Correspondance de Voltaire/1774/Lettre 9033

Correspondance de Voltaire/1774
Correspondance : année 1774GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 548-549).
9033. — DE M. LE MARQUIS DE CONDORCET
à M. turgot[1].
Ce dimanche, 16 janvier 1771.

On a joué hier Sophonisbe[2], qui n’a pas été trop bien reçue. L’auteur y a laissé des familiarités qui ont fait rire, et des longueurs qui ont impatienté le parterre. Le commencement du cinquième acte a été sifflé, jusqu’au moment où Lekain dit à Scipion, en lui montrant Sophonisbe expirante :


Sur ces bras tout sanglants viens essayer tes chaînes.


Ce vers a été dit avec tant de force et de vérité que le parterre a passé en un moment du rire à la terreur. Enfin Lekain est venu l’annoncer pour mercredi ; il semblait demander grâce : cela a réussi, on a beaucoup applaudi. D’ici à mercredi, M. de La Harpe fera des retranchements, quelques corrections, et j’espère que tout ira bien. Il y a cinquante-cinq ans qu’on a joué Œdipe.

Vous savez sans doute la mort du vicomte de Rohaut, que M. de La Moussetière a tué il y a un mois environ, parce qu’il était l’amant de sa femme ? Elle était hier à l’agonie. Elle meurt de douleur. Cette femme n’a que vingt-cinq ans, et son lot n’aurait pas été mauvais si sa mort eût été plus prompte : elle a été heureuse, ou du moins elle a eu de grandes jouissances pendant un an qu’a duré sa passion. Cela vaut mieux que de vivre aussi longtemps et aussi tristement que les autres.

Ne pourriez-vous pas me rapporter encore un petit sac de graines de raves ?

Le parlement a condamné le Bon Sens[3] et le livre d’Helvétius[4], toujours à être lacérés et brûlés, à l’exemple de l’empereur Tibère de glorieuse mémoire. Adieu, monsieur ; j’espère que je ne vous écrirai plus cet hiver.

  1. Œuvres de Condorcet, tome Ier ; Paris, 1847.
  2. La première représentation à Paris eut lieu le 15 janvier 1774.
  3. Du baron d’Holbach.
  4. De l’Homme et de son éducation.