Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8942

8942. — DE CATHERINE II[1].
impératrice de russie
Ce 15-26 septembre 1773.

Monsieur, je m’en vais satisfaire aux demandes que vous ne m’avez point faites, mais que vous m’indiquez par votre lettre du 10 auguste ; je répondrai aussi à celle du 12 de ce mois, que j’ai reçue en même temps. Cela vous annonce une dépêche longue à faire bailler, peut-être en réponse à vos charmantes, mais très-courtes lettres ; jetez la mienne au feu si vous voulez, mais souvenez-vous que l’ennui est de mon métier, puisqu’ordinairement il est à la suite des rois. Pour le raccourcir, j’entre en matière.

M. de Roumiantsof, au lieu d’établir ses foyers dans l’Atmeidan de Stamboul, selon vos souhaits, a jugé à propos de rebrousser chemin, parce que, dit-il, il n’a pas trouve de quoi dîner aux environs de Silistrie, et que la marmite du vizir était à Choumla. Cela se peut, mais il devait prévoir au moins qu’il pourrait dîner sans compter sur son hôte. Je range ce fait parmi les fautes d’orthographe, et je m’en console par la conversation satisfaisante de madame la landgrave de Darmstadt, qui est douée d’une âme forte et mâle, d’un esprit élevé et cultivé. La quatrième de ses filles va épouser mon fils[2] ; la cérémonie des noces est fixée au 29 septembre, vieux style.

Comme chef de l’Église grecque, je ne puis vous laisser ignorer la conversion de cette princesse par les soins, le zèle et la persuasion de l’évêque Platon, qui l’a réunie, le 15 d’auguste, au giron de l’Église catholique universelle grecque, seule vraie croyante établie en Orient. Réjouissez-vous de notre joie, et que cela vous serve de consolation dans un temps où l’Église d’Occident est affligée, divisée, et occupée de l’extinction mémorable des jésuites.

À la suite du prince héréditaire de Darmstadt, j’ai eu le plaisir de voir arriver ici, il y a quatre jours, M. Grimm. Sa conversation est un délice pour moi ; mais nous avons encore tant de choses à nous dire que nos entretiens ont eu jusqu’ici plus de chaleur que d’ordre. Nous avons beaucoup parlé de vous. Je lui ai dit ce que vous avez oublié peut-être, c’est que ce sont vos ouvrages qui m’ont accoutumée à penser.

J’attendais Diderot de moment à autre ; je viens d’apprendre, à mon grand regret, qu’il est tombé malade à Duisbourg. L’Histoire politique et philosophique du commerce des Indes m’a empêchée jusqu’ici de lire l’ouvrage posthume d’Helvétius[3]. Je n’en ai pas d’idée ; mais il est bien difficile d’imaginer que Pierre le Sauvage, porte-faix dans les rues de Londres, dont j’ai le tableau peint par le fils de Phidias-Falconet, soit ne avec les facultés des premiers hommes du siècle.

Je n’oserais citer le seigneur Moustapha, mon ennemi et le vôtre, parce que M. de Saint-Priest, qui a vécu à Paris, et qui par conséquent a de l’esprit comme quatre, prétend qu’il en a prodigieusement. Mais, à propos de Moustapha, j’ai à vous dire que Lameri, votre protégé, a débuté, dans le tragique, par Orosmane, et, dans le comique, par le rôle du fils du Père de Famille, avec un égal succès.

Je vous rends mille grâces de la belle harangue que vous me composez pour inviter mes alliés à souper au sérail. Je l’emploierai volontiers ; mais je sais d’avance que la dame Marie[4], à qui vous voulez que je l’adresse, a un séraphin indomptable[5], assis sur le trépied de sa politique, qui, par la lenteur et l’obscurité de ses oracles, détruirait l’effet des plus belles harangues du monde, quelque grandes que fussent les vérités qu’elles pussent contenir d’ailleurs. Il y a des gens qui n’aiment que ce qu’ils ont inventé, et qui sacrifient tout à leurs idées reçues.

Je souhaite sans doute la paix, mais il ne me reste qu’à faire la guerre pour y parvenir, aussi longtemps que les choses resteront dans cet état ; l’espérance de voir finir la captivité des dames turques au moins vous reste.

C’est avec tous les sentiments que vous me connaissez, et avec la reconnaissance la plus vive de tout ce que votre amitié pour moi vous dicte, que je ne cesserai de vous souhaiter l’âge de Mathusalem, ou bien aussi celui de cet Anglais qui fut gai et bien portant jusqu’à l’âge de cent soixante-seize ans[6]. Imitez-le en ce point, vous qui êtes inimitable.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances, etc., publiée par la Société impériale de l’histoire de Russie, tome XV, page 357.
  2. Le fils de Catherine, qui lui succéda en 1796, sous le nom de Paul Ier, né le 1er octobre 1754 ; il fut étranglé dans la nuit du 11 au 12 mars 1801.
  3. Voyez lettres 8725 et 8867.
  4. Marie-Thérèse, impératrice d’Allemagne.
  5. Le prince de Kaunitz.
  6. Il s’appelait Jenkins ; voyez lettre 8689.