Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8996

Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 516-517).
8996. — À M. LE MARECHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 10 décembre.

Le vieux malingre de Ferney, monseigneur, a toujours le cœur très-jeune et très-sensible. Soyez bien sûr qu’il est profondément touché de votre perte[1], et qu’il n’aurait désiré d’être à Paris que pour vous demander la permission de s’enfermer avec vous dans les premiers jours de votre douleur ; mais je regarde comme un bonheur pour vous les assujettissements de votre place à la cour, qui font nécessairement une diversion qui vous arrache à vous-même ; votre cœur se serait rongé, si vous n’aviez pas été rejeté malgré vous dans un fracas dont vous ne pouvez vous dispenser. Ce fracas ne console point, mais il empêche que l’esprit ne se livre continuellement à la contemplation de ce que l’on regrette ; c’est une espèce de petit mal qui en guérit un grand. Vous savez que Louis XIV, dont quelques-uns de nos beaux esprits se plaisent aujourd’hui à dire tant de mal, allait à la chasse le jour qu’il avait perdu ses enfants[2]. Il faisait fort bien : il faut secouer son corps quand l’âme est abattue.

J’espère encore me traîner à Bordeaux quand vous y serez, car je ne voulais aller à Paris que pour vous ; et pourvu que je vous fasse ma cour incognito, dans vos moments de loisir, il m’importe peu que ce soit à Paris ou à Bordeaux.

Je ne vous ai point envoyé je ne sais quelle petite Tactique qui a couru dans Paris ; elle avait été faite dans le premier temps de votre affliction ; et, lorsque j’appris cette triste nouvelle, je fus bien loin de vous parler d’amusements. Je vous en enverrais une copie, si vous me donniez vos ordres, et si tous les détails importants dans lesquels vous êtes obligé d’entrer vous laissaient un moment pour jeter un coup d’œil sur ces misères. Il y a dans cette Tactique un petit mot qui vous regarde[3], et, quoiqu’on m’ait mandé[4] que M. le baron d’Espagnac m’a contredit dans son Histoire de M. le maréchal de Saxe, je crois pourtant que j’ai raison. Il y a toujours des contradicteurs qui croient disposer des places dans le temple de la gloire ; mais il n’y a que la vérité qui les donne. Cette gloire, que vous avez si justement acquise, doit être votre plus grande consolation : c’est votre bien propre, et que personne ne peut vous ravir.

Conservez vos bontés, monseigneur, pour le plus ancien de vos serviteurs, qui vivra et qui mourra plein de l’attachement et du respect qu’il vous a voués.

  1. Voyez lettre 8969.
  2. Voyez tome XXII, page 43.
  3. Les deux vers où il parle des quatre canons qui firent gagner la bataille de Fontenoy.
  4. Dans la lettre 9041, Voltaire reconnaît qu’on l’avait mal informé.