Correspondance de Washington



VIE, CORRESPONDNACE
ET ÉCRITS
DE WASHINGTON.[1]

Le monde manque de grands hommes, et l’on dit qu’il n’en reverra pas. On condamne les sociétés modernes à ignorer ou à méconnaître ceux qui naîtraient dans leur sein ; on leur refuse jusqu’à la faculté d’en produire. Sur leur sol, le blé pousse encore, mais le chêne ne croîtra plus. On dit que c’est la faute de notre civilisation, et l’on s’en prend à ce qu’elle a de meilleur. Elle est, à ce qu’on assure, trop raisonnable, trop régulière en tout, trop formaliste en politique, pour donner carrière au génie de l’action. Ce respect jaloux de tous les droits, ce respect plus jaloux encore de tous les intérêts, les progrès continuels de l’esprit d’examen, l’amour inquiet de l’égalité, la publicité qui ne laisse rien dans l’ombre, le contrôle de l’opinion qui repousse l’illusion et discute la confiance, paraissent autant d’obstacles insurmontables à ce pouvoir presque absolu qu’affectent les grands hommes, et qui leur est nécessaire pour se faire appeler de ce nom. Il semble qu’il n’y ait plus pour eux de public. Là où il y a tant de juges, les admirateurs sont rares. Or, la gloire est l’admiration universelle, et les grands hommes ne vivent que par la gloire. En même temps, les affaires sociales sont devenues quelque chose de si vaste et de si connu, qu’aucune intelligence ne peut les dominer, que toute intelligence se croit capable de les comprendre. Tout est donc plus difficile et moins mystérieux. Les hautes ambitions, gênées, entravées, surveillées, ne peuvent compter sur aucun prestige. On ne croit plus à la puissance individuelle. Ainsi, tout ce qui se fera de mémorable ne devra désormais s’opérer que par le concours de tous. Et qui peut aujourd’hui égaler tout le monde ? Qui peut prétendre à mettre du sien dans les choses humaines ? Ceux à qui l’histoire a donné le titre de grands, ont pris leurs aises avec leurs contemporains, et quelques sacrifices qu’ils aient faits à la nécessité, ils ont presque toujours agi en maîtres, et donné l’impulsion à leur siècle. Il en est peu dont la vie tout entière ait été autre chose qu’un long et prodigieux effort pour faire consentir le monde à la liberté de leurs passions. Une personnalité qui s’impose, tel a été jusqu’ici le signe de la grandeur. Un pareil privilége est-il possible à présent, et n’a-t-il pas à jamais péri avec tous les priviléges ?

Il y a eu pourtant un homme, un seul peut-être, qui certes a mérité la gloire, et qui n’a violenté ni son temps ni son pays, qui s’est fait admirer de notre siècle en respectant ses principes, et dont la renommée n’a rien coûté à la conscience de l’humanité ; un homme qui a partagé et soutenu toutes les idées vraies, toutes les passions légitimes de notre époque, sans en connaître ni les excès, ni les chimères, ni les faiblesses ; qui est parvenu à faire dominer son nom dans l’évènement le plus national, et qui a été grand dans une révolution ; grand par la guerre et par la politique, dans la liberté et dans le gouvernement, pour les philosophes et pour le peuple ; un sage enfin et un héros : c’est le général Washington.

Voilà donc un exemple ; et, dût-il rester unique au milieu des sociétés modernes, il serait bon et juste de le rappeler à leur mémoire ; il serait surtout utile de le retracer à la France, de l’opposer à l’incrédulité qui se répand en matière de grandeur et de gloire. Notre pays n’est jamais le dernier à se jeter dans le scepticisme qui décourage, dans le dédain qui rabaisse. Ç’a donc été une heureuse idée que de mettre sous ses yeux, dans leur pureté la plus authentique, les titres irrécusables de Washington à l’admiration des deux mondes, que de nous montrer dans un même tableau les droits des nations honorés et défendus, les exigences du siècle ménagées ou satisfaites, ses idées réalisées et servies, et cependant, au milieu de tout cela, l’action propre et personnelle, et, pour ainsi parler, l’originalité d’un homme supérieur, d’accord avec tout et distinct de tout, non pas seul mais dominant, représentant sa patrie, son époque, sa cause, et restant lui-même unité et multitude, comme dit Pascal. C’était un beau spectacle à présenter à nos regards, et assurément nous avons besoin de beaux spectacles. Cette œuvre ne convenait à personne mieux qu’à celui qui l’a entreprise. M. Guizot est de ces esprits qui ne se plaisent à voir que le grand côté des choses humaines. C’est son goût comme son talent que d’élever tout ce qu’il touche, et, mise en présence de l’histoire, sa raison se proportionne aisément à la hauteur des évènemens et des hommes. L’histoire, en effet, doit éviter deux écueils. Il est une philanthropie banale et complaisante, qui ignore et dissimule le mal mêlé à toutes choses, et pallie le faible des théories, le danger des passions, l’insuffisance de la volonté et de la raison humaine. Il est un rigorisme étroit et dénigrant qui doute de l’empire de la vérité comme de la vertu, et qui, méconnaissant la puissance du bon génie de l’humanité, lui conteste ses progrès et ses droits, et la montre incessamment esclave ou dupe de ses passions ou de ses rêves. L’une ou l’autre rend tour à tour l’histoire flatteuse ou satirique, corruptrice ou décourageante. Il y a loin de ces deux erreurs à l’esprit de M. Guizot, à cet optimisme sévère qui nous paraît caractériser la vraie philosophie de l’histoire comme la vraie politique. Ni l’une ni l’autre ne doit caresser nos faiblesses ou rabaisser notre ambition. L’une doit tout comprendre, sans rien absoudre de ce qui est mal, sans rien cacher de ce qui est vrai, sans rien rabattre de ce qui est grand, comme l’autre prescrit à l’homme d’état de savoir résister à son parti sans le trahir, aimer son temps sans trop lui complaire, et faire pénétrer ensemble et vivre en accord dans tous les esprits la vérité et l’espérance.

M. Guizot qui, ce nous semble, a toujours ainsi conçu la politique et l’histoire, devait se sentir à l’aise en parlant de la révolution américaine et du général Washington. Aucun évènement, et à coup sûr aucun homme n’a moins donné lieu à ces restrictions dans l’approbation et la sympathie, qui sont un devoir pénible pour l’historien. Aussi, croit-on sentir, en lisant M. Guizot, que c’est avec un enthousiasme vif et grave, ardent et contenu, qu’il a écrit la belle introduction où il annonce et juge Washington. Sa pensée s’est plue, s’est reposée dans la contemplation de ce qu’il y a de plus beau dans les affaires du monde : une juste cause, une révolution nationale, un évènement irréprochable, un grand homme vertueux. En écrivant, il s’est efforcé, lui aussi, de concilier dans son esprit et dans son œuvre ce qu’il trouvait associé dans la réalité : les idées généreuses et les idées pratiques, les principes de la liberté et les maximes de l’ordre, la juste défiance qu’inspire l’expérience de soi et de l’humanité, et l’inaltérable foi que doit la raison à l’empire du bien et à la victoire de la vérité. Aucun homme sérieux, lancé dans la mêlée de nos opinions et de nos discordes, ne lira, sans que son esprit soit ému, ce que M. Guizot vient d’écrire. Ceux qui pensent de ce monde autrement que lui, se demanderont si peut-être ils ne se tromperaient pas. Je voudrais espérer qu’il troublera les prétentions illimitées des esprits violens et chimériques. Surtout, je voudrais croire qu’il rendra quelque force et quelque audace à ceux qui, sans passions comme sans espérances, se défient des convictions, méprisent les idées, et prennent la timidité pour la sagesse. De ce côté-là, en effet, vient aujourd’hui le vrai danger, et si quelque chose en ce moment expose à quelques risques l’avenir de la société, c’est ce que l’Écriture appelle avec dérision la prudence des prudens.

Nous essaierons, après M. Guizot, de donner encore une fois une idée de Washington et de son temps, et puis nous verrons s’il n’en résulterait pas quelque enseignement pour le nôtre.

Le premier devoir d’une révolution est d’être légitime. Dieu merci, nous écrivons dans un temps où l’on ne contestera pas la légitimité de la révolution d’Amérique ; mais ce mérite ne lui est point particulier. La révolution suisse, celle de Hollande, celle d’Angleterre, la révolution française, ont été légitimes. Mais la révolution américaine se présente avec des caractères qui en font peut-être, de tous les évènemens de cet ordre, le plus pur et le plus heureux. Notre heureuse révolution, disent les Anglais, en parlant de 1688. Ils ont raison, car de là date pour eux l’honneur d’avoir donné les premiers l’exemple d’un gouvernement grand et libre à l’Europe moderne. Mais on ne peut séparer 1688 de 1640, et les Anglais aussi ont payé cher le bonheur de réussir après cinquante ans. Le ciel traita mieux leurs nobles frères, émigrés pour la même cause, et formés en nation au nom des mêmes principes sur les rivages de l’Atlantique.

On a dit souvent que les Américains étaient un peuple neuf, jeune, et qu’une révolution lui était tout autrement facile qu’aux sociétés européennes. Courbées sous le faix du passé, toutes chargées de souvenirs et de traditions, celles-ci ne peuvent secouer leur joug sans de cruels et quelquefois coupables efforts. Chez elles, des passions violentes éclatent dans l’attaque comme dans la défense. Le fanatisme est nécessaire pour détruire ce que protége le fanatisme. De là ces luttes, ces vengeances, ces extrémités terribles que connaissent la France et l’Angleterre. Il est vrai, et sans nul doute, le passé pesait d’un moins grand poids sur la société américaine. Toutefois elle n’était pas si nouvelle, ni si dénuée d’antécédens et d’expérience qu’on le suppose. Un peuple naissant, c’est-à-dire récemment parvenu à l’état social, à la civilisation, n’eût pas accompli, comme elle l’a fait, une révolution d’aussi bon exemple. Le pays des habitans des treize colonies était neuf ; eux ne l’étaient pas. C’étaient les acteurs de l’ancien monde transportés sur le théâtre du nouveau ; c’étaient les vieux Anglais dans la nouvelle Angleterre. Ils portaient l’empreinte profonde des habitudes et des opinions héréditaires dans leur race ; ses vertus natives avaient pris plus de simplicité dans la vie rude du cultivateur d’un pays vierge, et plus d’énergie dans les luttes du pionnier contre les fatigues et les périls du désert. Il y avait là une singulière union des mœurs dont nous aimons à parer les sociétés primitives, et des traditions qui ne peuvent appartenir qu’aux sociétés avancées. Leur foi sociale était vieille, si leur société ne l’était pas, et ils s’étaient rapprochés de la nature sans perdre leurs lumières ni leurs souvenirs. Ennemis du désordre comme de l’oppression, respectueux et fiers, résolus et modérés, ils n’avaient rien de l’inexpérience et de la fougue des nations novices, alors qu’ils s’insurgèrent gravement et presque paisiblement pour l’indépendance et la liberté.

L’honneur et la conviction les armèrent seuls contre le despotisme de l’Angleterre, non le mépris d’un pouvoir débile et de lois décriées, non la tentation de révolte qui vient naturellement aux témoins d’un gouvernement qui se corrompt et s’énerve. Ce n’était pas l’esprit de critique excité par les abus et les fautes, le raisonnement spéculatif encouragé par la controverse, qui les avaient conduits à faire en quelque sorte la découverte de la liberté. Elle n’était pour eux ni une induction philosophique, ni une nouveauté littéraire, mais une croyance nationale et un sentiment de famille. Ainsi comprise, aimée ainsi, la liberté ne risque pas de devenir cette idée exclusive, cette négation destructrice qui brise tous les freins avec tous les jougs, déchaîne toutes les passions contre toutes les règles, et ravage le monde pour le délivrer. L’ancien régime d’un pays civilisé offre souvent dans ses dernières années un spectacle dangereux pour la moralité des peuples, celui de la vieillesse qui n’est pas respectable. L’habitude d’insulter les institutions devance alors le désir de les changer. Une société se déprave, quand elle méprise long temps ce qui lui commande ; elle se dégoûte de l’obéissance plutôt qu’elle n’aime la liberté ; elle perd le sens de l’autorité légitime, et tombe dans l’impiété politique. Rien de pareil chez les Américains du dernier siècle. Leur libéralisme sérieux et traditionnel ne ressemblait pas à cet esprit de réaction novatrice qui aime la révolte pour elle-même, et renverse en passant tout ce qu’il voit debout. Plus simplement fiers que les Sicambres de notre histoire, n’ayant jamais fléchi le genou devant les idoles, les Américains n’avaient point à brûler ce qu’ils n’avaient jamais adoré.

D’un tel peuple quelle devait être la révolution ?

Les passions humaines ne respectent rien. Lorsqu’une fois les évènemens les soulèvent, elles corrompent les meilleurs, égarent les plus sages ; elles emportent avec elles les mœurs mêmes à l’ombre desquelles elles ont pris naissance, et dévastent, comme un chaume qui s’enflamme, le champ qui les a portées.

Si l’oppression qui révolta les colonies eût été cette tyrannie violente qui provoque des ressentimens égaux à ses fureurs, ses excès eussent appelé des représailles ; pour s’affranchir, les Américains se seraient vengés ; ils étaient des hommes. Mais c’est ici qu’il faut admirer leur bonne fortune ! Certes, la résistance leur était permise ; ils la devaient aux principes sacrés et aux vérités inviolables dont ils se sentaient dépositaires. Néanmoins elle n’était pas une obligation absolue ; pour eux, point de revanche à prendre contre des rigueurs insupportables ; une passion impétueuse ne les poussait pas ; ils n’avaient point, comme par exemple le Brabant sous Philippe II, à renverser des bûchers et des échafauds. Le gouvernement britannique n’avait attenté qu’à un principe constitutionnel ; on ne pouvait dire qu’il eût persécuté les Américains, il ne leur avait guère que manqué de respect ; ils trouvèrent que c’était bien assez, et cela les honore ; mais enfin, ils purent délibérer avant d’agir, ils ne coururent pas aux armes précipitamment et du premier bond, ils prirent conseil de la prudence, continrent leur courroux, mesurèrent la résistance, graduèrent la révolte, et semblèrent s’attacher à légitimer à chaque pas la révolution. Ils l’accomplirent comme un devoir.

D’ailleurs, le gouvernement qu’ils attaquaient n’était pas là, sous leurs yeux, tour à tour insolent et faible, joignant aux prétentions irritantes les vexations de détail, les excès de répression. Il punit peu ; de loin, on ne punit pas, on fait la guerre. Ce fut une guerre civile, puisque les deux armées avaient même origine, même langage, et que pendant long-temps elles avaient eu même gouvernement et même drapeau. Cependant, lorsque la mer sépare les deux fractions d’un peuple, et que, pour se combattre, il faut que l’une d’elles embarque ses soldats pour une expédition lointaine, la guerre civile perd beaucoup de ses douleurs ; les haines moins vives y enfantent moins de crimes ; le droit des gens subsiste et la modère ; la victoire ne se montre pas impitoyable, et la force reconnaît des lois.

C’est encore là une de ces circonstances bienheureuses qui firent la révolution d’Amérique si peu révolutionnaire ; aussi, ce mot même de révolutionnaire est-il en Amérique une qualification toute honorable lorsqu’en d’autres pays il est une injure.

Ainsi s’explique le caractère incomparable de la révolution de 1776. Il se lit, écrit et signé de la main même de ceux qui l’ont faite, dans cette immortelle déclaration d’indépendance où respire en quelque sorte l’ame de la nation américaine. Rien qu’à la lire, on devine comment procédera une révolution si réfléchie, si scrupuleuse, si inquiète de montrer son bon droit, et de mettre de son côté le suprême arbitre de la justice. On prévoit que dans un évènement, précédé d’un tel manifeste, tout sera d’accord, les principes, les moyens, le résultat, et que ce qui s’est entrepris au nom de la liberté, s’accomplira par la liberté, pour aboutir à la liberté.

La liberté est, en effet, sortie de cette révolution. Quelque doute qu’on se plaise à concevoir aujourd’hui sur l’avenir des États-Unis, on ne contestera pas que leur révolution ait réussi. Quand elle n’aurait produit que les cinquante ans qui viennent de s’écouler, la décadence tant prédite de cette singulière société fût-elle commencée, les sacrifices et les souffrances de la génération de 1776 n’auraient pas été perdus, et le salaire vaudrait le travail. L’humanité a rarement aussi bien employé sa peine, et des peuples qui se sont plus laborieusement affranchis ne se sont pas si bien gouvernés.

Après la guerre de la révolution, rien ne fut plus honorable à la nation que l’effort de raison et de vertu qu’elle fit sur elle-même pour se donner un gouvernement. Elle n’en possédait qu’une vaine apparence dans les pouvoirs improvisés qui avaient servi jusque-là. Ces deux causes ordinaires de despotisme, l’insurrection et la guerre, n’avaient pas produit leurs effets accoutumés. Les comités de salut public de cette révolution-là n’avaient rien eu de dictatorial, et le congrès exhortait plus souvent qu’il ne commandait. Sans oser s’abandonner à l’autorité militaire, il se défiait de la sienne, et les assemblées coloniales qui suspectaient à la fois celle du congrès et celle de l’armée, usaient de leurs droits plutôt comme d’une liberté locale que comme d’un ressort de gouvernement. Une sorte d’esprit municipal, tel que le moyen-âge l’a développé, dominait dans les treize états, esprit de résistance plutôt que de direction, propre à protéger les droits privés plus qu’à sauver ceux de la société. Il tenait comme en échec le pouvoir central. Ces hommes intrépides, qui avaient osé disputer à une métropole redoutable l’autorité suprême, n’osaient la garder pour eux. Ils déclaraient la guerre et ils hésitaient à y contraindre leur pays ; ils reprenaient à l’Angleterre le droit de lever l’impôt, sans en user pour leur compte ; ils revendiquaient toutes les prérogatives d’un gouvernement et ne gouvernaient pas. Un excessif respect pour la liberté les exposait à ne la point conquérir.

Ces scrupules ou ces défiances mirent plus d’une fois en question le salut de l’Amérique, et la guerre eut plus d’un jour où l’on regretta la dictature. Mais finalement tout réussit, et le dénouement n’en valut que mieux. Tandis que d’ordinaire le danger public arme le pouvoir et ajourne la liberté, ce fut au moment de la victoire et de la paix que la nation aperçut la faiblesse, le néant de son gouvernement, et la nécessité de le fortifier ou plutôt de le refaire. L’union n’avait été qu’un mot d’ordre national ; le lien fédéral n’existait que de nom ; aucune institution puissante ne le consacrait. Ces États-Unis, qui avaient captivé l’admiration de l’univers, déclinaient en naissant. Ils n’avaient point d’armée, de finances, de diplomatie. La vie politique semblait prête à s’éteindre en eux au moment où ils étaient libres. Ils sentirent le mal, et quoi qu’il leur en coûtât, ils voulurent le réparer. Leurs opinions ni leurs habitudes ne les portaient vers une organisation centrale ; amis de l’union en théorie, ils en supportaient impatiemment les conséquences, et tout ce qu’ils accordaient à la force de la nationalité, leur semblait autant de pris sur la liberté locale et sur la liberté populaire ; mais leur bon sens fit taire leurs préjugés et leurs goûts. La constitution de 1787, cette constitution qui, de ce côté-ci de l’Océan, semble l’utopie écrite, le rêve légal de la démocratie, fut une œuvre de raison, un produit de l’expérience, un sacrifice à la nécessité. C’est une réaction de l’esprit de gouvernement qui a organisé la grande république américaine ; elle fut établie contre l’anarchie, et, en effet, à dater de 1789, les États-Unis ont pris leur rang dans le monde.

Le caractère qui nous a frappé dans le peuple américain, et dans l’évènement le plus mémorable de son histoire, nous le retrouverons plus remarquable et plus éclatant encore dans le général Washington. En lui, la nation et la révolution se sont personnifiées. Sa vie réfléchit l’histoire de sa patrie. Peut-être, quelque jour, ne devrons-nous plus admirer que les masses : pendant qu’il en est temps encore, donnons-nous le loisir d’admirer un grand homme.

Washington descendait d’une famille ancienne en Angleterre. Celui de ses aïeux qui vint le premier s’établir en Virginie, sur les bords du Potomac, avait quitté l’Europe en 1657. Il appartenait donc à cette génération tout ensemble religieuse et politique, contemporaine de la révolution. Il acheta des terres, il fut planteur, et son arrière-petit-fils naquit dans les conditions de famille, de profession, de situation sociale, où nous avons vu que se reproduisait le plus complètement le caractère américain. Si le sort l’eût à jamais confiné dans la vie privée, il eût été un propriétaire intelligent, un agriculteur éclairé, d’une instruction simple, de mœurs sévères, soumis à la religion, jaloux de son honneur, robuste, actif, fait au travail, au danger, à la solitude, froid dans ses manières, obéi dans sa maison, respecté dans sa contrée, et obtenant facilement la déférence de tous par l’excellence de son jugement et l’énergie de sa volonté. Il eût ignoré toute sa vie que ses qualités, mises à l’épreuve des affaires publiques, s’élèveraient sans peine à leur niveau, et grandiraient à la mesure du théâtre où elles devraient se déployer. La plus modeste situation lui eût convenu, pourvu qu’elle fût digne ; il convint à la plus haute, égal à toutes par ses talens, supérieur à toutes par son caractère.

Il avait le goût des mathématiques, et il en savait ce qu’il faut pour être un arpenteur habile, profession importante et difficile dans une société qui s’approprie des forêts primitives et qui défriche le désert. C’est dans les travaux de l’arpentage qu’il commença l’apprentissage de la fatigue et du péril, et qu’il sentit naître en lui cette vocation militaire que la guerre de 1755 vint développer. Major dans la milice de son district à dix-neuf ans, il prit part à plusieurs expéditions hasardeuses au-delà des monts Alleghanis, et devint commandant en chef de la poignée d’hommes que la Virginie appelait son armée, et qui soutenait une guerre de frontières contre les Indiens et contre les Français. C’était sans doute un officier capable, alliant à la prudence une froide audace. Mais ce qui frappe le plus dans ce début de sa vie publique, c’est le soin jaloux qu’il montre en toute occasion de maintenir sa dignité personnelle ; c’est le sentiment consciencieux d’une responsabilité qui porte sur lui tout entière, lors même qu’il agit en commun ; c’est enfin l’idée qu’il répandait involontairement autour de lui, de sa supériorité naturelle. Partout il était ou devenait le premier. Partout il inspirait la confuse croyance qu’il était réservé à de grandes destinées.

Il siégeait depuis quelques années dans la chambre des bourgeois, assemblée nationale de la Virginie, lorsque l’Angleterre commença ses fautes. On sait que la première fut l’établissement aux colonies d’un droit de timbre, par un parlement dont elles n’élisaient aucun membre, violation flagrante du principe élémentaire, source historique et commune de la liberté moderne. Le nouvel impôt fut déclaré inconstitutionnel, les assemblées protestèrent, et celle de Virginie ne fut pas la moins animée. L’Angleterre céda, et l’acte du timbre fut révoqué. « Si elle l’avait maintenu, écrivait dès-lors Washington, sa persistance aurait eu des conséquences plus terribles qu’on ne le croit communément, tant pour la mère-patrie que pour ses colonies[2]. » Mais le parlement, qui n’avait fait qu’une feinte retraite, inventa d’autres taxes et ne dissimula plus la prétention d’exercer un contrôle illimité sur toutes les parties du territoire britannique, et de placer les colons sur un pied d’exception parmi tous les sujets anglais. Cette prétention fut le grief fondamental de l’Amérique ; il motiva à lui seul les protestations, les remontrances, les pétitions, puis le refus de l’impôt, puis la rupture des relations de commerce, puis la déclaration d’indépendance et la guerre. Washington passa, comme son pays, par tous les degrés de la résistance. Dès le premier moment, il décida que c’était à l’Angleterre de céder, et que réparation serait faite à l’Amérique. Inflexible sur ce point, il dut vouloir et faire tout le reste, tout, y compris une révolution. Sans la désirer, sans la poursuivre, quoique de bonne heure il la prévît, il approuva ou conseilla toutes les mesures par lesquelles elle fut progressivement amenée. Toujours présent et actif dans la législature locale deux fois dissoute, dans la convention de Williamsburg, dans les assemblées de comtés, enfin dans le congrès, il prit vivement part à tous les actes décisifs qui signalèrent le patriotisme de la Virginie. « Les armes, disait-il dès 1769, doivent être la dernière ressource ; mais il n’est pas un seul homme qui doive hésiter ou craindre de les prendre pour défendre la liberté que nous avons reçue de nos ancêtres. » Cinq ans après, il s’écriait : « La crise est arrivée, il n’y a de remède pour nous que dans la détresse de l’Angleterre. Il faut maintenir nos droits, ou nous soumettre à toutes les charges dont on voudra nous accabler. » Il ne demandait pas l’indépendance, mais il déclarait que « jamais aucun homme, sur le continent américain, ne se soumettrait à perdre ses droits et ses priviléges. » Il détestait la rébellion, mais « si le ministère, disait-il, pousse les choses à l’extrême, il y aura plus de sang répandu qu’il n’en a jamais coulé dans les guerres dont les annales de l’Amérique du Nord ont conservé la mémoire. » La Virginie réorganise ses milices : « J’accepterai bien volontiers l’honneur de commander, car ma résolution bien arrêtée est de consacrer ma vie et ma fortune à notre cause. » La journée de Lexington inaugure le règne de la force : « Les plaines de l’Amérique doivent être abreuvées de sang ou habitées par des esclaves. Triste alternative ! mais un homme vertueux peut-il hésiter sur le choix ? » Aussi n’hésite-t-il pas. Le congrès où il siégeait décrète à l’unanimité que les colonies doivent être mises en état de défense. Une armée américaine est formée, le commandement en chef lui en est donné. Il répond « qu’il accepte, qu’il est prêt, mais qu’il ne se croit pas à la hauteur des fonctions difficiles dont on l’honore. — Mon inquiétude est inexprimable, écrit-il à sa femme ; un mois passé près de vous, chez nous, me donnerait cent fois plus de bonheur que sept fois sept ans de commandement ; mais puisque la destinée m’entraîne, j’espère… Je ne pouvais refuser sans ternir ma réputation… Je me confie donc à la Providence[3]. »

On résumerait difficilement la guerre d’Amérique ; il ne serait pas aisé de raconter en peu de mots ces huit années de combats, de souffrances et d’anxiétés, pendant lesquelles tout fut indécis, tout fut en péril jusqu’au dernier jour, et dont l’Europe attentive suivit le spectacle avec un prophétique intérêt. À parler comme les militaires, ce ne fut pas une grande guerre ; mais peu de grandes guerres ont autant ému, autant servi le monde. « Ce sont des rencontres de patrouilles, disait M. de Lafayette à Napoléon, qui ont décidé des droits du genre humain. »

Nul plus que Washington n’a prouvé que dans le gouvernement aussi il n’y a point de génie sans la patience. La sienne fut mise à l’une des plus dures épreuves que puisse subir un homme responsable tout à la fois de son armée et de sa cause. C’était peu que d’avoir à braver les dangers et les maux auxquels la guerre condamnait une armée pauvre et nue, opérant, par des saisons rigoureuses, dans un pays vaste, d’une richesse médiocre et d’une population rare. La fermeté et l’activité de son général y pouvaient suffire ; mais il eut à vaincre deux grandes difficultés, l’une militaire, l’autre politique, toutes deux particulières à sa situation.

C’est une infériorité à la guerre que de ne pouvoir risquer son armée. Les succès décisifs ne sont quelquefois possibles qu’à cette condition, et tous les capitaines célèbres ont su jouer le tout pour le tout. Washington ne le pouvait pas ; il eût craint d’anéantir en une fois tout l’espoir de l’insurrection américaine. Avec des troupes trop faibles et trop mal organisées pour être aisément maniables, il se voyait obligé de laisser passer cent occasions favorables de frapper un grand coup, car il y avait tel revers qui eût perdu sa cause et son pays. De là une perpétuelle contrainte, une vie d’abnégation et de sacrifice, insupportable à la tête d’une armée. Son esprit le portait naturellement à prendre en toute situation hasardeuse le parti d’une judicieuse audace. Il s’en abstenait et résistait à toute tentation de gloire. Presque toujours le plus hardi dans le conseil, il se résignait à l’avis qui risquait et obtenait le moins, et cet homme si entreprenant a laissé la renommée du plus prudent général. Dès le commencement des hostilités, il voulut tenter d’enlever Boston avec une poignée d’hommes. Tous ses officiers s’y opposèrent. Il céda et se borna à la guerre de position. C’est alors qu’il écrivait : « Si j’avais prévu les obstacles qui hérissent notre marche, si j’avais connu l’éloignement des vieux soldats pour rentrer au service, tous les généraux du monde ne m’auraient pas convaincu qu’il fallût ajourner une attaque sur Boston[4]. » Mais le plus souvent il se soumettait sans murmure à son impuissance, et se contentait de tenir la campagne sans courir la chance d’une victoire ou d’un échec. Cependant il sentait par intervalle la nécessité de ranimer l’ardeur de ses soldats et de ses concitoyens par une action d’éclat. Après avoir consumé des mois dans une stérile défensive, il risquait un engagement qui ravivait les couleurs du drapeau aux yeux de la nation, car il fallait qu’elle fût toujours contente de son armée.

La situation politique de Washington n’était pas moins difficile. L’esprit républicain est toujours défiant. Le pouvoir militaire inspirait des craintes à ceux-là qu’il devait sauver. Le peuple s’alarmait pour sa liberté avant de l’avoir conquise, et le gouvernement central craignait d’être usurpateur. Comme toute assemblée, il avait ses factions intérieures ; divisé et timide, il fut long-temps au-dessous du rôle auquel les circonstances l’appelaient. Il ne manquait point de patriotisme, mais de volonté. Malgré de sourdes inimitiés, le général en chef y trouva toujours une confiance personnelle, rarement une coopération énergique. Soumis avec un religieux respect à l’autorité civile, il ne lui contestait aucun droit et ne lui cachait aucune vérité. Sa correspondance est une perpétuelle remontrance : soit qu’il s’adresse à l’assemblée, à ses comités, à ses principaux membres, soit qu’il écrive aux chambres ou aux gouverneurs des divers états, il ne se lasse pas de leur représenter avec force les besoins de l’armée, les vices des règlemens, les nécessités de la guerre, les devoirs d’un gouvernement. Quand il leur parle, il n’a garde de diminuer leur responsabilité ; quand il agit, il accepte toute la sienne et même un peu de la leur, sans ménager jamais sa réputation aux dépens de son pays, en laissant percer le secret des fautes qu’il n’aurait pas faites. Il consent à être blâmé sans répondre, quand son inaction ne vient que de l’insuffisance des moyens qu’on lui donne, quand ses revers ont pour cause l’exécution d’un ordre qu’il n’approuvait pas. Tous les sentimens personnels semblent s’être anéantis dans son ame pour y laisser dominer le seul dévouement au devoir. Cet homme, dont le caractère était impérieux, et qui prêtait à son jugement une confiance assez hautaine, sait tout souffrir et tout dévorer, se sacrifie sans se plaindre, et immole à sa cause jusqu’à sa renommée ; ou plutôt, en pénétrant plus avant, on découvre en lui une pensée secrète qui le soutient et le console au milieu de ses plus sombres ennuis, on voit au fond de son ame luire, comme le rayon d’un jour serein, quelque chose de pur et d’inaltérable, l’espérance ; cette noble, cette sublime espérance qui ne peut naître que dans une ame fièrement assurée de sa force et de sa grandeur, pieusement convaincue d’une alliance infaillible entre la justice de sa cause et la justice de Dieu.

On se trompe sur Washington : sa contenance est calme, son jugement sévère ; il a la passion de l’ordre, l’amour du vrai, le sentiment du possible, nulle illusion ; rien qui annonce l’entraînement. On en conclut la froideur de son ame, et l’on exalte sa force morale. Mais la force morale donne le stoïcisme et non cette ardeur confiante qu’il conservait en dépit du sort. Lisez sa correspondance, si franche, si ingénue, si sensée ; vous le verrez malheureux, mais point abattu. Jamais il ne se flatte, il ne désespère jamais. Il est capable de s’emporter comme le jour où il déchargea ses deux pistolets sur ses soldats en fuite[5] ; mais il est vraiment incapable de désespoir. C’est qu’il sent, comme il le dit lui-même, que la voix du genre humain est avec lui. C’est que, « convaincu de son bon droit, il ne peut se figurer que les Américains périssent, bien que leur étoile puisse rester encore quelque temps cachée sous un nuage. » C’est qu’il se dit sans cesse : « La Providence a si souvent pris soin de nous relever, lorsque nous avions perdu toute espérance, que j’ose croire que nous ne succomberons jamais[6]. »

Sa confiance fut justifiée, sa cause triompha. Libérateur de son pays, ce titre pouvait suffire à la gloire de son nom ; mais une destinée plus complète lui était réservée : il devait gouverner sa patrie après l’avoir délivrée. Il devait la sauver deux fois.

Rentré dans la retraite après la paix, étranger, non indifférent au gouvernement de l’Union, il le voyait avec douleur s’affaiblir et se perdre. Il signalait le mal énergiquement à ses amis. Trois choses, qui font la force d’un état, lui paraissaient manquer à l’Amérique : une politique, des finances, une armée. Ce sont ces trois choses qu’il souhaitait et réclamait pour elle. C’était demander qu’avant tout on reconstituât le pouvoir fédéral Tous les hommes éclairés, nous l’avons déjà dit, reconnurent bientôt cette nécessité. Ceux même qui craignaient toute centralisation politique comme une restriction des droits des états et du peuple, ceux qui, soupçonnant toujours un retour des idées et des influences anglaises, formaient dès-lors le parti qui s’est appelé républicain ou, plus justement, démocratique, en opposition au parti fédéraliste, ceux-là voulaient alors la constitution ; et, quand elle fut faite, ils voulurent pour premier président des États-Unis le général Washington.

Gardons-nous de retracer ici son gouvernement. Il faudrait citer M. Guizot, qui le premier l’a jugé. Et pourquoi citer par fragmens ce qui sera lu tout entier ? Disons seulement que, malgré les luttes, les dissensions, les passions croissantes d’une société démocratique, Washington réussit à rester le chef de l’état, à ne point devenir un chef de parti ; c’est le grand problème du gouvernement d’un peuple libre. En montant au pouvoir, il avait réuni dans le même cabinet les deux chefs des opinions belligérantes Hamilton et Jefferson, donnant ainsi l’exemple de ce goût pour les hommes supérieurs, qui manque parfois aux hommes supérieurs eux-mêmes, de cette impartialité haute et confiante qui n’est jalouse d’aucun mérite, et qui, loin de chercher à isoler, à mutuellement opposer les influences et les talens, les rapproche au contraire, et cherche la force dans leur alliance. Il parvint à les conserver assez long-temps auprès de lui sans abdiquer dans leurs mains. Avec eux comme sans eux, il sut créer et maintenir pour lui-même une position indépendante, pour les États-Unis une politique indépendante. Il assura la liberté de son pays, et il fit sa volonté.

L’œuvre fut difficile ; l’inimitié et la défiance lui suscitèrent plus d’un obstacle ; on put croire par momens qu’il succomberait. Il n’échappa point à la plus douloureuse et à la plus commune des épreuves du pouvoir, l’injustice de l’opinion. La presse ne lui épargna aucune de ces iniquités calomnieuses auxquelles celui qui veut agir doit s’attendre sans crainte et résister sans colère, et qui ont du moins cet avantage d’imposer aux hommes d’état la double nécessité d’une volonté forte et d’une conviction profonde. Rien ne l’arrêta, et il sut tout vaincre. L’opposition la plus vive avait précédé sa réélection ; elle ne put ou n’osa pas en troubler l’unanimité. Et lorsqu’après avoir gouverné huit ans comme il avait huit ans commandé l’armée, déjà vieux et las, il déposa la puissance. On dit qu’il eût été maître de la reprendre encore, et que la nation s’était accoutumée à regarder comme indissoluble l’alliance formée entre la présidence de Washington et la liberté de l’Amérique ; mais il sentait l’heure de la retraite arrivée : l’existence la plus active et la plus animée n’avait jamais affaibli son goût passionné pour la vie domestique, pour les soins de l’agriculture. Son esprit impérieux commençait à trouver difficile de se plier aux ménagemens, aux exigences, aux sacrifices inséparables du métier de gouvernement ; sans cesser de tenir fixé sur sa patrie un œil attentif, de suivre avec une sollicitude mêlée de quelque dédain le cours des affaires publiques, il redevint ce qu’il avait été au commencement, un planteur, comme pour réaliser en tout dans sa personne le type exact de la société américaine.

Nous voilà revenu à cette idée que nous croyons avoir justifiée, d’une parfaite harmonie entre Washington et l’Amérique. Il commence, il sent, il se conduit comme elle. Le développement de ses idées, de son caractère et de sa fortune correspond au développement des mêmes choses dans la nation contemporaine. Il la représente dans tout ce qu’elle a de plus distinctif, et de meilleur, mais avec cette unité, cette valeur, cet attrait de la supériorité individuelle. Les qualités de tous sont en lui comme elles ne sont chez personne. Il ressemble à tous, mais il n’a point d’égal. Il est, comme le disait un orateur en annonçant sa mort au sénat, le premier dans la guerre, le premier dans la paix, le premier dans le cœur de ses concitoyens. « Tout ce qui est grand, tout ce qui est bon, lui écrivait l’homme qu’il aima le plus, M. de Lafayette, ne s’était pas jusqu’à présent trouvé réuni dans le même individu. Jamais il n’avait existé d’homme que le soldat, le politique, le patriote et le philosophe pussent également admirer ; et jamais révolution ne s’était accomplie qui, dans ses motifs, sa conduite et ses conséquences, pût si bien immortaliser son glorieux chef[7]. » Telle est la pensée qui a été développée dans cet article.

Terminons par un mot ce que nous avions à dire sur Washington ; il fut heureux ; ou, du moins, si l’on suit l’opinion commune, et que l’on croie le bonheur renfermé dans les conditions médiocres, si le bonheur est un mot inconnu dans le monde de la politique, dans la région du gouvernement, disons que Washington fut le plus heureux des grands hommes.

À présent que pensera-t-on de notre question : Les grands hommes sont-ils encore possibles ? Si l’on ne trouve d’obstacle à la manifestation de ces natures d’élite que dans les principes et les formes modernes des sociétés, l’exemple de Washington a répondu. Sa grandeur est dans le goût du siècle, et la civilisation n’y trouve rien à reprendre.

Mais ce n’est pas de nos principes qu’il s’agit, c’est de nos défauts. Il est de mode, aujourd’hui, de rechercher tous les défauts des sociétés démocratiques. C’est un texte fertile en commentaires. Dans les pays dévots, on ne se croit éclairé que si l’on parle mal de la religion ; dans les sociétés démocratiques, c’est faire preuve d’esprit que d’en médire. Des partis qui se disaient populaires, les ont si follement, si indignement flattées, qu’une réaction s’est faite, et qu’on voit naître chez un grand nombre une disposition à juger la politique du siècle du point de vue du misanthrope.

Ainsi, que ne dit-on pas de la société américaine ? Depuis quelques années, les États-Unis, gouvernement et nation, sont un peu déchus dans l’opinion commune. De là peut-être une sérieuse objection contre tout ce qu’on vient de lire. Si nous avons dit vrai, d’où vient que le présent ressemble si mal au passé ? Si nous n’avons pas exagéré le bien, pourquoi ce bien n’a-t-il pas duré ? Car enfin, non-seulement voilà quarante ans qu’il ne s’est rien produit entre le Maine et la Louisiane, et du Michigan aux Florides, de comparable à Washington et à ses contemporains ; non-seulement il n’y a plus de Washington aux États-Unis, mais encore, à les considérer dans leur situation actuelle, on se prend à douter que des Washington y puissent renaître. Serait-ce qu’il y a, soit dans les opinions de l’époque, soit dans la constitution des sociétés démocratiques, un vice caché qui s’oppose au développement de ce qui est bon et grand, dès que la jalousie populaire en est offensée ? Tous ces lieux communs de la politique libérale, self-government, gouvernement du pays par le pays, plus grand bonheur du plus grand nombre, souveraineté du peuple, suffrage universel, sont-ils donc de tristes talismans qui frappent d’impuissance et de nullité les esprits supérieurs, les vertus brillantes, les caractères dominateurs ? Enfin, serait-il vrai que les sociétés, enchaînées par les mille formalités, les mille préjugés qui importent à la liberté même, tourmentées par la défiance qui craint l’usurpation, par l’envie qui veille sur l’égalité ; préoccupées uniquement du bien-être des masses, beau nom qui signifie le ménagement collectif des intérêts particuliers ; dévouées par conséquent à la poursuite des améliorations matérielles et à la garde des droits politiques, doivent tomber dans le pire des nivellemens, le nivellement moral ? et, par une cruelle déception de notre philosophie, faut-il croire que la liberté moderne rapetisse l’humanité ?

Et cette question une fois lancée, le scepticisme, on le prévoit bien, ne s’en tient pas à l’Amérique. Il passe l’Océan et s’attaque à la France.

Mes convictions ne sont pas douteuses. Je suis passionnément de mon temps et de mon pays. La liberté et l’égalité, aux États-Unis avec la république, en France avec la monarchie ; la liberté et l’égalité sont, à mes yeux, des biens inappréciables et de saintes vérités. D’autres temps et d’autres idées ont produit, je le sais, des choses éclatantes ; non equidem invideo, miror magis. La France personnifiée sous le dais pompeux du trône de Versailles, ou sous le glorieux pavillon du radeau de Tilsitt, m’inspire peu de regrets, et ne vaut pas, pour moi, la France telle que 1830 l’a faite. Mais je ne ferme pas les yeux sur ce que tant d’autres voient ; nos faiblesses, nos petitesses me touchent, et je ne puis nier au scepticisme politique qu’à un certain degré ses questions ne subsistent. Je ne puis nier qu’il n’y ait quelque raison dans ces doutes inquiets que fait naître, et l’aspect des États-Unis, et l’aspect de la France elle-même.

Discuter ces questions dans leur entier, excèderait mes forces. C’est le sujet d’un livre, et ce sera le sujet d’un beau livre, car c’est de cela que traitera M. de Tocqueville dans la continuation du sien. Mais j’en ai trop dit pour n’en pas dire davantage, et d’ailleurs assez de gens fuient les questions difficiles et craignent d’avoir un avis.

Les grands évènemens font les grands hommes, ou du moins les manifestent. La guerre seule n’y suffit pas. La bataille de Naseby et celle de Worcester seraient peu de chose pour Cromwell, s’il n’eût gouverné l’Angleterre ; si Frédéric II n’eût fait que combattre, il ne serait peut-être, dans l’histoire, que l’égal du prince Henri. Nous avons parlé de Washington ; nous ne parlons pas de Napoléon. Lorsque le monde politique est calme, il faut donc s’attendre à moins de gloire. Ce serait porter dans les affaires réelles une curiosité romanesque, que de vouloir, en quelque sorte, des grands hommes à tout propos. On n’a pas chaque jour un état à fonder, un gouvernement à créer, une révolution à commencer ou à finir, ou même à détourner au profit d’une idée ou d’une passion. Bien gouverner, voilà ce qu’il faut en tout temps, œuvre en tout temps imposante et difficile, et qui, si elle ne réclame pas toujours toutes les qualités qui font, dans le langage historique, le grand homme, exige toujours l’effort des esprits et des caractères supérieurs. Écartons-le donc, ce mot vague de grand homme. Ne demandons pas à la société de produire incessamment quelque météore qui l’éblouisse. Ne la forçons pas à s’asservir constamment aux caprices d’une ambition de génie. Le peuple a autre chose à faire qu’à pousser des acclamations sur la voie triomphale ; et s’il était vrai que la raison moderne, qu’une intelligence plus sérieuse de l’ordre social eût pour effet de régulariser l’action de ces sublimes égoïstes qui abusent avec éclat de l’humanité, s’ils étaient désormais forcés de se subordonner à ses intérêts, où serait le mal ? où serait la déchéance ? N’est-il pas bon que tous soient soumis à la loi commune du dévouement ? On peut douter qu’il en soit déjà tout-à-fait ainsi ; mais les sociétés marchent évidemment vers ce but. Est-ce un signe de leur décadence que de se montrer plus exigeantes dans leurs admirations, que d’élever encore, que d’épurer le type idéal de l’homme politique, que de vouloir le génie dans le vrai et la gloire dans l’ordre ? Est-ce rapetisser l’humanité que de rendre plus difficiles les conditions de la grandeur ?

Cela dit, voyons les sociétés dans leur existence habituelle, et s’il est vrai qu’elles se passent aujourd’hui, plus aisément qu’à une autre époque, des hommes supérieurs dans le gouvernement.

On critique la société américaine. Son gouvernement est sans éclat ; la fermeté prévoyante, l’autorité morale, la vraie sagesse paraît lui manquer ; les passions populaires éclatent par intervalles, et dominent la justice et les lois ; les préjugés publics tolèrent, absolvent, encouragent ces passions. On remarque que les hommes distingués se retirent des affaires, ou s’en voient successivement écartés par la multitude. Le pouvoir ne va plus aux meilleurs. La médiocrité règne, et non-seulement la dignité nationale, mais la morale publique paraît en souffrir. Le peuple, en Amérique, fait mentir Montesquieu qui le déclare admirable pour choisir ceux à qui il doit confier quelque partie de son autorité. C’est, s’il faut en croire certains juges, que Montesquieu s’est trompé, ou plutôt c’est qu’il a parlé avant de connaître les grandes sociétés purement et complètement démocratiques, phénomène nouveau dont l’apparition était réservée à notre âge. Aux États-Unis, la société, en se détériorant, ne fait que suivre la loi de sa nature.

Peut-être ce tableau est-il chargé, et, vu de plus près, le mal semblerait moins grand. Mais tout cela n’est pourtant pas imaginaire. Les causes du fait doivent être nombreuses ; quelques-unes sont frappantes. Le principal danger de l’Amérique a toujours résidé dans la faiblesse de l’union fédérale et de l’institution qui la représente. Cette institution s’est-elle fortifiée depuis Washington ? Nullement. Tout a marché dans un sens contraire. Depuis près de quarante ans, le parti démocratique possède le pouvoir, et cependant le lien commun doit tenir unies, non plus treize républiques, mais près d’un nombre double ; non plus des fractions d’une même nation, mais des nations diverses. Au sein même des anciens états, des immigrations continuelles ont versé des élémens nouveaux. Tous les Américains ne sont plus les descendans de la génération célèbre qui fonda l’indépendance. Il ne coule plus sans mélange dans leurs veines, le vieux sang de cette race prédestinée à la liberté politique dans l’ancien comme dans le nouveau monde.

Cette nation, qui n’est plus la même, est deux fois plus nombreuse. Or, à mesure que la masse augmente, la démocratie est plus difficile. L’esprit qui doit animer ce grand corps s’en rend plus malaisément maître, et la société, au lieu de s’élever, retombe plus pesamment vers la terre. Toute institution où respire la pensée du suffrage universel n’est supportable que si l’état moral de la nation en compense le danger ; c’est à la nation de corriger ainsi ses lois. L’Amérique de Washington et de Franklin le pouvait faire ; je ne sais si l’Amérique actuelle en est capable. On conçoit que des institutions qui s’adaptaient sans péril à l’état d’une population rare, homogène, agricole, à de petites cités disséminées sur un immense territoire, peuvent devenir hasardeuses quand la population s’est amoncelée dans de vastes et riches villes, quand le commerce et l’industrie rivalisent avec l’agriculture, quand le succès rapide des spéculations mercantiles accroît incessamment l’inégalité et l’instabilité des fortunes, quand les prolétaires ont commencé à se répandre partout, sans que les esclaves aient disparu nulle part. Et dans quelles circonstances le peuple des États-Unis est-il livré aux dangers propres à sa constitution ? car toute constitution a les siens ; c’est après de longues années de paix et de prospérité, pendant lesquelles le gouvernement a paru facile, trop facile, puisqu’on a pu croire que les choses de ce monde marchaient toutes seules, et que l’impulsion de la volonté populaire remplaçait tout, habileté, savoir, prudence, tout ce qui fait le génie du gouvernement. Le souverain de l’Amérique, comme tous les souverains qui règnent trop aisément, croit un peu à l’infaillibilité du bon plaisir. La révolution avait mis en lumière tout ce que le pays renfermait d’hommes distingués ; elle les avait instruits par l’expérience, aguerris par la lutte, illustrés par le succès. Le peuple, et c’est une justice qu’on doit lui rendre, s’est montré reconnaissant et fidèle. Tant qu’il lui est resté un homme révolutionnaire, comme il les appelait, il l’a honoré, il l’a élu, il lui a décerné le pouvoir. Long-temps il a cherché partout la supériorité constatée ou probable. Il l’a cherchée dans l’hérédité en choisissant M. Adams, et dans la seule gloire qui lui restât en nommant le général Jackson. Il semble avoir lutté lui-même contre cette tendance au nivellement qui, j’en conviens, subsiste toujours dans les sociétés démocratiques. Mais il a cédé enfin. Ses institutions le poussaient ; les évènemens ne le retenaient pas. Il y a trop long-temps qu’il ne s’est passé en Amérique, quelque chose d’assez éclatant pour relever et éclairer les esprits. De grandes circonstances peuvent seules quelquefois recommander les hommes supérieurs et ranimer dans le peuple cet instinct admirable sur lequel comptait Montesquieu. Si donc la société, aux États-Unis, semble en déclin, alarmez-vous pour elle, vous en avez le droit ; mais ne la condamnez pas sans retour, et tenez compte de tant de circonstances accidentelles. Quand la leçon des évènemens n’est pas vive et forte, il faut du temps pour que la sagesse reprenne le dessus. Il faut que le mal en s’aggravant, la souffrance en se prolongeant, dénoncent à tous la nécessité du remède. Nous ignorons si l’Amérique souffre autant qu’on le dit ; quoi qu’il en soit, le remède existe pour elle, non pas infaillible, non pas prochain peut-être, mais il est dans le bon sens de la nation. Les constitutions reposent sur l’idée que Dieu a donnée pour correctif à la liberté de l’homme, la raison ; à la liberté nationale, l’expérience. Or, pour l’expérience et la raison, le temps est nécessaire. « Il est à regretter, je l’avoue, disait Washington, qu’il soit toujours nécessaire aux états démocratiques de sentir avant de pouvoir juger. C’est ce qui fait que ces gouvernemens sont lents. Mais à la fin le peuple revient au vrai[8]. »

Quelle que soit la différence des institutions, la société française n’est pas sans rapports avec la société américaine. Toutes deux sont des sociétés démocratiques, les seules qui occupent un grand pays, qui soient des puissances de premier ordre, et qui soient en même temps soumises à la règle de l’égalité. Seulement, en France, la démocratie n’est pas la forme de l’ordre politique au même degré que de l’ordre social. C’est en ce sens qu’a été dite cette parole fameuse : La démocratie coule à pleins bords, et en la répétant, je rends grace à la Providence, comme celui qui la prononçait il y a vingt ans. Ce fait éminent de l’égalité civile suffit pour donner à notre nation, malgré ses antécédens historiques et ses souvenirs, malgré sa centralisation et son unité monarchique, plusieurs points de ressemblance avec la république fédérative des États-Unis.

Le temps nous presse, et ce n’est pas le lieu d’instruire le procès de la démocratie française. Assez d’autres se chargent de la tâche inutile de déplorer l’ouvrage des siècles, et de censurer ce que rien ne peut changer, l’état de la société. Assez d’autres croient signaler leur prévoyance en prenant un ton soucieux dès qu’on parle de l’avenir national. Quant à nous, il nous suffira de tirer une courte leçon de l’exemple de l’Amérique.

Il y a dans toute société deux mouvemens qui paraissent se combattre. L’un est dans le sens de l’égalité ; il tend à l’abolition des distinctions factices entre les citoyens, à l’amélioration de la condition générale, à la diffusion des avantages et des droits sociaux ; c’est le progrès, du moins on lui donne souvent ce nom. L’autre est ce mouvement qui résulte de l’inégalité des talens et des positions, qui met à leur rang les supériorités, et qui, dans tous les emplois de l’activité humaine, élève les meilleurs et leur subordonne ceux qui ne les valent pas. L’un ou l’autre de ces deux mouvemens est souvent gêné ou ralenti par les institutions ; mais tous deux sont dans la nature des choses. Quand l’égalité est la loi d’un pays, le premier de ces mouvemens est rapide, et général. Quand à l’égalité s’unit la liberté politique, il semble que rien ne doive contrarier le second ; le champ est ouvert aux supériorités ; rien ne s’oppose à leur essor. Si quelque chose est conciliable avec les droits des hommes distingués, favorable même à leur avènement, c’est sans doute un ordre de choses fondé sur la concurrence ; et au premier abord, on a peine à deviner comment ils pourraient en souffrir. On le dit cependant.

Il est vrai que, selon les temps, les deux tendances se contrarient, et que l’une, plus forte que l’autre, semble l’annuler. Par exemple, de l’égalité des droits civils, de celle même des droits politiques dans certaines limites, la société peut quelquefois conclure l’égalité de tout le reste. L’amour-propre, la jalousie, la présomption, l’imprévoyance, restent des défauts de notre nature sous toutes les constitutions du monde. Il n’y a pas de loi ni de progrès qui puisse empêcher les hommes de s’estimer plus qu’ils ne valent et d’oublier quelquefois combien les choses sont difficiles et le mérite précieux. Quand ils sont investis d’un certain pouvoir, au moins d’une certaine influence, ils s’imaginent aisément qu’ils en usent à merveille. Qu’une royauté absolue, qu’une aristocratie, que la classe moyenne, que la multitude, gouvernent : elles croiront très volontiers qu’elles sont merveilleusement douées pour le faire, et qu’elles n’ont besoin de personne. Elles seront par conséquent très portées à se passer de ceux qui en savent plus qu’elles ; elles se vanteront de suffire à tout. Chacun usurpe, quand il peut.

C’est là non pas l’unique, mais la principale source de l’esprit tant soit peu niveleur dont on accuse les sociétés démocratiques ; et quand on dit que tout s’abaisse aujourd’hui, on ne dit qu’une chose, c’est que tout le monde tend à croire qu’il vaut bien tout le monde. Le croire, soit. Mais cela est-il vrai ? Non, sans doute, et si cela n’est pas vrai, le fait le prouvera. La société n’est donc pas destinée à s’abaisser éternellement ; elle s’arrêtera sur la pente, et remontera par la force des choses.

Mais, en attendant, dira-t-on, elle peut se perdre, elle peut s’éclairer trop tard. Eh bien ! éclairez-la tout de suite, et rappelez-lui en toute occasion que la liberté politique est le gouvernement des meilleurs au jugement de la raison publique. Vous surtout, vous qui gémissez sur la tendance actuelle de la société, vous qui tremblez pour son avenir, ne soyez pas les premiers à l’entretenir dans ses erreurs. Cessez de l’exhorter exclusivement à tout sacrifier au goût du bien-être, à l’amour d’une imprévoyante tranquillité. Ne lui prêchez pas incessamment l’indifférence aux grandes choses, l’oubli des nobles pensées, la morale des intérêts, le matérialisme politique. Ne lui répétez plus que le talent, la fierté, la dignité du caractère, sont des superfluités dangereuses. Gardez-vous surtout de lui enseigner que la sagesse, la profonde sagesse en ce monde, se réduise à je ne sais quel mélange de patience et de ruse, de pratique des hommes et de mépris des idées, qui use tout pour réussir un temps, et compromet la raison même en l’humiliant au rang du savoir-faire. Reconnaissez enfin les doctrines ignobles que vous avez laissé paisiblement s’accréditer, et au lieu de crier à l’envahissement de la démocratie, demandez-vous si l’exemple de votre misérable prudence n’a pas été le plus triste et le plus efficace des encouragemens aux idées de nivellement.

La France a plus besoin que jamais qu’on lui parle un noble langage. Les grands hommes sont un don du ciel. Les Washington ne viennent qu’à l’heure qui leur est marquée ; mais leur exemple est une leçon perpétuelle ; mais les vérités qu’il consacre, les pensées qu’il suggère, les sentimens qu’il inspire, sont de tous les temps. Rappelez-les sans cesse, et forcez à se relever vers de glorieuses images les yeux trop souvent baissés des mortels. Accoutumez leur esprit à concevoir grandement la mission de commander. Suscitez en eux cet orgueil qui sied aux citoyens d’un état libre, aux amis ardens de l’égalité, de n’aimer à être gouvernés que par ceux qui sont dignes du gouvernement. On dit que la démocratie est trop difficile ; elle est trop commode au contraire, et se contente à trop bon marché. Si la France a un tort aujourd’hui, c’est peut-être celui de ne pas placer assez haut l’honneur de la guider, c’est d’ignorer qu’il n’y a rien de si élevé dans son sein qui ne soit encore au-dessous de cette mission-là.

Voilà ce que révèlent à tous les peuples toutes les actions des hommes dignes de l’histoire ; voilà l’enseignement qui sort à chaque page de la correspondance de Washington ; voilà ce que, dans le plus remarquable peut-être de ses écrits, M. Guizot vient de montrer avec toute la gravité et tout l’éclat de son talent. Il est plus utile de travailler ainsi à relever les esprits, à ranimer les justes prétentions et les nobles espérances de l’humanité, que d’aller prêcher à tous la résignation au médiocre, l’amour de l’utile, le culte du succès, sous prétexte d’assurer l’ordre et d’affermir le pouvoir. Aujourd’hui que l’empire de toutes les conventions s’est écroulé, aujourd’hui que les hommes ont entrepris de n’être gouvernés que par la raison, la vérité est le seul souverain de ce monde, et les intelligences supérieures sont les ministres de la vérité.


Charles de Rémusat.
  1. Publiés d’après l’édition américaine, et précédés d’une Introduction sur l’influence et le caractère de Washington dans la révolution des États-Unis d’Amérique, par M. Guizot.
  2. Lettre écrite en 1767, citée par M. Sparks dans la Vie de Washington.
  3. Lettre à George Mason, 1769, citée par M. Sparks. — Lettre à Bryan Fairfax, 1774 ; tome III de la traduction. — Lettre au capitaine Mackensie, citée par M. Sparks. — Lettre à son frère, citée par le même. — Réponse au congrès et lettre à Mme Marthe Washington, 1775 ; tome III de la traduction.
  4. Lettre à Joseph Reed, 1775. Tome III de la traduction.
  5. Ce fut à la retraite de Haerlem. Correspondance, tome III ; lettre au président du congrès, 1776.
  6. Lettre à Bryan Fairfax, tome III. — Lettre à J.-A. Washington, tome III. — Vie de Washington, par M. Spartes. — Appendice.
  7. Lettre au général Lafayette, 1785.
  8. Lettre au général Lafayette, 1785.