Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8930

Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 458-460).
8930. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
14 septembre.

Voici le fait, mon cher ange. Il y a longtemps que je donnai à M. de Garville un petit paquet pour vous, dans lequel il y avait aussi quelque chose pour M. de Thibouville, et principalement des exemplaires de ces Lettres[1] pour M. de Morangiés, lesquelles sont devenues très-inutiles. M. de Garville m’avait dit qu’il partait pour Paris, et en effet il monta dans son carrosse en sortant de souper à Ferney. Mais j’apprends aujourd’hui qu’au lieu de retourner à Paris il est allé se réjouir dans une maison de campagne, avec mes inutiles paquets. Il y avait, autant qu’il m’en souvient, du Lally[2] et du Minos. Cela vous parviendra peut-être à Noël. Ce M. de Garville est un philosophe instruit et aimable, qui est fort bien avec M. le duc d’Aiguillon, votre grand correspondant en affaires étrangères.

J’ai voulu être fidèle au serment qu’on a exigé de moi. Je n’ai envoyé de Sophonisbe à personne, pas même à vous. Nous verrons si les dieux de théâtre me récompenseront de ma piété et de ma résignation, ou s’ils me persécuteront malgré mon innocence. Au reste, tous ces petits dégoûts que j’essuie tous les jours depuis la belle aventure de M. Valade[3] ont servi beaucoup à m’instruire ; ils ont amorti le feu de ma jeunesse, et j’ai senti le néant des vanités du monde.

J’avoue que j’avais un peu de passion pour la scène française ; mais les choses sont tellement changées qu’il faut y renoncer. Je veux avoir au moins le mérite de dompter une passion si dangereuse, qui pourrait bien m’empêcher de prendre un parti honnête dans le monde, quand il faudra m’établir. Les affaires sérieuses ne s’accommodent pas trop de la poésie. Je commençais à bâtir une petite ville assez propre, j’allais même y élever un petit obélisque ; mais je me suis aperçu à la fin que les pierres de taille ne venaient pas s’arranger d’elles-mêmes au son de la lyre, comme du temps d’Amphion.

Mon cher ange, je n’ai plus de parti à prendre que celui de finir mes jours en philosophe obscur, et d’attendre la mort tout doucement, au milieu des souffrances du corps et des chagrins de ce petit être fantasque, et probablement très-fantastique, qu’on appelle âme.

L’affaire de ce marquis génois[4] n’est pas la seule qui ait dérangé ma colonie. Je vois qu’il faut être prince ou fermier général pour entreprendre de tels établissements. J’aurais pu réussir si M. l’abbé Terray ne m’avait pas pris mes rescriptions entre les mains de M. Magon. Il n’a point voulu réparer cette cruauté. Je n’ai point trouvé de Mécène qui m’ait fait rendre mon bien. Je ne sais enfin si on pourra me dire :


Fortunate senex ! ergo tua rura manebunt !

(Virg., ecl. I, v. 47.)

Je ne vous ennuie point de mes autres misères. Il ne faut pas appesantir son fardeau sur les épaules de l’amitié, mais savoir le porter avec un peu de courage.

Je vois que tous les honnêtes gens auraient souhaité que l’infâme cabale des Véron eût été plus rigoureusement punie ; mais nous avons été encore bien heureux d’obtenir ce que nous avons obtenu. Vous savez qu’il y avait deux partis dans le parlement : car où n’y a-t-il pas deux partis ? Nous avons eu plusieurs voix absolument contre nous ; et ce qui est bien étrange, c’est que l’avocat de M. de Morangiés avait indisposé une partie du parlement contre sa partie. M. de Morangiés lui-même ne sait pas ce que cette affaire m’a coûté de peine. Ma situation est singulière ; je sers les autres, et je ne me sers pas moi-même.

Adieu, mon cher ange ; votre amitié me console. Que Mme d’Argental se porte mieux, et je me porterai moins mal.

  1. Les quatre Lettres à la noblesse du Gévaudan, tome XXIX, pages 65, 71, 78, et 82.
  2. Fragments historiques sur l’Inde et sur le général Lally, tome XXIX, page 85.
  3. Qui avait donné une édition des Lois de Minos.
  4. Voyez lettre 8888.