Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8848

Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 380-382).
8848. — À M. D’ALEMBERT.
19 mai.

S’il est coupable de la petite infamie dont vous me parlez[1], j’avoue que je suis une grande dupe ; mais vous, qui parlez, vous l’auriez été tout comme moi. Si vous saviez tout ce qui s’est passé, vous seriez bien étonné. Un jeune homme n’a jamais été trahi plus indignement par sa maîtresse. On dit que c’est l’usage du pays. Comme il y a environ trente ans que j’y ai renoncé, il m’est pardonnable d’en avoir oublié la langue. Je devais me souvenir que, dans ce jargon, Je vous aime signifiait Je vous hais, et que Je vous servirai voulait dire positivement Je vous perdrai.

Il se peut encore que l’on ait été choqué des conseils qui, au fond, ne sont que des reproches.

Il se peut aussi qu’un certain histrion ait fait ce qu’on impute à un autre, car il y a bien des histrions. Quand on est à cent lieues de Paris, il est difficile de prévoir et de parer les effets des petites cabales, des petites intrigues, des petites méchancetés qu’on y ourdit sans cesse pour s’amuser.

Le seul fruit que je tirerai de ma duperie sera de n’avoir plus aucune espérance ; mais on dit que c’est le sort des damnés[2].

Il faut, mon cher philosophe, que je me sois trompé en tout, car j’ai cru que ces conseils, assez délicatement apprêtés, auraient dû vous plaire, attendu qu’un conseil qui n’a pas été suivi est un reproche, et que c’était au fond lui dire à lui-même ce que vous dites de lui.

Je dois vous faire à vous-même un reproche que vous méritez, c’est que vous traitez de déserteur le martyr de la philosophie. Bertrand doit employer Raton, mais il ne faut pas qu’il lui morde les doigts.

Au bout du compte je suis sensible, et je vous avouerai que la perfidie dont vous m’instruisez m’afflige beaucoup, parce qu’elle tient à des choses que je suis obligé de taire, et qui pèsent sur le cœur.

Je m’aperçois que ma lettre est une énigme ; mais vous en déchiffrerez la plus grande partie. Soyez bien sûr que le mot de l’énigme est mon sincère attachement pour vous, et mon dégoût pour tout ce qui n’est que vanité, faux air, affectation de protéger, plaisir secret d’humilier et de nuire, orgueil et mauvaise foi. Je vois qu’actuellement nous ne devons être contents ni des Esclavons ni des Welches, et qu’il faut se rejeter du côté des Ibères. J’écrirai donc en Ibérie[3] ; mais ce que j’ai de mieux à faire, c’est de m’arranger pour l’autre monde, et de ne pas laisser périr ma colonie quand il faudra la quitter.

Jugez de toutes mes tribulations par celle que je vais vous confier, qui est assurément la plus petite de toutes.

Ma colonie avait fourni des montres garnies de diamants pour le mariage de monsieur le dauphin : elles n’ont point été payées, et cela retombe sur moi. Il me paraît qu’en Espagne on est plus généreux. Ce que j’éprouve des beaux messieurs de Paris, en ce genre, est inconcevable. Ces beaux messieurs ont bien raison de détester la philosophie, qui les condamne et qui les méprise.

Adieu je ne vous dis pas la vingtième partie des choses que je voudrais vous dire ; mais, encore une fois, que Bertrand ne gronde point Raton ; que Bertrand au contraire encourage Raton à s’endurcir les pattes sur la cendre chaude ; que plusieurs Bertrands et plusieurs Ratons fassent un petit bataillon carré bien serré et bien uni.

  1. Second alinéa de la lettre 8810.
  2. Dante, dans son Enfer, chant III, vers 9, a dit :

    Lasciato ogni speranza, voi ch’intrate.

  3. Au duc d’Albe (voyez No 8840 et 8941) ; mais on n’a aucune lettre de Voltaire à ce seigneur espagnol.