Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8732

Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 273-274).
8732. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
11 janvier.

Il ne s’agit pas cette fois-ci de la Crète auprès de mes anges, il s’agit de montres. Je présente requête, au nom de Valentin et compagnie, contre Lejeune et sa femme, à qui ils ont confié depuis longtemps plusieurs montres, et fourni une pièce de toile. Le sieur Valentin leur a écrit plusieurs lettres sans pouvoir obtenir une seule réponse. Je supplie très-instamment mes anges de vouloir bien parler à Lejeune, et de tirer la chose au clair. La société de Valentin est la moins riche de Ferney ; elle a essuyé plusieurs malheurs ; un nouveau l’accablerait sans ressource.

Cependant Valentin et compagnie ne m’occupent pas si fort qu’ils me fassent absolument oublier les Crétois. Je ne vois pas pourquoi les Lois de Minos seraient appelées Astérie, qui n’est qu’un nom de roman ; la pièce est connue partout sous le nom des Lois de Minos ; c’est sous ce titre qu’elle est imprimée ; mais votre volonté soit faite ! Vous ne m’avez rien dit du drame d’Alcydonis[1], et du beau passe-droit qu’on vous faisait. Vous avez craint apparemment que je n’en fusse affligé ; mais je m’attends à tout de la part du tripot, et je vous avoue que dans le fond


Il ne m’importe guère
Que Minos soit devant, ou Minos soit derrière.

(Scarron, Don Japhet d’Arménie, acte II, scène ii.).


Je pourrais me plaindre de Lekain, qui ne m’a pas seulement écrit ; mais je ne me fâche point contre les héros de l’antiquité ; et pourvu que Lekain ne fasse point trop les beaux bras, pourvu qu’il ne cherche point à radoucir sa voix dans son rôle de sauvage ; pourvu qu’il ne fasse point de ces longs silences qui impatientent, excepté dans le moment où il croit sa sauvage morte, et où il se laisse aller, comme évanoui, entre les bras d’un de ses compagnons ; si dans tout le reste il veut être un peu brutal, je serai très-content. Le succès d’une tragédie, au théâtre, dépend absolument des acteurs, et de l’auteur à l’impression ; mais on a beau imprimer la pièce, quand elle est tombée, il faut dix ans, il faut être mort pour qu’elle se relève. Les gens de

lettres sont les seuls qui puissent la rétablir, et ils s’en gardent bien ; au contraire ils jettent des pierres dans sa fosse, et, quand l’auteur n’est plus, ils ne le déterrent que pour ensevelir à sa place la pièce de quelque auteur en vie. Voilà le train du monde dans plus d’une profession.

Venons à quelque chose qui me tient plus au cœur. Mon cher ange a-t-il reçu une lettre par la voie de M. Bacon[2] ? M. le maréchal de Richelieu vous a-t-il parlé de ce souper ? s’est-il expliqué avec vous sur le projet d’un certain voyage[3] ? Vous savez que Charles XII ne voulut jamais revoir Stockholm après la journée de Pultava. Tâchez que je ne sois pas battu en Crète ; mais, vainqueur ou vaincu, je serai toujours bien dévot au culte des anges, et je leur serai très-tendrement résigné à la vie et à la mort.

  1. Alcydonis, ou la Journée lacédémonienne, comédie en trois actes, avec intermèdes, par Louvay de la Saussaye, jouée sur le Théâtre-Français le 13 mars 1773.
  2. L’un des substituts du procureur général au parlement de Paris.
  3. Le voyage de Voltaire à Paris.