Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8770

8770. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 13 février.

Madame, ce qui m’a principalement étonné de vos deux comédies russes, c’est que le dialogue est toujours vrai et toujours naturel, ce qui est, à mon avis, un des premiers mérites dans l’art de la comédie ; mais un mérite bien rare, c’est de cultiver ainsi tous les arts, lorsque celui de la guerre occupait toute la nation. Je vois que les Russes ont bien de l’esprit, et du bon esprit ; Votre Majesté impériale n’était pas faite pour gouverner des sots : c’est ce qui m’a toujours fait penser que la nature l’avait destinée à régner sur la Grèce. J’en reviens toujours à mon premier roman ; vous finirez par là. Il arrivera que dans dix ans Moustapha se brouillera avec vous, il vous chicanera sur la Crimée, et vous lui prendrez Byzance. Vous voilà tout accoutumée à des partages ; l’empire turc sera partagé, et vous ferez jouer l’Œdipe de Sophocle dans Athènes.

Je me borne à me réjouir de voir que les dissidents, pour lesquels je m’étais tant intéressé, aient enfin gagné leur procès. J’espère même que les sociniens auront bientôt en Lithuanie quelque conventicule public, où Dieu le père ne partagera plus avec personne le trône qu’il occupa tout seul jusqu’au concile de Nicée. Il est bien plaisant que les Juifs, qui ont crucifié le logos, aient tant de synagogues chez les Polonais, et que ceux qui diffèrent d’opinions avec la cour romaine sur le logos ne puissent avoir un trou pour fourrer leurs têtes.

J’aurai bientôt quelque chose à mettre aux pieds de Votre Majesté impériale sur les horreurs de toutes ces disputes ecclésiastiques[1] : c’est là mon objet, je ne m’en écarte point ; c’est la tolérance que je veux, c’est la religion que je prêche, et vous êtes à la tête du synode dans lequel je ne suis qu’un simple moine. Si ma strangurie m’emporte, vous n’en recevrez pas moins ma bagatelle.

Nous avons actuellement l’honneur d’avoir autant de neiges et de glaces que vous. Un corps aussi faible que le mien n’y peut pas résister. Bien heureux sont les enfants de Rurick ; encore plus heureux les Lapons et leurs rangifères, qui ne peuvent vivre que dans leur climat ! Cela me prouve que la nature a fait chaque épée pour sa gaine, et qu’elle a mis des Samoyèdes au septentrion, comme des Nègres au midi, sans que les uns soient venus des autres.

Je vous avais bien dit que je radotais, madame : vivez heureuse et comblée de gloire, sans oublier les plaisirs ; cela n’est pas si radoteur.

Je me mets aux pieds de Votre Majesté impériale avec le plus profond respect et le plus sincère attachement.

Le vieux Malade de Ferney.

  1. Voyez, tome VII, page 177, le texte et la note de la Ire scène de l’acte Ier des Lois de Minos.