Correspondance du colonel Brémond

Brémond
Correspondance du colonel Brémond
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 189-192).
CORRESPONDANCE

Nous avons reçu de M. le colonel Brémond, commandant le 54e R, I. à Compiègne, la lettre suivante :


Monsieur le Directeur,

La Revue des Deux Mondes, dans son numéro du 15 février 1921, contient un article intitulé « l’Œuvre de la France en Syrie » et signé Testis, où je suis mis en cause de manière inexacte, de nature à me porter préjudice.

J’ai pleine confiance en votre équité pour faire paraître, dans les mêmes conditions que l’article en question, la preuve de ces inexactitudes.

1° Testis écrit que « le colonel Brémond était connu depuis les affaires de Fez en 1912. » — On a parlé de moi en 1911, à propos de la colonne des Cherarda, que j’ai fait rentrer à Fez avec plein succès, dans des conditions qui paraissaient rendre l’entreprise impossible, et non en 1912, où, en sous-ordre, je n’ai eu aucun rôle de premier plan.

2° Testis écrit que je suis « l’auteur d’un important ouvrage sur l’Arménie. » — Il s’agit, en réalité, d’une simple notice écrite à Djedda (Arabie), en juillet 1917, livre de guerre d’ailleurs.

3° Testis incrimine mon rôle en Cilicie en 1919. Je vais mettre les choses au point avec l’aide du général Gouraud qui, le 10 décembre 1919, à Adana, faisait la déclaration suivante à M. Gattegno, correspondant du Journal d’Orient, quotidien de Constantinople : « Je remporte une excellente impression de mon voyage en Cilicie, car il me fut donné d’admirer partout l’œuvre irréprochable de mon administrateur en chef, le colonel Brémond. Mon programme d’action en Cilicie s’inspirera des mêmes voies que mon administrateur en chef vient de nous tracer. » (Voir Journal d’Orient, du 4 janvier 1920.)

En outre, le 1er janvier 1920, le général Gouraud voulait bien me faire l’honneur de me télégraphier par radio : « Tous mes vœux, vieil ami, que je te prie de partager avec ta femme, associée à ta tâche. » Ce télégramme porte le numéro 1 de l’année 1920.

La Cilicie était parfaitement calme en 1919 : les entrées triomphales à Mersine et à Adana des amiraux Sagot-Duvauroux et de Bon, avec leurs officiers et leurs équipages, la réception du 5e chasseurs d’Afrique, du 412e, ont marqué les étapes de nos succès d’influence. Ce calme était si complet que les troupes de la 156e division « cavalerie, artillerie) sont venues de Bulgarie en chemin de fer, par Konia, jusqu’au delà de la Cilicie, à Katma notamment. Et les communications télégraphiques terrestres fonctionnaient commercialement entre Adana-Alep-Damas-Le Caire, Adana-Sivas et Adana-Konia-Constantinople. C’est en janvier 1920 qu’elles ont été coupées pour la première fois en Syrie.

C’est donc à tort que Testis écrit en tête du chapitre V : « Un gros effort allait être fait en Cilicie pour y établir notre prestige. » C’était fait en décembre 1919. Il ne s’agissait, à la fin de 1920, que d’essayer de regagner ce qu’on n’avait pas conservé.

4° Testis écrit : « La politique de conciliation avec les Musulmans... est devenue possible le jour où le départ du colonel Brémond, précédemment contrôleur de l’Administration en Cilicie, a donné l’impression à tous que les instructions du Haut-Commissaire en ce sens seraient enfin exactement suivies. » — Cette affirmation est contraire à la vérité ; il serait impossible à Testis de citer rien de documenté qui justifie cette phrase. Testis croit-il que le général Dufieux aurait toléré pareille chose ? Or voici ce qu’écrit ce dernier :


Ordre général n° 172.

Le général Dufieux, commandant la 1re division de l’Armée, du Levant, cite à l’ordre de la Division :

Le colonel Brémond, chef du contrôle administratif en Cilicie.


Officier supérieur d’une haute intelligence et d’une expérience consommée. Toujours guidé par le souci des intérêts français, a fourni sans faiblir pendant dix-neuf mois consécutifs, et dans des circonstances particulièrement difficiles, un admirable effort d’organisation et de renseignements. Par son activité éclairée, son labeur acharné et parfaitement réglé, par sa foi persévérante dans l’œuvre entreprise, par son calme souriant, son sang-froid imperturbable et l’énergie de ses décisions dans les circonstances critiques, a rendu à la cause française en Cilicie les plus signalés services.

DUFIEUX.


Cet ordre est daté du 11 septembre 1920, 7 jours après que j’avais passé mon service sur l’ordre du Haut-Commissaire.

Voici encore ce que le général Dufieux a écrit le 28 juillet 1920 :


Adana, le 20 juillet 1920.

Le colonel Brémond est arrivé en Cilicie à la fin de janvier 1919 et a pris immédiatement les fonctions d’administrateur en chef de la zone Nord.

Cet officier supérieur s’est mis à l’œuvre avec une foi entière dans les destinées de la « Cilicie, des vues larges, une puissance de travail et d’organisation remarquables, un sang-froid imperturbable et une ténacité que rien n’a rebutée. — Clairvoyant et prévoyant, il a dénoncé, dès le mois de mai 1919, le développement et le danger du mouvement kémaliste, et, depuis cette époque, il n’a cessé de renseigner sur les tendances, les prétentions, la campagne de presse des nationalistes.

Avec un très petit nombre de collaborateurs improvisés, jeunes officiers peu préparés à des fonctions administratives, le colonel Brémond a réalisé en quelques mois une œuvre économique digne d’admiration, donnant l’exemple du travail continu, du sang-froid sérieux et ingénieux dans les bagarres populaires, jamais découragé, jamais lassé par les déceptions que lui a apportées l’année 1920.

Ce qu’il a fait depuis janvier 1920 pour rétablir et maintenir une situation politique et économique sans cesse chancelante, et dont tous les étais sont successivement dérobés, est prodigieux. On peut dire que depuis le début de mai, Adana n’a vécu que par lui, par sa patience, sa ténacité à reprendre, pour les ajuster de nouveau, les morceaux d’un édifice qui s’écroulait presque tous les jours...

Le général commandant la 1re division du Levant.

DUFIEUX.


Pour tout lecteur de bonne foi, que restera-t-il des allégations de Testis après le témoignage du général Dufieux qui, lui, était sur place et me voyait de près ?

Venir dire que j’empêchais la politique de conciliation avec les Musulmans, alors que j’ai trente ans de vie musulmane, que j’ai dirigé avec plein succès deux pèlerinages (1916 et 1917) et que j’ai entretenu d’excellents rapports avec le Malik du Hedjaz et ses fils, c’est faire preuve d’une ignorance regrettable. Testis ignore également que j’ai créé des fetouahané (séminaires musulmans) à Adana et à Osmanié, ce que le Gouvernement Turc n’a jamais fait ; qu’à mon départ, toutes les écoles turques étaient réouvertes, réorganisées (Ecole normale des Filles à Adana, Lycée Sultanié à Adana, Ecole des Arts et Métiers à Adana, Ecoles maternelles et communales, toutes institutions turques). Ce sont pourtant là des faits indiscutables.

5° Testis dit : « Notre contrôle administratif élargi et le retour de fonctionnaires ottomans. » — Testis affirme ainsi le contraire de la vérité. A mon départ, après deux ans de direction ou de contrôle de l’administration, l’administration turque était au complet comme elle ne l’avait jamais été en Cilicie. C’était l’ordre du maréchal Allenby, que rien n’a modifié, et dont je ne me suis jamais écarté.

Enfin, j’ajouterai que, dès le mois d’avril, j’ai demandé à maintes reprises au général Dufieux à rentrer en France, parce que je savais qu’à Beyrouth on avait contre moi une hostilité constante. C’est ainsi que le 1er mai, sous le n° 262, j’écrivais au général Dufieux :


Mon général,

Je vous envoie une demande de télégramme à Beyrouth. J’aurai l’honneur de vous en reparler ce soir à la signature. Mais j’ai bien réfléchi depuis plusieurs jours à la situation : tout s’effrite lentement, aucune réaction n’apparaît, l’incompréhension persiste totale.

Dans ces conditions, n’importe qui peut me remplacer, il n’y a plus rien à perdre.

Une seule chance reste : essayer de faire comprendre : c’est ce que je tente, et je serais satisfait si je réussissais à le faire, même au prix que j’offre. Mais hélas...

Avec tout mon dévouement.


BRÉMOND.

Et le général me répondait le 2 mai sous le n" 978/R :

J’ai l’honneur de vous accuser réception de votre lettre n° 262/A du 1er mai.

J’apprécie à toute sa valeur le sentiment qui vous inspire lorsque vous me proposez de prendre sur vous l’appréciation de la situation et d’assumer les conséquences de vos déclarations.

Mais, tout en vous remerciant, j’estime qu’accepter votre sacrifice éventuel serait une faute de principe particulièrement grave en ce moment, où nous devons tenir toutes nos positions, si diminuées qu’elles soient et précisément parce qu’il n’y a plus à en perdre.

Votre départ serait une défaite française. Je vous demande de renoncer à envisager cette éventualité, quelque douloureuses que soient pour vous, après tant de travail et de dévouement à votre tâche, les constatations actuelles et les perspectives prochaines.

Ci-joint copie du télégramme que j’ai adressé au général haut-commissaire sur la question du Vali.

J. DUFIEUX.

Veuillez agréer, monsieur le directeur, l’assurance de mes remerciements anticipés et de ma considération distinguée.


BRÉMOND.