Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8701

8701. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 4 décembre[1].

Ayant reçu votre lettre, j’ai fait venir incessamment le directeur de la fabrique de porcelaine, et lui ai demandé ce que signifiait cet Amphion, cette lyre, et ce laurier, dont il avait orné une certaine jatte envoyée à Ferney. Il m’a répondu que ses artistes n’en avaient pu faire moins pour rendre cette jatte digne de celui pour lequel elle était destinée ; qu’il n’était pas assez ignorant pour ne pas être instruit de la couronne de laurier destinée au Tasse, pour le couronner au Capitole ; que la lyre était faite à l’imitation de celle sur laquelle la Henriade avait été chantée ; que si Amphion avait par ses sons harmonieux élevé les murs de Thèbes, il connaissait quelqu’un vivant qui en avait fait davantage, en opérant en Europe une révolution subite dans la façon de penser ; que la mer sur laquelle nageait Amphion était allégorique, et signifiait le temps, duquel Amphion triomphe ; que le dauphin était l’emblème des amateurs des lettres, qui soutiennent les grands hommes durant les tempêtes, et que c’était tant pis pour les dauphins s’ils n’aimaient pas les grands hommes[2].

Je vous rends compte de ce procès-verbal tel qu’il a été dressé en présence de deux témoins, gens graves, et qui l’attesteront par serment, si cela est nécessaire. Ces gens ont travaillé au grand dessert avec figures que j’ai envoyé à l’impératrice de Russie : ce qui les a mis dans le goût des allégories. Ils avouent que la porcelaine est trop fragile, et qu’il faudrait employer le marbre et le bronze pour transmettre aux âges futurs l’estime de notre siècle pour ceux qui en sont l’honneur.

Nous attendons dans peu la conclusion de la paix avec les Turcs. S’ils n’ont pas cette fois été expulsés de l’Europe, il faut l’attribuer aux conjonctures. Cependant ils ne tiennent plus qu’à un filet, et la première guerre qu’ils entreprendront achèvera probablement leur ruine entière.

Cependant ils n’ont point de philosophes (car vous vous souviendrez des propos que l’on tint à Versailles, en apprenant que la bataille de Minden etait perdue [3]) ; je n’en dis pas davantage.

J’ai lu le poëme d’Helvétius sur le Bonheur[4] ; je crois qu’il l’aurait retouché avant de le donner au public. Il y a des liaisons qui manquent, et quelques vers qui m’ont semblé trop approcher de la prose. Je ne suis pas juge compétent ; je ne fais que hasarder mon sentiment, en comparant ce que je lis de nouveau avec les ouvrages de Racine, et ceux d’un certain grand homme qui illustre la Suisse par sa présence. Mais on peut être grand géomètre, grand métaphysicien, et grand politique comme l’était le cardinal de Richelieu, sans être grand poëte. La nature a distribué différemment ses dons, et il n’y a qu’à Ferney où l’on voit l’exemple de la réunion de tous les talents en la même personne.

Jouissez longtemps des biens que la nature, prodigue envers vous seul, a daigné vous donner, et continuez d’occuper ce trône du Parnasse, qui sans vous demeurerait peut-être éternellement vacant. Ce sont les vœux que fait, pour le patriarche de Ferney, le philosophe de Sans-Souci.

Fédéric.

  1. Le 1er décembre 1772. (Œuvres posthumes.)
  2. La fin de cet alinéa, depuis ces mots « les tempêtes », a été omise par Beuchot et par les éditeurs de Kehl.
  3. 1er août 1759.
  4. Poëme en quatre chants, imprimé pour la première fois en 1772, in-12.