Correspondance de Voltaire/1774/Lettre 9033
On a joué hier Sophonisbe[2], qui n’a pas été trop bien reçue. L’auteur y a laissé des familiarités qui ont fait rire, et des longueurs qui ont impatienté le parterre. Le commencement du cinquième acte a été sifflé, jusqu’au moment où Lekain dit à Scipion, en lui montrant Sophonisbe expirante :
Sur ces bras tout sanglants viens essayer tes chaînes.
Ce vers a été dit avec tant de force et de vérité que le parterre a passé en un moment du rire à la terreur. Enfin Lekain est venu l’annoncer pour mercredi ; il semblait demander grâce : cela a réussi, on a beaucoup applaudi. D’ici à mercredi, M. de La Harpe fera des retranchements, quelques corrections, et j’espère que tout ira bien. Il y a cinquante-cinq ans qu’on a joué Œdipe.
Vous savez sans doute la mort du vicomte de Rohaut, que M. de La Moussetière a tué il y a un mois environ, parce qu’il était l’amant de sa femme ? Elle était hier à l’agonie. Elle meurt de douleur. Cette femme n’a que vingt-cinq ans, et son lot n’aurait pas été mauvais si sa mort eût été plus prompte : elle a été heureuse, ou du moins elle a eu de grandes jouissances pendant un an qu’a duré sa passion. Cela vaut mieux que de vivre aussi longtemps et aussi tristement que les autres.
Ne pourriez-vous pas me rapporter encore un petit sac de graines de raves ?
Le parlement a condamné le Bon Sens[3] et le livre d’Helvétius[4], toujours à être lacérés et brûlés, à l’exemple de l’empereur Tibère de glorieuse mémoire. Adieu, monsieur ; j’espère que je ne vous écrirai plus cet hiver.