Correspondance de Voltaire/1774/Lettre 9042

Correspondance de Voltaire/1774
Correspondance : année 1774GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 556-557).
9042. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
31 janvier.

Dès que j’ai reçu la lettre où mon cher ange m’ordonne de lui envoyer des Fragments[1] indous et français, sous l’enveloppe de M. de Sartines, j’ai pris sur-le-champ cette liberté avec confiance. Le paquet part à la garde de Dieu. Il vaut mieux prendre des libertés avec M. de Sartines qu’avec l’hippopotame[2].

Je ne conçois pas comment on a pu afficher dans Paris, sous mon nom, la Sophonisbe de Mairet. Je n’ai jamais donné cet ouvrage que comme celui de Mairet, un peu retouché, pour engager les jeunes gens à refaire les belles pièces de Corneille, comme Attila, Agésilas, Pertharite, Théodore, Pulchérie, la Toison d’or, etc.

En donnant Sophonisbe sous mon nom, on a réveillé la racaille. J’oserais penser qu’il ne faut ni précipiter la retraite, ni laisser languir les représentations, mais prendre un juste milieu, afin que Lekain ait une rétribution honnête.

Je persiste à croire que Beaumarchais n’a jamais empoisonné personne, et qu’un homme si gai ne peut être de la famille de Locuste[3].

Je suis bien embarrassé avec mes Génois et mon marquis Viale[4]. Dieu vous garde d’établir jamais une colonie ! c’est une terrible entreprise ; M. l’abbé Terray même y serait un peu embarrassé.

Je baise les ailes de mes anges.

  1. C’est la seconde partie, intitulée Fragments sur l’Inde, sur l’Histoire générale et sur la France ; voyez l’avant-dernier alinéa de l’avertissement de Beuchot, tome XXIX, page 86.
  2. M. de Voltaire désigne Morin par ce mot, pris dans les Mémoires de Beaumarchais. (K.)
  3. Cette opinion de M. de Voltaire produisit dans le temps une assez plaisante anecdote. Si elle a trouvé place ici, c’est qu’elle peint à la fois le temps, les mœurs, les caractères. On jouait aux Français Eugénie : un beau monsieur du parquet, après avoir bien déchiré la pièce, tomba tout à coup sur l’auteur. Entre autres choses, il raconta qu’ayant dîné ce jour-là même chez M. le comte d’Argental, il y avait entendu lire une lettre de Voltaire, lequel s’obstinait, on ne savait pourquoi, à soutenir que ce Beaumarchais-là n’avait pas empoisonné ses trois femmes. Mais, ajouta le conteur, c’est un fait dont on est bien sûr parmi messieurs du parlement.

    L’homme à qui s’adressait la parole faisait de la main, en riant, signe aux voisins de ne pas interrompre ; chacun se lève, il répond froidement : « Il est si vrai, monsieur, que ce misérable homme a empoisonné ses trois femmes, quoiqu’il n’ait été marié que deux fois, qu’on sait de plus au parlement Maupeou qu’il a mangé son bon père en salmis, après avoir étouffé sa mère entre deux épaisses tartines ; et j’en suis d’autant plus certain que je suis ce Beaumarchais-là, qui vous ferait arrêter sur-le-champ, ayant bon nombre de témoins, s’il ne s’apercevait à votre air effaré que vous n’êtes point un de ces rusés scélérats qui composent les atrocités, mais seulement un des bavards qu’on emploie à les propager, au grand péril de leur personne. »

    On applaudit ; le conteur court encore, oubliant qu’il avait payé pour voir jouer la petite pièce. (Note du correspondant général de la Société littéraire typographique.) (K.) — Ces mots désignent Beaumarchais.

  4. Voyez lettre 9025.