Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8895

Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 425-426).
8895. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
30 juillet.

Vous avez sans doute, madame, trouvé fort mauvais que je ne vous aie point écrit[1], et que je ne vous aie point remerciée de m’avoir fait connaître M. de Lisle, qui, par son esprit et son attachement pour vous, méritait bien que je me hâtasse de vous faire son éloge. Ce n’est pas que la foule des princes et des princesses de Savoie et de Lorraine, ou de Lorraine et de Savoie, qui étonnent la Suisse par leur affluence, m’ait pris mon temps ; ce n’est pas que Genève, encore plus étonnée que le reste de la Suisse, m’ait vu à ses bals et à ses fêtes : vous sentez bien que tout ce fracas n’est pas fait pour moi ; mais je n’ai pas eu un instant dont je pusse disposer, et je veux vous dire de quoi il est question.

Les parents de M. de Lally, qui se trouvent dans une situation très-équivoque et très-désagréable, se sont imaginé que je pourrais rendre quelques services à sa mémoire. Ils m’ont envoyé leurs papiers : il m’a fallu étudier ce procès énorme, qui a duré trois ans, et qui a fini enfin d’une manière si funeste.

J’ai trouvé qu’il n’y avait pas plus de preuves contre lui que contre les Calas, et que les assassins du chevalier de La Barre avaient à se reprocher le sang de Lally, tout autant que celui de cet infortuné jeune homme.

Mais, sachant très-bien que le public ne se soucierait point du tout aujourd’hui du procès de Lally, que tout s’oublie, qu’on ne s’intéresse ni à Louis XIV ni à Henri IV, et qu’il faut toujours piquer la curiosité de nos Welches par quelque chose de nouveau, j’ai fait un petit précis des révolutions de l’Inde, à la fin duquel la catastrophe de Lally s’est trouvée naturellement[2].

Voilà, madame, ce qui m’a occupé jour et nuit ; et, quoique j’aie près de quatre-vingts ans, c’est le travail qui m’a le plus coûté dans ma vie.

Peut-être, dans l’indifférence où vous paraissez être pour les choses de ce monde, vous ne vous intéressez point du tout à ce qui s’est passé dans l’Inde et dans le parlement ; nos sottises et nos désastres à Pondichéry et dans Paris peuvent fort bien ne vous pas toucher ; aussi je me garderai bien de vous envoyer cette petite histoire, que j’ai composée pourtant pour le petit nombre de personnes qui ont le sens droit comme vous, et qui aiment, comme vous, la vérité.

Je me suis mis à juger les vivants et les morts. J’ai fait un Précis historique du procès[3] de M. de Morangiès, et je ne suis pas plus de l’avis du bailli du palais que je n’ai été de l’avis du parlement dans tout ce qu’il a fait depuis le temps de la Fronde, excepté quand il a renvoyé les jésuites. Mais soyez bien sûre que vous n’aurez ni Morangiès ni Lally, à moins que vous ne l’ordonniez positivement.

J’oserais mettre encore dans mon marché que je voudrais que vous pensassiez comme moi sur ces deux objets ; mais ce serait trop demander. Il faut laisser une liberté tout entière aux personnes qu’on prend pour juges, et ne les point révolter par trop d’enthousiasme.

Il est bon d’avoir votre suffrage, mais je veux l’avoir par la force de la vérité et je ne vous prierai pas même d’avoir la plus légère complaisance. Tout ce que je crains, c’est de vous ennuyer ; mais, après tout, les objets que je vous présente valent bien tous les rogatons de Paris, et tous les misérables journaux que vous vous faites lire pour attraper la fin de la journée.

Il me semble qu’il y a un roman intitulé les Journées amusantes[4] ; ce ne peut être en effet qu’un roman. Les journées heureuses seraient une fable encore plus incroyable. Vous les méritiez, ces journées heureuses ; mais on n’a que des moments. J’aurais du moins des moments consolants si je pouvais vous faire ma cour.

  1. La dernière lettre est du 29 mars (No 8794).
  2. Fragments historiques sur l’Inde et sur le général Lally, voyez tome XXIX, page 85.
  3. Voyez tome XXIX, page 53.
  4. C’est en effet le titre d’un recueil de nouvelles par Mme de Gomez.