Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8744

Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 284-286).
8744. — À M. DE LA HARPE.
À Ferney, 22 janvier.

Mon cher ami, mon cher successeur, votre éloge de Racine est presque aussi beau que celui de Fénelon, et vos notes sont au-dessus de l’un et de l’autre. Votre très-éloquent discours sur l’auteur du Télémaque vous a fait quelques ennemis. Vos notes sur Racine sont si judicieuses, si pleines de goût, de finesse, de force, et de chaleur, qu’elles pourront bien vous attirer encore des reproches ; mais vos critiques (s’il y en a qui osent paraître) seront forcés de vous estimer, et, je le dis hardiment, de vous respecter.

Je suis fâché de ne vous avoir pas instruit plus tôt de ce que j’ai entendu dire souvent, il y a plus de quarante ans, à feu M. le maréchal de Noailles, que Corneille tomberait de jour en jour, et que Racine s’élèverait. Sa prédiction a été accomplie, à mesure que le goût s’est formé : c’est que Racine est toujours dans la nature, et que Corneille n’y est presque jamais.

Quand j’entrepris le Commentaire sur Corneille, ce ne fut que pour augmenter la dot que je donnais à sa petite-nièce, que vous avez vue ; et en effet Mlle Corneille et les libraires partagèrent cent mille francs que cette première édition valut. Mon partage fut le redoublement de la haine et de la calomnie de ceux que mes faibles succès rendaient mes éternels ennemis. Ils dirent que l’admirateur des scènes sublimes qui sont dans Cinna, dans Polyeucte, dans le Cid, dans Pompée, dans le cinquième acte de Rodogune, n’avait fait ce commentaire que pour décrier ce grand homme. Ce que je faisais par respect pour sa mémoire, et beaucoup plus par amitié pour sa nièce, fut traité de basse jalousie et de vil intérêt par ceux qui ne connaissent que ce sentiment ; et le nombre n’en est pas petit.

J’envoyais presque toutes mes notes à l’Académie ; elles furent discutées et approuvées. Il est vrai que j’étais effrayé de l’énorme quantité de fautes que je trouvais dans le texte ; je n’eus pas le courage d’en relever la moitié ; et M. Duclos me manda que, s’il était chargé de faire le commentaire, il en remarquerait bien d’autres. J’ai enfin ce courage. Les cris ridicules de mes ridicules ennemis, mais plus encore la voix de la vérité, qui ordonne qu’on dise sa pensée, m’ont enhardi. On fait actuellement une très-belle édition in-4o de Corneille et de mon commentaire. Elle est aussi correcte que celle de mes faibles ouvrages est fautive. J’y dis la vérité aussi hardiment que vous.


Qui n’a plus qu’un moment à vivre
N’a plus rien à dissimuler[1].


Savez-vous que la nièce de notre père du théâtre se fâche quand on lui dit du mal de Corneille ? mais elle ne peut le lire : elle ne lit que Racine. Les sentiments de femme l’emportent chez elle sur les devoirs de nièce. Cela n’empêche pas que, nous autres hommes qui faisons des tragédies, nous ne devions le plus profond respect à notre père. Je me souviens que quand je donnai, je ne sais comment, Œdipe, étant fort jeune et fort étourdi, quelques femmes me disaient que ma pièce (qui ne vaut pas grand’chose) surpassait celle de Corneille (qui ne vaut rien du tout) ; je répondis par ces deux vers admirables de Pompée :


Restes d’un demi-dieu dont jamais je ne puis
Égaler le grand nom, tout vainqueur que j’en suis.

(Acte V, scène i.)

Admirons, aimons le beau, mon cher ami, partout où il est ; détestons les vers visigoths dont on nous assomme depuis si longtemps, et moquons-nous du reste. Les petites cabales ne doivent point nous effrayer ; il y en a toujours à la cour, dans les cafés, et chez les capucins. Racine mourut de chagrin parce que les jésuites avaient dit au roi qu’il était janséniste. On a pu dire au roi, sans que j’en sois mort, que j’étais athée, parce que j’ai fait dire à Henri IV :


Je ne décide point entre Genève et Rome.

(La Henriade, ch. II, v. 5.)

Je décide avec vous qu’il faut admirer et chérir les pièces parfaites de Jean, et les morceaux épars, inimitables de Pierre. Moi qui ne suis ni Pierre ni Jean, j’aurais voulu vous envoyer ces Lois de Minos qu’on représentera, ou qu’on ne représentera pas, sur votre théâtre de Paris ; mais on y a voulu trouver des allusions, des allégories. J’ai été obligé de retrancher ce qu’il y avait de plus piquant, et de gâter mon ouvrage pour le faire passer. Je n’ai d’autre but, en le faisant imprimer, que celui de faire, comme vous, des notes qui ne vaudront point les vôtres, mais qui seront curieuses ; vous en entendrez parler dans peu.

Adieu : le vieux malade de Ferney vous embrasse très-serré.

  1. Quinault, Atys, acte I, scène vi.