire. Vous seul pouvez me tirer de cette torpeur en me mettant dans la nécessité de vous écrire. Mais je ne vois pas que vous soyez en bien meilleur train que moi. Je vous supplie de vous réveiller. Je place d’avance sur votre tête, je vous en avertis, toute la responsabilité de ma paresse. J’attire sur vous les foudres de mon ami Mignet et pendant qu’il vous tient je me sauve démon mieux. Sérieusement, mon cher monsieur de Gobineau, faites, je vous en prie, un effort pour que l’été ne se passe pas sans que nous entrions profondément en matière. Si je reviens à Paris sans avoir pu au moins mordre à mon travail et en apercevoir les traits généraux, je crois que je renoncerai définitivement à l’entreprendre.
Mme de Tocqueville, à laquelle j’ai fait part de votre souvenir, m’a chargé de vous en remercier. Quant à moi je vous prie d’agréer l’expression de mon vif et sincère attachement.
ALEXIS DE TOCQUEVILLE.
Tocqueville, le 5 septembre 1843.
Votre lettre, monsieur, est arrivée chez moi le jour même de mon départ pour le Conseil général. Je viens de l’y retrouver à mon retour. Je veux sur-le-champ y répondre.
Ce dont je vous prierais en ce moment, ce serait de mettre de côté pour un instant vos livres, et repassant rapidement dans votre tête le résultat de vos lectures récentes et de vos études antérieures, de répondre sous forme de conversation aux questions que voici : Qu’y a-t-il en définitive de nouveau dans les travaux ou les découvertes des moralistes modernes ? J’entends par modernes non seulement ceux qui ont écrit depuis cinquante ans, mais les moralistes qui les ont immédiatement précédés et qui appartiennent à cette génération qui a décidément rompu avec le moyen âge. Ont-ils envisage sous un jour véritablement nouveau les obligations des hommes ? Ont-ils découvert un mobile nouveau à leurs actions ? Ont-ils donné un autre fondement ou même une autre explication à leurs devoirs ? Ont-ils placé la sanction des lois morales ailleurs ? Voici, pour mon compte, coque j’entrevois au milieu de l’obscurité profonde qui enveloppe à mes yeux un pareil sujet : le christianisme me paraît avoir fait une révolution ou, si vous l’aimez mieux, un changement très considérable dans les idées relatives aux devoirs et aux droits, idées qui sont, en définitive, la matière de toute science morale.
Le christianisme ne créa pas précisément des devoirs nouveaux, ou, en d’autres termes, des vertus entièrement nouvelles ; mais il changea la position relative qu’occupaient entre elles les vertus. Les vertus rudes et à moitié sauvages étaient en tête de la liste ; il les plaça à la fin. Les vertus douces, telles que l’humanité, la pitié, l’indulgence, l’oubli même des injures, étaient des dernières ; il les plaça avant toutes les autres. Premier changement.
Le champ des devoirs était limité. Il l’étendit. Il n’allait guère plus loin que les concitoyens. Il y fit entrer tous les hommes. Il renfermait principalement les maîtres ; il y introduisit les esclaves. Il mit dans un jour éclatant l’égalité, l’unité, la fraternité humaine. Second changement.
La sanction des lois morales était plus encore dans ce monde que dans l’autre. Il plaça le but de la vie après la vie et donna ainsi un caractère plus pur, plus immatériel, plus désintéressé, plus haut à la morale. Dernier changement.
Toutes ces choses avaient été vues, montrées, prêchées avant lui. Lui seul en fit un ensemble, en lia toutes les parties et, faisant tourner cette nouvelle morale en religion, en inonda toutes les intelligences.
Nous avons vécu là-dessus pendant une longue suite de siècles. Y avons-nous changé quelque chose d’essentiel depuis peu ? Voilà ce que je n’aperçois pas clairement. Nous avons peut-être ajouté des nuances aux couleurs du tableau, mais je ne vois pas que nous y ayons mis des couleurs entièrement nouvelles. La morale de nos jours, telle que je la vois se révéler dans les paroles, dans les actes publics, dans les actions individuelles, dans le partage incessant de notre société loquace (j’ignore ce qui est imprimé dans les gros livres sur ce sujet), la morale moderne, dis-je, me parait être revenue, il est vrai, dans certains cas vers les notions de l’antiquité ; mais la plupart du temps elle n’a fait que développer, étendre les conséquences de la morale du christianisme sans en changer les principes. Notre société s’est bien plus écartée de la théologie que de la philosophie chrétienne. Nos croyances religieuses étant devenues moins fermes et la vue de l’autre monde plus obscure, la morale doit s’être montrée plus indulgente pour les besoins et les plaisirs matériels. C’est une idée que les Saint-Simoniens rendaient, je crois, en disant qu’il fallait réhabiliter la chair. Il est probable que la même tendance a dû apparaître depuis longtemps dans les écrits et les doctrines des moralistes modernes.
Par la même raison, on a dû chercher à trouver dans la vie la sanction des lois morales qu’on ne pouvait plus avec sécurité placer entièrement hors de la vie. De là la doctrine de l’intérêt bien entendu, ou des avantages que l’honnêteté procure dans ce monde et des misères que le vice y engendre. Les utilitaires anglais témoignent de cette tendance nouvelle que les moralistes chrétiens ont peu connue ou complètement ignorée.
Le christianisme, et par conséquent la morale chrétienne, s’était établi en dehors de tous les pouvoirs politiques et même de toutes les nationalités. La grandeur de son œuvre était de former une société humaine en dehors de toutes les sociétés nationales. Les devoirs des hommes entre eux en tant que citoyens, les obligations du citoyen envers la patrie, les vertus publiques en un mot me paraissent mal définies et assez négligées dans la morale du christianisme. C’est là, ce me semble, le côté faible de cette admirable morale, de même que c’était le seul côté vraiment fort de la morale antique. Quoique l’idée chrétienne de la fraternité humaine ait pris complètement possession de l’esprit moderne, cependant les vertus publiques ont de notre temps regagné beaucoup de terrain, et je suis convaincu que les moralistes du siècle dernier et du nôtre s’en préoccupent beaucoup davantage que leurs devanciers, ce qui est dû au réveil des passions politiques qui ont été tout à la fois la cause et l’effet des grands changemens dont nous sommes témoins. Le monde moderne a repris et remis ainsi en honneur une partie de la morale des anciens et l’a intercalée au milieu des notions qui composent la morale du christianisme.
Mais la plus notable innovation des modernes en morale me paraît consister dans le développement immense et la forme nouvelle donnés de nos jours à deux idées que le christianisme avait déjà mis très en relief ; savoir : le droit égal de tous les hommes aux biens de ce monde et le devoir de ceux qui en ont plus de venir au secours de ceux qui en ont moins. Les révolutions qui ont renversé la vieille hiérarchie européenne, le progrès des richesses et des lumières qui a rendu les individus fort semblables les uns aux autres, ont donné des développemens immenses et inattendus à ce principe d’égalité que le christianisme avait placé plutôt encore dans la sphère immatérielle que dans l’ordre des faits visibles. L’idée que tous les hommes ont un droit à certains biens, à certaines jouissances et que la première obligation morale est de les leur procurer, cette idée, ainsi que je le disais plus haut, a pris une immense étendue et des aspects d’une variété infinie. Cette première innovation a mené à une autre : le christianisme avait fait de la bienfaisance ou, comme il l’avait appelée, de la charité une vertu privée. Nous en faisons de plus en plus un devoir social, une obligation politique, une vertu publique. Le grand nombre des gens à secourir, la variété des besoins auxquels on se croit obligé de pourvoir, la disparition des grandes individualités auxquelles on pouvait avoir recours pour y parvenir, ont fait tourner tous les regards vers les gouvernemens. On leur a imposé une obligation étroite de réparer certaines inégalités, de venir au secours de certaines misères, de prêter à tous les faibles, à tous les malheureux un appui. Il s’est ainsi établi une sorte de morale sociale et politique que les anciens ne connaissaient que très imparfaitement et qui est une combinaison des idées politiques de l’antiquité et des notions morales du christianisme.
Voilà, mon cher monsieur de Gobineau, tout ce qu’il m’est possible d’entrevoir, quant à présent, au milieu du brouillard qui m’environne. Vous voyez que je n’ai parlé que de ce que je vois dans les mœurs ; je ne suis pas en état de dire si les mêmes signes se retrouvent dans les livres ou d’autres signes. Je ne vous donne point les réflexions précédentes comme une base, un cadre, mais comme un exemple de la chose qu’il faut chercher. Nous avons à discerner ce qu’il y a de nouveau en fait de morale dans le monde. Je viens de chercher péniblement à le faire en me tenant très près des faits. Mes inductions vous paraissent-elles vraies ou fausses ? En avez-vous d’autres à offrir ? Les théories morales modernes les justifient-elles ? J’étais naturellement porté par les habitudes de mon esprit à ne m’attacher en matière de morale qu’aux choses nouvelles qui pouvaient avoir un effet direct sur les actions des hommes. Mais il ne m’est pas permis de négliger les nouveautés morales qui même n’auraient pas cette tendance, les systèmes nouveaux, les explications nouvelles et d’autres choses que je me permettrais d’appeler des rêveries improductives, si je ne travaillais pas pour une académie, mais qu’il faut bien nommer avec elle des productions intéressantes de l’esprit humain.
Ce n’est que quand nous aurons discerné en gros ce qu’il y a de nouveau dans les doctrines et les tendances morales de notre époque que nous suivrons dans le détail des faits les développemens de ces données premières. Avant tout, il faut les obtenir. Mettez-vous donc, mon cher collaborateur, la tête dans les mains et réfléchissez profondément à ce que je viens de dire. Ce que je vous demande là, ce n’est plus un travail d’écolier, mais de maître ; je suis sûr qu’il n’est pas au-dessus de vos forces. Une fois en possession de ce terrain, la suite du travail sera tout à la fois plus facile et beaucoup plus intéressante.
Si vous avez quelque chose à m’envoyer, il faut en faire un paquet et me l’adresser par la diligence à Valognes, hôtel du Louvre.
ALEXIS DE TOCQUEVILLE.
P.-S. — Ne brûlez pas cette lettre qu’il me sera peut-être utile de relire un jour quand enfin je me mettrai à écrire.
Tocqueville, le 2 octobre 1843.
J’ai reçu, monsieur, vos deux analyses de Priestley et de Bentham. Ce sont deux très bons travaux et qui entrent plus, à mon avis, dans l’idée de l’ouvrage que nous avons à faire qu’aucun de ceux que vous avez encore exécutés pour moi. Je croyais que Bentham avait relativement à la doctrine de l’utile quelque chose de plus dogmatique et de plus explicite que son grand livre sur les récompenses et les peines. Suis-je dans l’erreur ?
J’en viens maintenant à la grande lettre que vous m’avez écrite il y a trois semaines. Je ne veux pas y répondre en détail ; il faudrait pour cela un livre. Mon intention est seulement de bien poser la question entre nous et partant de là de savoir comment diriger nos travaux.
Je vous avoue que je professe une opinion absolument contraire à la vôtre sur le christianisme. Il est à mon avis beaucoup plus différent de ce qui la précédé que vous ne le pensez, et nous sommes bien moins différens de lui que vous ne le dites… Je n’ai jamais pu me défendre d’une émotion profonde en lisant l’Evangile. Plusieurs des doctrines qui y sont contenues et des plus importantes m’ont toujours frappé comme absolument nouvelles, et l’ensemble surtout forme quelque chose d’entièrement différent du corps d’idées philosophiques et de lois morales qui avaient régi auparavant les sociétés humaines. Je ne conçois pas qu’en lisant cet admirable livre, votre âme n’ait pas éprouvé comme la mienne cette sorte d’aspiration libre que cause une atmosphère morale plus vaste et plus pure. Quand on veut critiquer le christianisme, il faut bien faire attention à deux choses.
La première est celle-ci : le christianisme nous est arrivé à travers des siècles de profonde ignorance et de grossièreté, d’inégalité sociale, d’oppression politique ; il a été une arme dans les mains des rois et des prêtres. Il est équitable de le juger en lui-même et non par le milieu à travers lequel il a été obligé de passer. Presque toutes les tendances exagérées, presque tous les abus que vous reprochez souvent avec raison au christianisme, doivent être attribués à ces causes secondaires, ainsi qu’il me serait, je crois, bien facile de le prouver, et non au code de morale dont le premier précepte est cette simple maxime : Aimez Dieu de tout votre cœur et votre prochain comme vous-même ; ceci renferme la loi et les prophètes.
La seconde chose à quoi il faut faire attention, c’est que le christianisme n’est pas une philosophie, mais une religion. Il y a certaines doctrines qui font nécessairement partie d’une religion, quelle qu’elle soit, et qu’il ne faut assigner au génie particulier d’aucune. Tel est le mérite attribué à la foi, l’utilité, la nécessité de la foi, l’insuffisance des œuvres sans la foi, et, par conséquent, dans une certaine mesure, l’intolérance dont vous vous félicitez si fort de nous voir exempts. Tout cela est inhérent aux religions et lié nécessairement au bien qu’elles peuvent produire. On ne peut avoir l’un sans l’autre. Et pour mon compte, je suis convaincu, je vous l’avoue, que le mal que ces idées font à la morale est à tout prendre bien moindre que celui qu’elle souffre lorsqu’elle vient à perdre la sanction nécessaire que la foi lui donne. Plus je vis, et moins j’aperçois que les peuples puissent se passer d’une religion positive ; cela me rend moins sévère que vous sur les inconvéniens que présentent toutes les religions, même la meilleure.
La plupart des traits auxquels vous croyez, reconnaître une morale nouvelle ne sont pour moi que les signes qui ont toujours accompagné l’affaiblissement d’une foi religieuse.
Quand on ne croit plus à une religion, qu’on ne place aucune valeur morale dans la foi et qu’on n’estime plus les actes qu’en eux-mêmes, cela est bien clair.
De même, quand la notion de l’autre monde devient obscure, il est naturel encore que les hommes qui ne peuvent, se passer de loi morale, cherchent à en trouver la sanction dans cette vie et créent tous ces systèmes qui, sous différens noms, appartiennent à la doctrine de l’intérêt.
De même aussi, lorsqu’on perd de vue les jouissances célestes, il est tout simple qu’on s’attache de plus en plus aux seuls biens qui vous restent, ceux de ce monde, et qu’on tienne d’autant plus à ceux-là que l’existence des autres devient plus problématique.
Je crois que tout cela s’est vu en partie au déclin du paganisme et se verra toutes les fois qu’une religion perdra son empire. Il se trouvera alors une foule qui montrera ces instincts et des philosophes qui réduiront ces instincts en doctrine.
Je vous avoue encore que je ne suis pas émerveillé de ce qu’on appelle la réhabilitation de la chair. Le christianisme avait peut-être poussé jusqu’à l’excès la glorification de l’esprit. Mais le christianisme était en cela une réaction admirable contre son temps et l’esprit des anciennes religions. Est-ce que vous ne trouvez pas qu’il y avait, une beauté incomparable dans cette lutte ouverte de l’esprit contre la matière triomphante ? Si le christianisme a été entraîné trop loin par la grandeur même de son effort, le danger à mon sens n’était pas fort à craindre. Car tous les instincts de la masse des hommes poussent en sens contraire, et la chair se serait bien réhabilitée d’elle-même, quand les philosophes ne s’en seraient pas mêlés.
En jetant pêle-mêle et à la hâte sur le papier ces idées, je n’ai pas pour but de vous convaincre, mais seulement de vous faire comprendre en quoi je diffère de votre opinion. La plupart des choses qui vous paraissent des nouveautés en morale, me semblent les effets naturels et nécessaires de l’affaiblissement de la foi religieuse et du doute sur l’autre monde. Quelque chose d’analogue s’est toujours vu, je crois, dans des circonstances semblables.
Parmi les choses vraiment nouvelles (et parmi celles-là il y en a plusieurs que je trouve très belles) la plupart me paraissent découler directement du christianisme. C’est du christianisme appliqué par des lumières plus étendues, des formes politiques autres, un état social différent. Ce sont en un mot de nouvelles conséquences tirées d’un ancien principe.
Vous croyez donc la révolution qui s’opère parmi nous plus originale et plus généralement bienfaisante que je ne le pense. Mais vous la voyez, et c’est là l’important pour ce que nous avons à faire. La plupart des signes qui la manifestent à vos yeux, la montrent également aux miens, et plus vous parviendrez à la signaler, plus votre travail me sera utile. Je crois donc que l’espèce de conversation épistolaire que nous venons d’avoir aura eu un résultat très satisfaisant, celui de préciser, autant que la chose se peut, la direction dans laquelle il faut pousser vos recherches et les traits de chaque livre auxquels il faut s’attacher. Le christianisme est le grand fonds de la morale moderne ; tout ce qui dans les lois, les usages, les idées, les systèmes philosophiques, vous paraîtra contraire aux données fournies par le christianisme, ou seulement différent de lui, doit être recueilli par vous et bien mis en lumière, c’est la première règle à suivre ; car ce que j’ai surtout à faire connaître, ce n’est pas la morale de notre temps, mais ce qu’elle a de nouveau et de différent de celle qui l’a précédée. Le sujet ainsi limité est œuvre d’une immensité désespérante. Que n’embrasse-t-il pas ? Les applications diverses seront bien plus difficiles encore à montrer que les nouveaux principes. Les modifications introduites depuis un demi-siècle dans les législations civiles et criminelles, en tant que manifestation de cet esprit nouveau, seraient seules, si on le voulait, la matière d’un gros livre. Quand je songe à cela, je suis sans cesse sur le point d’envoyer immoralement au diable soit l’Académie des sciences morales qui m’a imposé cette grande tâche, soit la politique qui m’empêche de la remplir.
Pour en revenir à vous, vous continuez avec les auteurs anglais, me dites-vous ? J’approuve ce dessein, car ainsi que je vous le disais, vos derniers travaux sur ces auteurs me paraissent excellens. Je crois qu’après, vous ferez bien de retourner à votre Allemagne. D’abord, c’est un terrain sur lequel je ne puis me passer de vous, puisque je ne sais pas (allemand ; secondement, j’avoue que nos travaux sur ce point ne m’ont pas encore fourni de lumières qui me satisfassent, du moins, de cette espèce de lumière que je cherche et qui consiste surtout à montrer ce qui est nouveau dans des systèmes moraux, ce qui s’écarte des données du christianisme. Il me semble que Kant va plutôt au-delà qu’en deçà du christianisme. Les auteurs plus modernes que lui ont-ils sur ce point une physionomie différente ? Veuillez, je vous prie, vous attacher à bien mettre en relief ce côté du sujet. Quant aux auteurs français, j’hésite un peu à vous prier de vous en occuper, car de tous les documens dont j’ai besoin, ce sont eux qui me sont déjà le plus connus et que je trouve plus facilement sous ma main.
Ce qui me serait le plus utile, ce serait de rechercher non plus les principes nouveaux, mais les applications diverses de ces principes dans les institutions, principalement dans celles des peuples étrangers, car c’est ce qu’il m’est le plus difficile de connaître. Je prendrai pour exemple vos propres idées.
Vous dites avec raison qu’un des traits caractéristiques de nos opinions morales, c’est de ne s’attacher qu’aux œuvres, indépendamment de la croyance. Cela se manifeste dans les lois modernes qui ont donné les mêmes droits, imposé les mêmes devoirs et traité de la même manière les hommes de toutes les sectes chrétiennes. Cela s’est étendu en France jusqu’aux juifs. Les législations étrangères, les ouvrages de droit étranger doivent contenir des traces moins visibles, mais encore très sensibles, de ce même esprit.
Vous dites que l’aumône de privée est devenue sociale ; qu’elle a été plus désintéressée, plus éclairée. Je crois cela en partie ; quoique je ne tire pas du même fait les mêmes conséquences et que j’y voie plutôt la doctrine chrétienne d’une époque très civilisée, très administrative, très démocratique, qu’un système nouveau. Les signes qui démontrent cette tendance, ce sont les ressources amassées par les pouvoirs publics pour venir régulièrement, administrativement au secours des différentes misères, le perfectionnement en un mot de toutes les institutions charitables du christianisme. C’est la charité légale directe. Tout ce qui peut avoir été fait dans ce sens en Allemagne surtout devrait être recueilli avec grand soin.
Il y a la charité légale indirecte qui consiste à fournir aux pauvres des moyens faciles de se tirer eux-mêmes du besoin. Ce sont les caisses d’épargne, les salles d’asile et d’autres institutions du même genre. Toutes les combinaisons administratives de cette espèce à l’étranger sont pour moi des faits capitaux.
Les efforts faits par les gouvernemens pour répandre l’instruction, l’obligation sociale qu’ils se sont imposée de la répandre ; en conséquence les règlemens, les lois qui ont pour objet de multiplier les écoles, d’en faciliter les abords, d’y donner une instruction d’une nature plus démocratique, les ouvrages qui ont eu pour objet d’éclairer et de pousser les gouvernemens dans cette voie, rentrent particulièrement dans notre sujet.
Je ne vous parle pas des prisons, ni du droit pénal, je crois sur ce point pouvoir me passer de tout secours.
Vous dites que c’est une maxime de notre temps que tout le monde a un droit égal au travail (ce qui, pour le dire en passant, ne relève pas plus l’idée du travail que la doctrine chrétienne que tout homme quel qu’il soit est condamné dans un genre ou dans un autre au travail). Quels sont les livres modernes français ou étrangers qui ont formulé cette doctrine ? Dans quelle législation a-t-on fait effort pour assurer à chaque homme l’exercice de ce droit ?
Je pourrais vous en dire encore bien long sur ce sujet. Mais cela est inutile quant à présent puisque vous n’avez pas fini vos analyses de philosophes. Quand vous en serez sorti, et je vous prie de vous hâter autant que possible, nous reprendrons ce côté pratique du sujet. Lors même que vous ne pourriez pas y entrer dans un grand détail, ce serait déjà beaucoup faire pour moi que de recueillir des notions sur ce qui existe en ce genre et sur les sources où il faudra puiser plus tard.
Je finis cette interminable lettre en vous priant de croire à mon bien sincère attachement.
ALEXIS DE TOCQUEVILLE.
Vous êtes, mon cher monsieur de Gobineau, un très aimable, très spirituel et très peu orthodoxe discuteur, avec lequel je ne veux point continuer la guerre. Le propre de toutes les disputes philosophiques est de laisser chacun des philosophes précisément dans les opinions qu’il avait auparavant. Cela étant, il vaut bien mieux ne pas disputer puisque ainsi on arrive au même résultat sans faire d’efforts. Les batailles des philosophes sont particulièrement improductives quand elles se livrent la plume à la main. Car la difficulté de s’entendre devient alors bien plus grande. C’est ainsi que votre lettre me suppose plusieurs idées que je n’ai pas et que je vous aurais du premier mot montré ne pas avoir si nous avions causé au lieu de correspondre. Exemple : le christianisme, suivant moi, croyez-vous, est une œuvre absolument différente de tout ce qui l’a précédé. Je n’ai jamais pensé cela et je ne crois pas l’avoir dit. Il y a assurément une foule de maximes et d’idées qui, avant d’être l’assemblées et enchaînées dans un même but par l’Evangile, étaient éparses et par conséquent inertes dans les livres de la Grèce et de l’Orient. J’en retrouvais même un grand nombre l’autre jour dans les lois de Manou, et je sais d’avance qu’elles se rencontreraient de même dans tous les recueils de même espèce. Le christianisme a choisi, développé, classé, enchaîné les unes aux autres des maximes et des idées dont la plupart s’étaient déjà présentées séparément ou obscurément à l’esprit des hommes, et il a fait de l’ensemble un instrument de gouvernement moral absolument nouveau. Voilà ma pensée.
Autre exemple : il n’y a de nos jours rien de nouveau en matière de morale. Cette pensée que vous avez l’air de m’attribuer n’est pas non plus mienne. Je crois seulement que presque tout ce que nous appelons des principes nouveaux, ne doit être considéré que comme des conséquences nouvelles que l’état de notre civilisation, nos lois politiques et notre état social nous font tirer des vieux principes du christianisme. Je ne nie donc pas le nouveau, j’en conteste seulement l’étendue. Vous voyez donc, mon très cher collaborateur, que ma doctrine n’a rien qui doive vous décourager. La seule différence qu’il y ait entre nous, c’est que vous avez plus d’ambition que moi. Je me borne à voir des conséquences nouvelles là où vous voulez absolument découvrir de nouveaux principes. Il vous faut changer la face du monde ; vous ne voulez pas vous contenter à moins. Je suis plus modeste.
Malheureusement, nous avons bien d’autres dissidences, et de plus graves. Vous me semblez contester même l’utilité politique des religions. Ici, vous et moi, nous habitons les antipodes. La crainte de Dieu, dites-vous, n’empêche point d’assassiner. Quand cela serait, ce qui est fort douteux, que faudrait-il en conclure ? L’efficacité des lois soit civiles, soit religieuses, n’est pas d’empêcher les grands crimes (ceux-là sont d’ordinaire le produit d’instincts exceptionnels et de passions violentes qui passent à travers les lois comme à travers des toiles d’araignées) ; l’efficacité des lois consiste à agir sur le commun des hommes, à régir les actions ordinaires de tous les jours, à donner un tour habituel aux idées, un ton général aux mœurs. Réduites à cela, les lois et surtout les lois religieuses sont si nécessaires qu’on n’a pas encore vu dans le monde de grandes sociétés qui aient pu s’en passer. Je sais qu’il y a beaucoup d’hommes qui pensent que cela se verra un jour et qui se mettent tous les matins à la fenêtre dans l’idée que peut-être ils vont enfin apercevoir se lever ce nouveau soleil. Quant à moi, je suis convaincu qu’on regardera toujours en vain. Je croirais plutôt à la venue d’une nouvelle religion qu’à la grandeur et à la prospérité croissante de nos sociétés modernes sans religion…
Une dernière querelle, et je vous quitte. En même temps que vous êtes si sévère pour cette religion qui a tant contribué cependant à nous placer à la tête de l’espèce humaine, vous me paraissez avoir un certain faible pour l’islamisme. Cela me rappelle un autre de mes amis que j’ai retrouvé en Afrique devenu mahométan. Cela ne m’a point entraîné. J’ai beaucoup étudié le Koran à cause surtout de notre position vis-à-vis des populations musulmanes en Algérie et dans tout l’Orient. Je vous avoue que je suis sorti de cette étude avec la conviction qu’il y avait eu dans le monde, à tout prendre, peu de religions aussi funestes aux hommes que celle de Mahomet. Elle est, à mon sens, la principale cause de la décadence aujourd’hui si visible du monde musulman, et quoique moins absurde que le polythéisme antique, ses tendances sociales et politiques étant, à mon avis, infiniment plus à redouter, je la regarde relativement au paganisme lui-même comme une décadence plutôt que comme un progrès. Voilà ce qu’il me serait possible, je crois, de vous démontrer clairement, s’il vous venait jamais la mauvaise pensée de vous faire circoncire.
Mille pardons, mon cher monsieur de Gobineau, de tout ce bavardage inutile. Je voulais être très court, et j’entre dans ma cinquième page. C’est le plaisir de causer avec vous qui m’a fait tant parler plus que l’envie de vous convaincre, et cependant je suis affligé que nous soyons si peu d’accord. J’ai pour vous trop d’estime et d’amitié pour ne pas désirer de vous trouver souvent de mon avis. Je me console pourtant en songeant qu’en fait de sentimens élevés et délicats, nous sommes et serons toujours de la même secte.
Vous me demandez, monsieur, s’il faut analyser l’ouvrage de Bentham sur l’usure. Je n’ai pas besoin que vous en fassiez une analyse détaillée. Je crois déjà connaître le système de cet auteur, système qu’il pousse trop loin suivant la coutume des logiciens de son espèce, mais dont j’approuve plusieurs parties. Il suffit d’indiquer sommairement les principaux points par où il passe et le point auquel il arrive. Je ne vois pas d’utilité à ce que vous vous jetiez en ce moment dans son livre sur la législation. C’est un ouvrage que je lirai et analyserai moi-même très aisément. J’en connais déjà une bonne portion. J’attends avec impatience l’analyse des autres auteurs anglais dont vous parlez.
ALEXIS DE TOCQUEVILLE.
Tocqueville, le 22 octobre 1843.
Mon cher monsieur de Gobineau,
Je n’ai reçu qu’avant-hier les travaux que m’annonçait votre lettre. J’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre manuscrit qui ne se ressent point de votre maladie ni des horreurs de votre déménagement. La quintessence de Gudin n’est pas, comme vous le dites, de l’or en barre. Mais je crois que vous en avez tiré ce qu’il y avait de mieux à en extraire. Ce n’est pas votre faute si la matière première était de médiocre valeur.
Vous me demandez des instructions ; ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de continuer le travail que vous avez dû commencer sur Jacobi. Après quoi, vous ferez auprès du libraire allemand l’enquête dont vous me parlez. S’il vous désigne des livres qui vaillent la peine d’être étudiés et qui soient aux bibliothèques publiques, il serait bon de vous les procurer et d’en commencer l’examen. Dans le cas où les livres n’existeraient pas dans les bibliothèques, il faudrait attendre mon retour ; je me les procurerais aisément par l’Institut.
Je ne vous donnerai pas d’autres indications aujourd’hui, parce que je pense avoir avant trois semaines le plaisir de vous voir et de causer avec vous, ce que j’aime bien mieux que de vous écrire. J’espère que nous nous verrons souvent cet hiver ; vous serez toujours le bienvenu chez nous non seulement en votre qualité de philosophe, mais, ce qui vaut mieux, comme un homme spirituel et aimable pour lequel j’ai une véritable amitié.
ALEXIS DE TOCQUEVILLE.
P.-S. — J’ai toujours oublié de vous dire que je souhaiterais qu’en tête du travail que vous faites sur un auteur vous mettiez en quelques lignes sa biographie.
Le 28 novembre 1843.
Je n’ai pas répondu, mon cher monsieur, à votre première lettre parce que, je l’avoue, je n’ai pas cru un moment que votre vivacité eût une issue tragique. Les savans ne se laissent pas mener aisément sur le pré ; je connais leurs mœurs et mon inquiétude a été nulle. Peut-être auriez-vous mieux fait de vous plaindre à l’Académie que d’engager ainsi une lutte qui ne peut maintenant avoir pour résultat que de rendre très difficiles vos rapports avec la bibliothèque, et empocher que vous ne vous y procuriez les livres dont nous pouvons avoir besoin. Mais la chose est faite ; ainsi n’en parlons plus. J’aurais bien désiré cependant que vous pussiez vous remettre à notre morale bientôt. Cependant, je vous ai si souvent empêché de travailler qu’il faut vous pardonner cette fois d’avoir trouvé vous-même l’obstacle qui vous force à ne rien faire.
Vous me reprocherez sans doute d’avoir mis tant de temps à vous répondre. Mais si vous aviez vu de combien de petites affaires domestiques ou électorales j’ai été accablé en arrivant chez moi, assurément vous me pardonneriez sans peine. A l’heure même où je vous écris, je suis au milieu de mon Conseil général, ajoutant la petite comédie de la vie politique à la grande pièce que nous venons de jouer pendant sept mois. Si je vous dis des sottises, attribuez-les donc, je vous prie, à ceux qui parlent autour de moi et dont j’ai peur de vous envoyer sans le vouloir les paroles au lieu de mes propres idées. Permettez-moi donc d’en rester là, mais non sans vous dire que nous serons charmés, si vos excursions d’automne vous amènent de nos côtés et nous donnent l’occasion de vous recevoir à Tocqueville. Dites-moi si vous viendrez et quand vous viendrez ; car j’ai une tournée à faire en septembre et je veux l’arranger de manière à n’être pas absent de chez moi pour l’époque de votre passage.
ALEXIS DE TOCQUEVILLE.
Saint-Lô, le 27 août 1844.
Je commence par vous prier, mon cher monsieur tic Gobineau, de ne-point m’envoyer votre Morale. Je reviens à Paris vers la fin du mois et vous me la remettrez là en mains propres. Vous avez, du reste, raison de croire que je vous ai accusé de paresse. Entre nous, je vous dirai même que je vous en accuse encore. Je crois que ce que nous faisons vous ennuie et je vous le pardonne assez volontiers. Il est difficile, j’en conviens, de se livrer avec agrément à un travail dont on ne voit clairement ni les limites ni les bornes et de préparer des matériaux qu’on ne doit pas mettre en œuvre. Je vous prie cependant de faire sérieusement un dernier effort afin que nous sortions au moins des Études préliminaires. Ce serait déjà beaucoup pour moi de savoir quels sont précisément les ouvrages qu’il faut étudier et les sources dans lesquelles il convient de puiser. Je trouverais au moins dans cette connaissance le moyen de me mettre fortement et efficacement au travail le jour où je le voudrais. Je crois que si vous parveniez à me donner d’une manière complète et intelligente cette espèce de catalogue analytique, je ne vous demanderais rien de plus, au moins guère à présent. Car se livrer à un travail d’examen proprement dit, sans être guidé ; chaque jour sur le point de savoir ce qu’il s’agit précisément, de remarquer et de mettre en saillie, c’est, je le comprends, une œuvre tout à la fois rebutante et improductive.
J’avais lu, avant que vous m’engagiez à le faire, vos deux feuilletons sur M. A. de Musset. J’y ai trouvé ce que vous mettez à tout, beaucoup d’esprit. Cependant j’ai de grosses critiques à vous faire. La première, c’est le choix du sujet. Vous avez peint M. A. de Musset sans observer la perspective. Si vous mettez dix-huit colonnes de petite impression pour parler des œuvres de M. de Musset, vous entreprenez assurément un cours de littérature plus long que celui de La Harpe. Je trouve des qualités charmantes au talent de M. de Musset ; mais enfin, comme vous le dites vous-même, le total forme un talent du second ordre. M. de Musset n’est pas extrêmement connu hors du monde littéraire de Paris, et il n’excite pas assez vivement la curiosité et l’intérêt. pour que l’abonné d’un journal aime à lire une si longue analyse fût-elle faite avec tout le talent que vous avez mis dans la vôtre. Je vous reproche donc d’abord de n’avoir pas choisi un auteur qui fasse plus de bruit et soit plus populaire. Je vous parle ici au point de vue du journal.
Je vous reproche ensuite de vous être cru obligé de peindre votre auteur avec tant de détails. Ceci tient encore du livre plus que du journal. Vous avez oublié que vous aviez affaire à des lecteurs pressés, assez ignorans, tenant peu à bien savoir, mais désirant qu’on leur crayonne en lignes saillantes les principaux traits de la physionomie littéraire de l’écrivain dont on leur parle ou de son histoire ; demandant à être intéressés par quelques couleurs vives et tranchées plutôt que par un tableau complet et soigné dans ses moindres parties. Nous avez un peu traité vos lecteurs en littérateurs. C’est ce qu’ils ne sont pas. Aucun abonné de journal ne l’est, au moins en lisant son journal. Voyez les notices que fait quelquefois Sainte-Beuve : il ne peint guère qu’un ou deux côtés de son modèle et il entremêle ses jugemens littéraires d’anecdotes et de traits qui excitent et réveillent l’esprit endormi et superficiel de son lecteur. Je ne dis pas que ce fût précisément un exemple à suivre, s’il s’agissait de faire un cours de littérature. Mais je le répète, vous écrivez pour un journal.
Nous avons beaucoup regretté que vous ne vinssiez pas chez nous à l’époque où je vous ai pressé de le faire. Nous avions en ce moment ici un vieux lord anglais fort aimable et sa fort jolie fille. Ma femme prétendait que vous tomberiez amoureux de la jeune lady, et moi j’affirmais que les philosophes sceptiques ne s’enflamment pas si aisément. Pourquoi n’êtes-vous pas venu nous montrer qui des deux avait tort ? Vous auriez peut-être réhabilité Voltaire et le XVIIIe siècle dans mon esprit.
Ce sera pour l’an prochain, j’espère. Un attendant, veuillez croire à tous mes sentimens d’estime et d’amitié.
ALEXIS DE TOCQUEVILLE.
Ici finit la première série des lettres. Mais l’amitié n’était pas finie, et la meilleure preuve que Tocqueville continuait à estimer Gobineau, non seulement comme homme de lettres, mais aussi connue politique, c’est qu’après son avènement au ministère des Affaires étrangères en 1849, il le nomma tout de suite son chef de cabinet. Combien les relations des deux hommes ont été cordiales à cette époque, nous en possédons heureusement pour que l’abonné d’un journal aime à lire une si longue analyse de ses œuvres, cette nu témoignage dans une lettre écrite par Gobineau à sa famille : « Il est impossible, dit-il, d’avoir une bonté, plus complète, plus affectueuse, plus tendre que celle du ministre pour moi : aussi suis-je tout à lui. »
Voici deux billets que le ministre Alexis de Tocqueville écrivit à son chef de cabinet :
Mon cher monsieur,
Le 4 octobre 1849.
La séance se continuant, et pouvant avoir d’un moment à l’autre à m’expliquer au nom du gouvernement, je ne puis, à mon très grand regret, être de retour chez moi à six heures. Veuillez faire très vivement mes excuses à M. de Shisselef et lui dire que le gouvernement apprécie comme il le doit le fait que vous m’avez annoncé et qu’il m’eût été particulièrement agréable d’avoir à le dire moi-même au représentant de Sa Majesté impériale. Je ne doute pas que ces sentimens ne nous soient communs avec le Président de la République. Croyez à tous mes sentimens d’estime et d’affection.
ALEXIS DE TOCQUEVILLE.
Je vous envoie, mon cher ami, une lettre particulière pour Beaumont[2] et la lettre confidentielle de Lamoricière. Je vous prie de remettre la seconde à M. d’Hautpoul. Quant à la première, il faut la faire partir par le courrier d’aujourd’hui, en ayant bien soin qu’elle ne soit ni lue ni copiée avant. Ceci est d’une grande importance. La nouvelle que vous m’avez donnée hier m’a causé une joie extrême. Je vous préviens que tout à l’heure Hockam me l’a rapportée, ce qui montre qu’elle ne sera un secret pour personne bientôt. J’aurais voulu un plus long secret.
Mille amitiés. N’oubliez pas mes a flaires.
A. DE TOCQUEVILLE.
Le 5 octobre 1849.
Après le message présidentiel du 31 octobre 1849, Tocqueville donna sa démission. Mais son jeune protégé resta dans la carrière, et, peu de temps après, fut envoyé en qualité de secrétaire d’ambassade à Berne d’où il lui adressa une série de récits très détaillés sur la Suisse, que nous publierons ailleurs et où l’on verra sans doute, ainsi que l’a fait Tocqueville, des documens précieux pour l’histoire de l’état social et politique de ce pays.
Voilà longtemps, mon cher ami, que je veux répondre à vos lettres et qu’il me manque pour le faire, non pas le temps, mais cette espèce d’entrain qui mot la plume à la main ou donne envie de parler. Depuis que j’ai peu de chose à faire, je ne fais rien du tout. Vous êtes trop bon philosophe, quoique vous n’avez pas fait peut-être votre philosophie, pour ne pas bien comprendre cela. Mais ce que vous comprendrez difficilement, c’est à quel degré d’apathie je suis tombé. Je suis à peine à l’état de spectateur ; car, du moins, le spectateur regarde, et moi je ne me donne pas cette peine. Cela vient surtout de cette obscurité de plus en plus profonde qui se répand sur le tableau toujours si obscur qu’on nomme l’avenir. Figurez-vous un homme qui voyage par une nuit de décembre sans lune et doublée de brouillards, et dites-moi un peu l’agrément qu’il aurait à regarder par la portière les effets du paysage. Cet homme, c’est la France entière. C’est une nuit de cette espèce qui nous environne. Les hommes qui ont des lunettes n’y voient pas plus loin que ceux qui n’ont que leurs yeux et tous les aveugles cheminent ensemble se frappant les uns les autres dans les ténèbres, en attendant qu’ils arrivent tous ensemble au fossé qui se trouve peut-être au bout de la route. Quelle sombre nuit ! J’aimerais mieux le jour, dût-il nous montrer le précipice inévitable.
M. de Serre m’a dit que vous aviez fini par vous établir fort commodément, s’il est possible d’être très commodément à Berne pendant l’hiver. Mais vienne l’été, et le séjour de cette ville sera, je crois, très agréable. Je n’ai vu Berne que l’été et, à cette époque de l’année, il m’a charmé.
Mme de Gobineau a été, m’a-t-on dit, fort souffrante dans le voyage. J’espère que sa santé est bien rétablie. Veuillez me rappeler particulièrement à son souvenir et croire à tous mes sentimens de sincère amitié.
A. DE TOCQUEVILLE.
Paris, le 7 janvier 1850.
J’ai reçu, mon cher ami, votre lettre, et Mme de Tocqueville m’a communiqué celle que vous lui avez écrite. Les détails que vous donnez dans cette dernière sur l’état de la Suisse m’ont fort intéressé, et vous me feriez grand plaisir de les compléter, autant du moins qu’il n’y ait pas d’inconvénient à le faire au point de vue de la poste et à celui de vos devoirs diplomatiques. Les affaires de Suisse ont causé ici pendant un moment un certain effroi. On a craint que l’orage qui s’est amassé dans le Nord contre ce pays durant mon ministère et que j’ai tant manœuvré pour détourner ne fût sur le point de crever. Vous savez que toute ma politique avait consisté en ceci. D’un côté, je disais aux grandes puissances du continent : Laissez faire l’action amicale de la France en Suisse. Si nous n’obtenons pas ce que la raison et le droit des gens nous autorisent à demander, nous agirons en commun. Mais prenez garde, car si vous demandez à la Suisse plus qu’il n’est raisonnable d’exiger d’elle, vous nous trouverez derrière elle. Aux Suisses je disais : Voilà ce que nous vous demandons avec justice ; faites-le sans hésitation et de bonne grâce, tandis que les choses vous sont demandées en secret et par des amis ; car voici l’Europe qui est derrière nous et qui va vous tomber sur les bras. Ce langage avait été entendu par le gouvernement fédéral qui avait beaucoup fait déjà au moment où j’ai quitté les affaires. Que s’est-il donc passé depuis ? Quels griefs nouveaux a-t-on contre la Suisse ? Sont-ils fondés ? Quel est l’état vrai de ce pays et le péril qu’il fait réellement courir à ses voisins ? Vous comprenez que la réponse à toutes ces questions, dans la limite même où vous croirez convenable de la faire, doit vivement m’intéresser.
Je renonce à vous parler, à vous ou à tout autre, de nos affaires intérieures. Je veux essayer de n’y pas penser. L’avenir est plus obscur que jamais. Tout semble impossible à tout le monde. Il faudra bien cependant que ceci se dénoue. Mais quand, comment, qui le sait ? Il n’y a plus qu’un seul Dieu qui paraisse devoir régler les destinées de ce grand pays, c’est le hasard.
Ma femme qui me charge de vous remercier de votre lettre va beaucoup mieux. J’espère et je crois que bientôt il ne restera plus trace de la longue et pénible indisposition qui l’a atteinte peu de jours après notre sortie de l’hôtel des Capucines. J’espère que les tièdes baleines du printemps qui commencent à se faire sentir ici vous atteindront bientôt au milieu des glaces de votre Helvétie et que la santé de Mme de Gobineau s’en trouvera bien.
Mille amitiés bien sincères.
A. DE TOCQUEVLLE.
Paris, le 20 février 1850.
Mon cher ami,
Ma femme étant dans son lit, malade par suite des fatigues que je lui ai données, je veux vous envoyer moi-même de mes nouvelles, quoique je ne sois guère en état de le faire. Mais je le ferai en deux mots J’ai été très malade et je suis encore très souffrant. Cependant, tout péril est passé. Il reste seulement beaucoup de malaise et une extrême faiblesse. Après avoir guéri de la maladie, il faut guérir des remèdes, ce qui est long et pénible.
Je n’ai pu vous remercier d’un travail extrêmement distingué que vous m’avez envoyé peu de jours avant ma maladie. C’était excellent et m’a beaucoup appris. Je vous remercie également de l’intéressante lettre que j’ai reçue hier de vous. Adieu, portez-vous mieux que moi ainsi que Mme de Gobineau à laquelle je vous prie de me rappeler particulièrement.
A. DE TOCOUEVILLE.
Le samedi 30 mars 1850.
Mon cher ami,
J’ai reçu hier votre lettre datée du 7 mai. Elle ne m’est point arrivée par la poste ainsi que vous sembliez me l’annoncer. Elle a été apportée par notre ami d’Avril, si j’en crois mes domestiques. Elle est donc venue par une voie sûre et c’est là l’important.
Cette lettre m’a aussi vivement intéressé que ses devancières et je vous en remercie également. Les précédentes m’avaient donné la clef de la situation, et j’avais compris le sens des derniers événemens à peu près comme vous me les expliquez. Ce sont de grands événemens, et pour la Suisse, et pour l’Europe entière, Indépendamment des effets particuliers qu’ils peuvent produire, ils manifestent de plus en plus ce mouvement de réaction qui se fait voir presque partout soit dans l’esprit des peuples, soit dans les actes des gouvernemens contre ce qui a été fait ou pensé à l’époque de 1848. Croyez que ce n’est pas un nouveau courant, mais seulement, un remous passager dans le grand fleuve qui nous entraîne ; où ? je l’ignore ; bien loin assurément de la société qu’ont vue nos parens et peut-être de celle que nous voyons nous-mêmes. Ceci, du reste, est moins applicable à la Suisse qu’au reste du continent. La Suisse, malgré la petite fièvre chronique de sa démocratie, me paraît pourvue d’une santé plus robuste et avoir un avenir plus tranquille que la plupart des États qui l’environnent.
Quant à nous, mon cher ami, je ne devrais vous en rien dire ; car je ne vois plus notre monde politique que de loin et à travers une petite lucarne ; je lis à peine les journaux, je n’assiste à aucune réunion et, en général même, je refuse la conversation sur les affaires publiques. Ceci tient d’abord au besoin physique que j’ai de me tenir en paix, et, s’il se peut, en liesse, et, en second lieu, à la résolution que j’ai prise, n’étant pas forcé de mettre la main à tout ce qui se fait ou se prépare, d’éviter la responsabilité du conseil. Je ne sais donc rien. Mais, n’étant ni sourd ni aveugle, je devine, et voici, en abrégé, ce qui me paraît constant. Après que le Président eut renvoyé son ministère, les chefs de la majorité se sont figuré qu’il voulait se passer d’eux et de l’assemblée et pousser jusqu’à une monarchie impériale. Ceci ne convenait ni à leur vanité ni à leurs différens intérêts de parti. Ils se sont donc tous réunis contre lui, et son ministère est tombé dans l’impuissance et la misère où vous le voyez.
Le Président, peu à peu maté par l’expérience, a fini par comprendre qu’il ne pouvait se passer de l’Assemblée ni obtenir d’elle une Révolution impériale. Il a vu qu’un nom ne suffisait pas à tout. Il est donc entré en compromis et, si je ne me trompe, quoique personne ne me l’ait dit, les termes de la transaction sont ceux-ci : de son côté, il renonce à l’Empire et ne vont marcher qu’avec l’Assemblée ; de l’autre, on lui promet une prolongation considérable de ses pouvoirs. Des deux parts on veut en arriver comme but à un changement de la constitution et à une suspension de la plupart des libertés et comme moyen on est d’accord qu’il faut amener le plus tôt possible une collision dans la rue et brusquer l’événement au milieu de la victoire. Jusque-là on est sincère. Au-delà, chacun espère bien tromper son allié. À vrai dire, ou n’est d’accord que sur la bataille. Ne soyez pas assez simple pour considérer en elles-mêmes les lois qu’on a dernièrement proposées, sur la déportation, les élections… et celles de même nature qu’on présentera bientôt, si celles-là ne sont pas un excitant suffisant, et indépendamment de cette vue qui domine et absorbe toutes les autres. Je crois qu’on finira par obtenir celle bataille si désirée et qu’on la gagnera ; mais quand je songe à toutes les complications, toutes les difficultés, toutes les déceptions et tous les périls qui sortiront du triomphe, je pense qu’il eut été plus facile et plus honnête de chercher à faire vivre la République, quoique, à vrai dire, une République sans républicains soit une machine difficile à faire marcher.
Vous comprenez, mon cher ami, qu’il me tarde de m’éloigner de ce coupe-gorge parlementaire et de fuir cette politique florentine. Jeu ai, d’ailleurs, une trop bonne raison. Ma santé demande encore les ménagemens les plus extrêmes. J’attends donc impatiemment la chaleur pour me rendre chez moi à Tocqueville (par Saint-Pierre-Eglise, Manche). C’est là qu’il faudra m’adresser les lettres.
M. d’Avril m’a rendu un compte excellent de votre établissement en Suisse et de votre position vis-à-vis de M. Reinhard, dont je suis d’autant plus satisfait pour vous qu’il est homme de mérite.
A. T.
Paris, le 14 mai 1850.
J’aurais dû répondre beaucoup plus tôt, mon cher ami, à la lettre très intéressante que vous m’avez écrite le 11 du mois dernier. Mais vous connaissez celle vérité qui mériterait d’être élevée au rang de proverbe : on ne fait rien, quand on a peu à faire. Ce n’est pas ainsi que se passaient les choses il y a un an, et dans ce temps-là je trouvais le temps d’écrire à mes amis après m’être occupé des affaires de toute l’Europe. Aujourd’hui que je ne m’occupe pas même de mes propres affaires, je n’ai de loisir pour écrire à personne.
Je suis dans l’admiration de votre bon sens suisse. Il vaut cent fois mieux que notre génie français comme nous disons en France. La sagesse de celle petite nation telle que vous me la dépeignez est vraiment digne d’admiration, et si tous les petits peuples se conduisaient ainsi, il n’y aurait bientôt plus qu’eux qui méritassent le titre de grands. Car la grandeur du corps n’est rien ; c’est le mérite de l’éléphant et de la baleine. La modération de vos conservateurs me fait envie. Plût à Dieu que les nôtres prissent modèle sur ceux-là ! Mais du train dont ils vont, ils ne tarderont pas à nous redonner le goût des révolutions.
J’ai lu avec le plus grand intérêt dans votre lettre ce que vous dites sur l’état des fortunes en Suisse et sur Ludion qu’on pourrait exercer sur ce pays à l’aide des lois de douane. C’est là, malheureusement, une source d’influence qui n’est guère à notre portée. Le malheur des pays libres est de ne pouvoir presque jamais faire de la diplomatie au moyen des tarifs, les moindres changemens introduits dans ceux-ci ayant immédiatement un contre-coup sur la politique intérieure et modifiant l’état des partis. Ce sont des argumens qu’on ne peut faire valoir au dehors qu’en soulevant de grandes clameurs et souvent de grandes résistances au dedans, ce qui rend cette base de négociation bien difficile à prendre. Ajoutez à cela que les assemblées n’entendent presque jamais rien aux a flaires diplomatiques non plus que les diplomates aux intérêts commerciaux. Je ne sais, du reste, si nous avons beaucoup à désirer d’obtenir ce qui s’appelle une grande influence en Suisse. Notre intérêt n’est pas de conduire les Suisses, mais de faire que cette nation conserve sa force et son indépendance vis-à-vis de tout le monde ; car son utilité véritable et permanente est de nous servir de rempart et de frontière, et pour que ce résultat soit bien atteint, il faut qu’elle jouisse d’elle-même et ne dépende pas même de nous. En tout cas, ce qui me paraît bien certain, c’est que, pour parvenir à exercer de l’influence en Suisse, il faut prendre bien garde d’avoir l’air d’y viser. Il me semble que c’est là la première règle que doit s’y faire la diplomatie. Il n’y a pas de folies auxquelles, malgré leur bon sens, on ne put pousser les Suisses en paraissant vouloir les mener et surtout les pousser. Il ne serait pas sage de compter sur les intérêts matériels et le goût du bien-être même pour les retenir ; car les peuples démocratiques ressemblent toujours à ces glorieux qui souvent se jettent par vanité et par étourderie dans des entreprises téméraires où ils sont ensuite obligés de persévérer.
A. DE TOCOUEVILLE.
Berne, le 6 août 1850.
… Pour ce qui est de moi, j’ai reçu du département la commande d’une série d’études sur la situation agricole, industrielle, douanière de la Suisse ; sur les rapports de son commerce avec tous les États et enfin avec nous ; pour tout dire, je suis chargé de soupeser la Confédération et de dire, intrinsèquement parlant, ce qu’elle vaut. J’ai envoyé déjà un premier rapport assez volumineux, le second va partir cette semaine, en tout il y en aura dix ou douze et cela me fait l’effet de représenter la valeur de deux gros volumes. J’ai eu quelque crainte d’abord, quand je me suis vu établissant des moyennes sur la production du fourrage et des bœufs, dressant des tableaux de populations relatives, d’être au-dessous, trop au-dessous de ma tâche, et quand je faisais des rapprochemens avec les richesses bovines de la Belgique, de Bade, du Wurtemberg, je ne pouvais m’empêcher de me dire à moi-même comme le Sosie d’Amphitryon : Peste ! où prend mon esprit toutes ces gentillesses ! Mais je me suis habitué à me trouver savant, et comme on paraît content de mon travail au ministère, je pense le mener à bonne fin, bien que tous ces calculs ne soient pas une plaisanterie. Du reste, si l’on considère combien les Suisses sont utilitaires, je crois (et je n’ai pas de goût pour tout voir dans l’économie politique, comme c’est la manie actuelle) qu’il y a de bonnes armes diplomatiques à ramasser dans les rapports douaniers que nous avons avec la Confédération. Je ne vous dis pas que lorsque vous serez à Paris, je serais très heureux que vous demandiez à Hercule de Serre mes rapports commerciaux ; mais j’en serais pourtant bien heureux et je voudrais bien que vous m’en disiez votre avis.
ARTHUR DE GOBINEAU.
Tocqueville, le 13 septembre 1850.
Je suis bien en retard avec vous, mon cher ami, et je le regrette ; car j’aime à vous écrire et surtout à recevoir les lettres que vous m’écrivez. Mais j’ai mené depuis quelque temps une vie qui ne se prêtait pas à la correspondance. Les journaux vous ont appris que j’ai été à Saint-Lô présider le Conseil général et qu’ensuite je suis revenu à Cherbourg pour recevoir et haranguer au nom de ce même Conseil le Président de la République. J’imagine que vous recevez le Moniteur à Berne et que vous y aurez lu mon discours au Président et la réponse de celui-ci. Je ne vous donne pas mon oraison pour une pièce de haute éloquence, mais comme un exercice d’équilibre dans lequel j’espère avoir passablement réussi. Il s’agissait de rester constitutionnel en étant empressé et de mêler la vérité au compliment quoique ce soit une sauce à laquelle on ne la met guère d’ordinaire. Le Président a été constamment plein d’attention et d’amabilité pour moi, bien que mon naturel et ma santé m’aient empêché de lui montrer le même degré de zèle que la plupart de mes collègues de députation lui faisaient voir. Ma santé, en effet, et c’est là le plus vilain côté de mon tableau, est loin de me satisfaire. Tant que j’ai vécu tranquille à la ca pi pagne e dans un demi-silence, j’ai cru que j’étais entièrement guéri ; mais depuis que j’ai repris la vie politique même par son plus petit côté et la vie de salon même passagèrement, j’ai découvert que je ne l’étais pas ; et cette découverte ne laisse pas que de m’inquiéter pour cet hiver. J’ai peine à comprendre comment je pourrai supporter l’agitation parlementaire. En attendant, je vais quitter ce pays qui commence à devenir trop frais pour ma poitrine. Je me rends vers le 25 à Paris où j’aurai une dernière consultation. Je voudrais bien que les médecins ne m’envoyassent pas passer l’hiver dans le Midi, mais je le crains.
Comme on vous l’a dit, j’avais l’intention de jeter sur le papier les souvenirs que m’a laissés mon passage aux affaires. Je le ferai peut-être un jour. Mais je ne l’ai pas encore entrepris. Vous sentez bien que l’intérêt de ce tableau ne peut être dans ce que j’ai fait ; car ma seule pensée a été, pendant ce court ministère, de lutter, sans en être écrasé, contre les difficultés de toutes sortes que je rencontrais et, ne pouvant faire de grandes choses auxquelles l’état de la France ne se prêtait point, d’en faire du moins de sensées et d’honorables. Sauver la dignité et l’influence de mon pays sans le jeter dans des entreprises que je savais au-dessus de ses forces présentes, telle a été toute ma politique. Il n’y a rien là qui prête beaucoup à l’intérêt du récit. Mais ce qui peut être intéressant, c’est la peinture vraie de l’état de l’Europe et de la France pendant que j’étais aux affaires. Le fond du tableau vaudra mieux que ce que j’aurai à peindre au premier plan.
J’attache un grand prix à lire les mémoires que vous me dites envoyer au Ministère cl, à mon retour à Paris, je tâcherai de m’en procurer la lecture par l’intermédiaire de M. de Serre.
Adieu, mon cher ami, rappelez-nous particulièrement au souvenir de Mme de Gobineau et croyez à mon sincère et vif al facilement.
A. DE TOCQUEVILLE.
- ↑ Je viens de donner un compte rendu authentique de cette collection dans ma brochure : Die Gobineau-Sammlung der kaiserlichen Universitäts-und Laudes bibliothek zu Strassburg mit 3 Tafeln in Lichtdruck. Strasbourg, Trübner, 1907. — J’ai, il y a quelques années déjà, publié ici même, sous le titre d’Une correspondance inédite de Mérimée, les lettres de Mérimée à Gobineau (Revue des Deux Monde ; du 15 octobre et du 1er novembre 1902). J’ai joint à ce travail une esquisse biographique de Gobineau (15 octobre 1902, p. 721 sqq.).
- ↑ Cette lettre se trouve dans la nouvelle Correspondance de Tocqueville (Œuvres complètes, t. VII), 1866, p. 246-47.